Paul Dalmas-Alfonsi - Collaboration Sidonie

  

 « Je vis avec la nostalgie »… La maladie du passé qui ne « passe pas »… Un instant saisi et raconté par Paul Dalmas-Alfonsi.

  

 

Collaboration Sidonie

(Je n’ai rien oublié parce que je ne peux pas oublier)

  

Paris, 18e arrondissement. Un jour de 1er mai – du temps, déjà lointain, où l’on pouvait encore fumer dans les bars et les restaurants.

En début de soirée, près du carrefour de Château-Rouge, un café de la rue Custine, en face du magasin “Chauss pas cher”. Des gens jouent au flipper. Il y en a deux, l’air agressif, qui voudraient bien, sévères, assassiner du ventre la machine électrique. Ils ont le geste sûr de qui sait poser, en attente, la cigarette – qu’ils sont venus tout à l’heure me réclamer − sur le verre du plat de l’appareil.

Pas loin de moi, deux garçons, vingt-cinq ans – pas frénétiques de flipper. Ils sont originaires de Rennes ou s’y sont connus, en tout cas. Ils semblent s’être rencontrés ici plus ou moins par hasard et se racontent des histoires de CAPES et d’oral. L’un, préoccupé de la perfection de ses cours, y travaillait avant que l’autre ne s’installe. Il l’a vu passer là, est sorti l’appeler ou lui avait téléphoné cette rencontre aurait donc été décidée (je ne peux m’en faire une idée). L’autre est encore soucieux de tous les contacts qu’il n’a pu établir pendant la journée.

Ils manient tous les deux un français littéraire et parfait. Les "è" ouverts, les "é" fermés. Ce en quoi, pour ma part, je me perds très souvent. La qualité de ce langage sent un peu la manie. Troublés de l’entrevue, ils ont très peur de s’obliger l’un l’autre à passer la soirée ensemble. Mais il est "déjà tard" pour travailler ainsi son prochain cours tout seul. Mais il est "déjà tard" pour téléphoner à la banque. Un 1er mai, qui plus est ! Pas "trop tard", toutefois, vu le quartier, pour finir les courses du dîner. Et heureusement, il a “acheté deux steaks dans la matinée”.

Il lance la conversation et la discussion prend tournure.

 

« Je m’intéresse aux animaux. Ils me touchent. Je ne sais pas si tu en as déjà entendu parler mais les aigles royaux sont de grands prédateurs du lapin, à ce qu’il paraît. C’est leur nourriture favorite. On m’a raconté, et je le crois, que dans les montagnes d’Estrémadure, en Espagne, après la guerre civile, les paysans très mal lotis pratiquaient une chasse bizarre. Ils grimpaient jusqu’aux aires des aigles pour coudre le bec des petits. Quand les adultes retournaient avec leurs proies, ils les déposaient près des aiglons qui ne pouvaient plus les manger. Les gens attendaient, bien planqués, le départ suivant des parents pour remonter récupérer les lapins. De temps à autres, ils décousaient le bec des petits pour qu’ils ne meurent pas d’inanition, pour que l’aventure puisse continuer un certain temps... J’aime bien, aussi, les lémuriens, avec leurs yeux étonnés et leurs petites mains.

Lémures, en latin, c’est fantômes !

Oui, ce sont des nocturnes. Quand j’étais à Lyon, j’allais me promener et lire au parc de la Tête d’Or pour voir les éléphants.

Les éléphants ?

Et les girafes.

Ruminants à cornes réduites.

Un bison...

Il est à cornes creuses, celui-là.

OK. Peut-être ! Sûrement ! Il y a aussi deux loups, très beaux et très connus. Des canidés, quoi ! Il paraît qu’on les entend hurler la nuit, dans tout le quartier. À chaque fois que j’y suis allé, j’y ai vu un clochard barbu, âgé, très solitaire. Il s’installait sur un banc en face d’une cage de singe, devant un vieux babouin qui s’épouillait, tranquille, regardait et faisait des mines. “Des sourires”, comme disait le vieux qui lui parlait tout doucement, l’appelait pour des compliments, convaincu qu’on le comprenait. Il avait trouvé un copain.

Une belle rencontre du primate et de l’hominien, toujours traité à part, celui-là. Gypaètes, mouflons ou dauphins. Dans les airs, en montagne, en mer, les animaux sont une vraie consolation.

Moyennement, pour moi. Parce qu’ils disparaissent.

Je n’avais pas d’animaux lorsque j’étais enfant. Ma mère n’en voulait pas. Même pas une petite tortue. Et comme je vis avec la nostalgie.

Dis-moi. Ça fait au moins deux ans qu’on ne s’est vus. On m’a déjà tout raconté, pour Sidonie. Je me rappelle l’appartement où vous étiez, au centre-ville. Il était très bien.

Maintenant, j’ai quitté le coin. Depuis qu’on s’est séparés, depuis qu’elle est partie, j’ai préféré. J’habite loin du centre dans un appartement tout petit, très humide, assez nul. On entend tout chez les voisins. Un vrai boucan d’enfer, un bruit stressant. C’est la vie ! On a la nostalgie de ce qu’on a connu. Tu commences à t’agrandir. Moi, je suis vraiment parti de rien. J’avais cinq francs par semaine, pour deux cafés, pas plus. Un peu de pain... On a le mini-four. Tu vas faire les courses. On y va ensemble. Et quand c’est fini, tu es doublement amer. On est montés l’un avec l’autre. Le monde du travail est un monde trop commercial. Tu ne peux pas y être toi. Elle, d’abord, c’était une rêveuse. Chez ses parents, il y avait une ambiance extraordinaire. Ça sentait la terre. Ça sentait le bois. L’odeur du bois humide. Je sentais les mêmes odeurs que j’ai senties jadis. Quand je les reconnais, je m’arrête... Je suis allé boire un coup chez un mec, l’autre jour. Je suis entré dans la pièce, chez lui. Je me suis arrêté, il ne comprenait pas pourquoi. Ça a été très fugitif, mais j’ai perçu la même odeur. Les odeurs évoquent une ambiance, une force. Quand tu as connu une stabilité et que tout s’effondre. C’est elle qui a voulu tout raser. Je suis quelqu’un de très attaché à la mémoire. Depuis décembre 89, je l’ai rencontrée deux ou trois fois par semaine, dans la rue, pendant au moins six mois, et puis je ne l’ai plus vue. En même temps, je sentais qu’elle fuyait ce qu’elle avait été elle-même. Pour moi, sa famille était une famille de substitution, j’y tenais. J’allais en vacances dans leur village et à Calvi, aussi, l’été. Toi, tu connais très bien la région. Un jour, ils ont décidé de la vendre, cette maison, là-bas. J’y allais avec eux. Je les ai rappelés la semaine dernière. J’ai senti qu’il y avait une distance. Je l’ai ressenti tout de suite. “Ah ! C’est vous ! Comment allez-vous ? Qu’est-ce que vous devenez ?” Mais c’était froid. Normal. Ils s’intéressent plutôt à elle, maintenant. Elle est avec un autre ami depuis un an et demi. Ses parents aussi s’étaient attachés à moi. J’avais retrouvé une filiation ! J’ai compris qu’elle avait choisi la sécurité. Elle vit désormais dans un quartier très bourgeois de Nantes. Elle fait du commercial. Je ne peux pas passer une nuit, un petit matin, sans me rappeler quelque chose. J’ai été dans le café où elle avait peint, au Forum. Il y a la fresque du fond. On y passe devant pour aller aux toilettes. Avec écrit, dans le coin, “Collaboration Sidonie”; je l’ai revu quand je suis allé me laver les mains. J’ai compté : “J’ai quand même passé mille nuits à côté d’elle. Et qu’est-ce qu’il me reste ?” Je n’arrive pas à m’en détacher. Pour me changer, j’ai fait du sport. Je voulais que les filles me regardent, l’été, sur la plage. À Calvi, ce n’était pas nécessaire puisque j’étais avec eux. Je suis allé au gymnase mais ça n’a pas très bien marché. J’ai toujours les côtes flottantes, en bas, qui ressortent autant. On ne peut rien y faire. J’ai des côtes d’hypersensible. Touche un peu mes côtes. On le sent tout de suite. Non, n’hésite pas, touche mes côtes et tu sauras mieux où j’en suis. »

  

 

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