Pablo Trevisi - J’appelle ma mère… (II)

 

Nouveau coup de fil, nouveaux imbroglios… Un vrai dialogue de sourds… une petite comédie téléphonique par Pablo Trevisi.

 

  

J’appelle ma mère… (II)

  

J’appelle ma mère, déjà très âgée, qui habite à Buenos Aires. C’est son amie Beatriz, qui est de passage chez maman, qui décroche le téléphone.

 

-       Comment vas-tu, Alejandrito ? (Elle me confond avec mon frère)

-       C’est Pablo, Beatriz.

-       Aaah, Pablito… Comment va Franco ?

-       Franco est le fils d’Alejandro… Je suppose qu’il va bien...

-       Aaah… Et ta femme, Anita ?

-       Anita est la femme d’Alejandro.

-       Aujourd’hui je ne fais pas mouche, rigole-t-elle.

-       Et vous, vous allez bien, Beatriz ?

-       Oui, parfois je confonds les visages, tu vois…

-       Et la voix ! signalé-je avec une pointe d’agacement.

-       Ma voix, ça va… !

 

Elle ne comprend rien !

 

-       Ce matin j’ai un peu mal à la gorge, c’est tout. Je pensais que tu étais Pablito, insiste-t -elle. Je suis venue pour faire des piqûres à ta mère.

 

Pourvu qu’elle ne soit pas aussi distraite avec maman qu’avec moi… !

                                                                                                        

-       Quelles piqûres ?

-       Celles du COVID 19, Alejandro. Aujourd’hui, c’est la première dose.

-       Beatriz, je ne suis pas Alejandro, je suis Pablo.

-       Et pourquoi appelles-tu, alors ?

 

J’ai l’impression qu’elle voulait avoir à mon frère.

 

-       J’appelle parce que je veux parler à maman.

-       Alors je vais te la passer.

 

En donnant le téléphone à ma mère, je l’entends dire : « Biby, Alejandrito veut te parler ». Maman, cependant, sait que c’est moi à l’autre bout du fil.

 

-       Tu m’appelles pour l’anniversaire ?

-       Quel anniversaire ?

-       Celui de ma mère, ta grand-mère Delina. Aujourd’hui, elle aurait 125 ans.

-       Elle pourrait être vivante, plaisanté-je.

 

Ma mère, sérieuse :

 

-       Ah… ! Si elle n’était pas tombée à 86 ans...

 

À cause d’une chute, ma grand-mère s’était fracturée la hanche, ce qui avait abrégé ses jours peu de temps après.

 

-       Si elle n’était pas tombée à 86 ans, elle serait tombée à 87 ou à 88…

-       Non, poussin, car on aurait déjà mis la protection sur le balcon.

-       Quel balcon, maman ? Grand-mère est tombée du lit !

-       Mais à 87 ans elle aurait pu tomber du balcon, si elle avait été encore en vie. Ce balcon a toujours été très dangereux…

 

Pas plus que son lit… !

 

-       Combien de fois ai-je demandé à ton père de mettre une protection supplémentaire sur le balcon ?! Il n’a jamais rien fait ; nous aurions pu éviter un drame.

-       Mais, maman, jamais rien ne s’est passé sur ce balcon finalement…

-       Grâce à Dieu ! Parce que si ça n’avait tenu qu’à ton père...

 

Pour ma mère, toutes les excuses sont bonnes pour se souvenir de mon père, mais pas toujours de la meilleure façon.

 

-       Dis-moi, toi qui es journaliste, as-tu vu que Quino [le dessinateur créateur de Mafalda] est mort ? La télé ne parle que de ça. Le pauvre... J’ai eu la chance de le rencontrer personnellement, m’annonce-t-elle.

-       Ah, oui… ?!

-       Oui. C’était dans un avion en provenance de Milan.

-       Et comment l’as-tu reconnu ?

-       C’est l’hôtesse de l’air qui me l’a dit. Il était seul. Il était assis au troisième rang et je suis juste passée devant lui pour aller aux toilettes.

 

Silence.

 

-       Et alors… ? demande-je.

-       Et alors… ça ! Il était assis là…du côté de la fenêtre… (elle précise car elle a besoin que je la croie).

-       Quelle chance tu as eue ! lui dis-je, ironique.

-       Tu as vu… ! Je t’ai dit que j’ai rencontré le Pape ?

-       Ne me dis pas que c’était dans un avion car ce n’est pas possible : le Pape ne voyage pas sur des vols commerciaux.

-       Non, fils, c’était sur une route.

-       Il faisait de l’auto-stop ? ris-je.

-       Ne ris pas, Pablo, je suis sérieuse. C’était en 1981, lorsque le Pape est venu en Argentine pour la première fois dans l’histoire. Ce n’était pas le Pape actuel, c’était Jean-Paul II. Il est passé avec la papamobile en agitant la main et, à un moment donné, il a levé le bras dans ma direction et m’a saluée.

 

Fin de la rencontre.

 

-       Tu devrais écrire un livre, me moqué-je.

-       Non, mon fils, je ne suis pas du genre à me pavaner… De toute façon, je n’ai pas de photos de ce moment ; personne ne va me croire…

 

Pourtant je la crois ; j’étais avec elle ce jour-là (j’étais petit). Nous étions tous le deux au milieu d’une foule lorsque le Papa est passé. Je n’ai jamais oublié la joie qu’elle ressentit à ce moment-là de voir le Papa en personne, même s’il était à huit cents mètres de nous.

 

La pandémie est maintenant le sujet de la conversation. Après avoir énuméré les dernières mesures du gouvernement argentin, ma mère me dit que dans les commerces il y a des panneaux qui disent : « Pas plus de sept personnes dans le magasin. Merci ».

 

-       Les magasins sont vides, Pablo ! Au lieu de « pas plus de sept personnes », ils devraient dire : « Pas moins de sept personnes ». Et au lieu de dire « merci », ils devraient demander « s’il vous plaît ».

-       À quel point la situation est-elle difficile là-bas ?

-       C’est une catastrophe ! Je ne sais plus dans quelle vague [de COVID] on est, si c’est la quatrième, la cinquième ou la sixième, mais la vérité c’est que ça ressemble déjà à un tsunami. Je ne sais pas où nous allons finir ! Les entreprises baissent le rideau, définitivement. Un voisin qui a un commerce de « plats à emporter » m’a dit qu’il allait changer de concept. Maintenant, il va ouvrir un commerce de « plats à apporter ».

-       C’est une blague, maman...

-       Non, c’est vrai, fils. Il me l’a dit hier quand je l’ai croisé dans la rue. Peut-être que j’ai mal entendu parce qu’il portait le masque, tu vois…

-       Tu portes aussi le masque, n’est-ce pas ?

-       Bien sûr, fils. J’ai du mal à respirer sans masque, imagine-toi maintenant. Mais je l’utilise encore jusqu’à ce que Beatriz me donne les deux vaccins. J’espère que ce ne sera pas le vaccin russe, parce que je ne veux pas devenir communiste.

-       Le vaccin ne fait pas de toi une communiste, maman.

-       On ne sait jamais, fils. En tout cas, tous ceux qui demandent des vaccins russes sont déjà communistes.

 

Elle n’a pas si tort que ça : l’origine des vaccins a été idéologisée. Nostalgique de l’URSS, l’actuel gouvernement argentin a refusé d’acheter des vaccins aux États-Unis et a signé un contrat avec la Russie.

 

Ma mère s’adresse maintenant à son amie presqu’en criant : « BEATRIZ, LE VACCIN EST COMMUNISTE ?! ». Sans attendre de réponse, parce que d’après maman son amie est « sourde comme un pot », elle revient vers moi.

 

-       Il y a un proverbe qui dit : « Méfie-toi du vaccin russe contre la COVID 19 ».

-       Quel proverbe ! Il doit être très récent...

-       Ils me l’ont dit hier.

-       (…)

-       Mais peut-être, continue-t-elle, tu as raison pour les vaccins car, si c’était si simple, ils auraient déjà inventé des injections pour tout. Par exemple, pour apprendre des langues. Je veux apprendre le français, je me donne une injection et problème résolu. J’apprendrais aussi l’anglais. Aujourd’hui, soit dit en passant, je me suis rendue compte que je connaissais à peine deux ou trois mots en anglais, mais j’ai une prononciation excellente ! « N’EST-CE PAS BEATRIZ ? ».

 

Si ce n’était pas pour le fait d’avoir parlé à Beatriz il y a une minute, je dirais qu’elle est l’amie invisible de ma mère. Chaque fois que maman s’adresse à elle, je n’entends rien comme réponse de l’autre côté.

 

-       Le problème ce sont les effets secondaires des injections, lui dis-je pour la taquiner. Imagine si en apprenant l’anglais tu oublies l’espagnol…

-       Dans ce cas-là, Beatriz me ferait tout de suite une autre piqûre mais cette fois pour apprendre l’espagnol, ce qui doit être pas cher en plus car personne ne veut apprendre l’espagnol. Il y aura sûrement une promotion.

 

Elle prévoit déjà tout ! Je lui demande si elle a été vaccinée pour la grippe cet hiver.

 

-       Oui, c’est Beatriz qui me les fait, mais avec tous ces vaccins que je fais pour la grippe, pour le tétanos, pour la pneumonie… Maintenant, les deux vaccins pour la COVID… Je vais ressembler à une passoire ! Le virus va entrer en moi par tous les trous laissés par les injections. Mais à ce rythme de vaccination, quand ce sera mon tour pour la deuxième dose, le vaccin sera périmé…

-       Et toi, aussi ! rigolé-je.

-       Bon, si mon heure arrive… Ma mère disait que quand tu meurs, si on ne t’enterre pas par amour, on t’enterre pour l’odeur. Mais maintenant avec ce virus de merde, tout le monde perd son odorat, alors on ne va plus t’enterrer à cause de l’odeur !

-       Et comment va ta vue ?

-       Tu sais que j’ai dit à ton frère Ricardo que je vais aller en Chine pour me faire opérer des yeux avec des cellules souches, mais il se moque de moi, Pablo. Il m’a dit que pour entrer en Chine, maintenant ils te contrôlent le derrière… Quelle insolence !

 

Moi, je ris.

 

-       C’est vrai, maman, ils font un test anal avant d’entrer dans le pays à cause du COVID.

 

Elle, qui n’y croit pas trop, répète encore et encore : « Quelle insolence... ! ».

 

-       Insolence, pourquoi ? C’est la vérité…

-       Quelle insolence ces Chinois, Pablo... ! Comment vont-ils t’ausculter le derrière ! Je voulais aller en Chine pour me faire opérer des yeux, mais si ce que vous me dites est vrai, je n’y vais même pas dans mes rêves. Ce monde est à l’envers. J’ai besoin d’un ophtalmologue, pas d’un proctologue ! Mais je ne vais pas me faire avoir : maintenant que j’y pense, quand j’irai en Chine, je dirai que je vais me faire opérer le derrière. Comme ça, je suis sûre qu’à l’aéroport ils vont vérifier mes yeux.

 

Lorsqu’elle parle de la Chine et des Chinois, elle se souvient du supermarché et de ses achats.

 

-       Quand je vais au supermarché, je dresse une petite liste pour ne pas oublier ce que je dois acheter. Mais ce matin je n’ai pas eu le temps d’écrire ma liste car Beatriz est venue me faire les piqûres, alors j’ai inventé une méthode pour tout retenir. Je mémorise la première lettre de ce que je dois acheter. Et pour faciliter les choses, je n’achète que des produits qui commencent par la même lettre. Par exemple : pommes de terre, pamplemousse, pizza...

-       Et si tu as besoin d’acheter quelque chose qui ne commence pas par "P" ?

-       Par exemple ?

-       Milanaise, salade, fromage...

-       Avec mon système, Pablo, tout commence par P : Pilanesas, palade, promage… Et c’est comme ça que je me souviens, tu vois…

 

Il est plus difficile d’inventer des noms pour s’en souvenir que de se souvenir de noms qui existent déjà, mais ma mère dirait qu’inventer n’est rien, qu’à son âge, ce qui manque c’est la mémoire. Il est certain que l’imagination, dans son cas, est encore intacte.

 

Quelqu’un frappe à sa porte. Il s’agit de sa belle-sœur, ma tante Chela. On dirait que c’est le jour des visites. Maman veut que ma tante m’écoute, je lui propose donc de mettre le haut-parleur.

 

-       Comment on fait ça ? me demande-t-elle.

-       Il y a un bouton sur ton téléphone.

 

J’entends qu’elle appuie sur cinq boutons différents jusqu’à ce qu’elle y arrive.

 

-       Tu m’entends bien ? je lui demande.

-       Parfait. Fort et clair. Mais je ne te vois pas…

-       Comment vas-tu me voir, maman, si tu parles d’un téléphone fixe !

-       On n’est pas sur WhatsApp ?

 

Ma tante, qui est encore plus âgée que ma mère, me dit que maman ne s’entend pas trop bien avec la nouvelle technologie. Elle entend par « nouvelle technologie » le téléphone fixe, quand même… !

 

-       Chela est venue pour m’apporter la farine pour la messe, m’explique ma mère.

-          Quelle farine… ? quelle messe… ?

-          La messe qu’on voit à la télé. Comme les églises sont fermées pour cause de pandémie, on voit la messe à la télé.

-          Et la farine ?

-       Pour faire les hosties, précise ma tante.

-       Chela a suivi un cours de cuisine.

-       De pâtisserie, ma tante la corrige-t-elle.

-       Elle fait des hosties délicieuses, assure ma mère, bien sucrées !

 

Plus qu’à des hosties, ça ressemble à des scones ! Je suis sûr que la messe est à l’heure du goûter.

 

-       La messe commence déjà ? demandé-je.

-       Cet après-midi, à 17h00.

 

Voilà !

 

-       Mais la télé est allumée pour regarder les infos. Ils viennent de dire qu’un cimetière s’est effondré en Italie.

-       Tous les cercueils sont tombés dans l’eau, dit ma tante. Maintenant, ils récupèrent des cadavres au fond de la mer.

-       C’est une tragédie heureuse car personne n’est mort, ajoute ma mère. Les cadavres étaient déjà tous morts (sic !). De telles tragédies font plaisir : aucune victime !

 

Tout à coup, ma mère me dit qu’il faut qu’elle raccroche car Beatriz doit partir.

 

-       Appelle-moi demain pour voir si j’ai des effets secondaires. Peut-être, dit-elle en riant, te répondrai-je en russe…

 

FIN

 

  

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