Louis Reynier - Paghjelle ancestrales

 

Écouter une polyphonie un soir de Noël peut conduire à une très étrange expérience… Une nouvelle aux limites du fantastique, mais en toute tradition, par Louis Reynier

 

Paghjelle ancestrales

  

Je m’appelle Marie-Dominique, en général, on dit Marie-Do. Mes parents habitent Ajaccio, mais nous possédons une maison familiale dans un petit village de l’intérieur, plus au sud. Nous y passons toutes nos vacances. Chaque année, pendant les vacances de Noël, la nuit du 21 décembre, je dormais chez ma grand-mère : mes parents allaient sans moi à l’église du village, assister à un concert de paghjelle, de chants polyphoniques. L’année de mes seize ans, mon père m’a demandé de l’accompagner au concert. À cette époque, moi j’aimais bien les chansons corses. Je chantais quelques standards régionaux comme « Furtunatu », « Amareni » ou « Populu Vivu » en m’accompagnant avec trois ou quatre accords sur mon ukulélé. C’est pas trop dans la tradition, mais ça le fait. La paghjella par contre, la polyphonie pure, je trouvais ça un peu austère. Pas très fun. Chiant, quoi. Papa tenait vraiment à ce que je les accompagne à ce concert. « Tu as seize ans, tu es presque une adulte, maintenant tu peux venir avec nous écouter les chants à l’église. Ce que tu vas entendre va te procurer des sensations inédites ». Ça semblait vraiment lui faire plaisir que je vienne, alors je les ai suivis.

  

Bien que cela se passe à l’église, ce n’était pas une cérémonie religieuse. Le curé était là, mais assis comme simple spectateur, en « civil ». L’éclairage était assuré uniquement par des cierges et des bougies. L’entrée était gratuite mais un gars filtrait les gens à l’entrée. Comme un videur dans une boite de nuit. C’était curieux. Il n’y avait que des gens du village à l’intérieur de l’église. Aucun enfant, j’étais sûrement la plus jeune du public. Les trois chanteurs sont arrivés, des gars du village aussi. Ils portaient tous la tenue traditionnelle corse : jean Levis, tennis Stan Smith, tee-shirt blanc et veste bleu de Chine.

  

Ils ont commencé par le « Dio vi salvi Regina ». Je reconnaissais bien la chanson, paroles et mélodie mais l’interprétation était très inhabituelle, décalée. J’avais l’impression qu’ils chantaient faux et pourtant, c’était quand même très harmonieux. On entendait comme une modulation sur leurs chants. Ça produisait un genre de battement. C’était vraiment très étrange cette interprétation.

  

Dio vi salvi Regina

E Madre Universale

 

(Que Dieu vous garde, Reine et Mère universelle)

Sur le « ale » de universale, ça m’a fait de drôles de frissons. Les poils de mes bras se sont hérissés.

Per cui favor si sale

Al Paradiso

 

(Par qui on s’élève jusqu’au paradis.)

 

Sur le « iso » de Paradiso, je me suis brutalement retrouvée à flotter à deux mètres au-dessus de mon corps. Je me suis vue assise, immobile en dessous. Papa et Maman aussi flottaient à côté de moi. Tous les spectateurs étaient passés à l’étage supérieur. Papa m’a fait un clin d’œil et m’a montré du doigt la voûte de l’église. On y voyait l’entrée d’un tunnel lumineux. Papa a fait tourner son index en levant sa main vers le haut. Et, comme la plupart des gens : il a commencé à tourner en spirale dans l’église, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Maman le suivait, mais elle allait bien moins vite. Elle était moins à l’aise. À chaque tour, Papa s’élevait en altitude. Son vol ressemblait à celui des aigles de nos montagnes dans le ciel bleu de l’été. Il se dirigeait vers le haut, le tunnel lumineux. J’ai essayé de le suivre, mais c’était difficile. Il a fallu que je prenne mes marques, que je m’habitue à cette nouvelle façon de me déplacer. Pendant ce temps-là, les chanteurs continuaient leur récital. Après le « Dio vi salvi Regina », leurs voix puissantes ont enchaîné d’autres airs, certains connus et d’autres moins. Inconsciemment, j’avais compris qu’à la fin du concert, la magie cesserait et que je réintégrerai mon enveloppe charnelle. Je regardai les gens monter en tournoyant. Papa était déjà assez haut. Maman était au milieu, dans le peloton principal. Monsieur le curé était en tête. Il avait un style très personnel, un genre de nage indienne, mais il montait vraiment bien. Moi, j’avais du mal à me diriger, je n’arrivais pas à monter. J’essayais de brasser, comme à la mer, mais ça n’était pas très efficace. À la fin du concert, le tunnel a commencé à se refermer, les concertistes ont repris le « Dio vi salvi Regina » les gens dans le peloton ont commencé à redescendre. Certains comme Papa et le curé s’étaient approchés de l’entrée du tunnel mais personne ne l’avait atteint.

 

La chanson finissait ainsi :

 

Voi dai nemici nostri,

A noi date vittoria

E poi l’eterna gloria

In paradiso.

 

(Sur nos ennemis, donnez-nous la victoire

Et l’éternelle gloire au paradis.)

 

Sur le dernier « paradiso », chacun a brusquement réintégré son corps.

 

Le lendemain, je débriefai avec Papa :

 

« Tu sais, Marie-Do, je ne peux pas te dire grand-chose sur ce que nous avons vécu hier. Comme toi, à 16 ans mes parents m’ont emmené à l’église et j’ai découvert cette expérience. C’est une tradition très ancienne de notre village. Il faut essayer de monter le plus haut possible et d’entrer dans le tunnel mais c’est très difficile. Si tu as des questions, tu devrais demander au curé. C’est sûrement lui au village qui en sait le plus là-dessus. »

 

Je me rendis à l’église pour rencontrer le curé.

 

« Ô Marie-Dominique, la dernière fois que tu m’as rendu visite, ça devait être pour ta première communion ! Tu as bien grandi. Tu es une femme maintenant. Je t’ai vue avec tes parents hier au concert. J’imagine que c’est cela qui t’amène ici ! Que veux-tu que je te dise ? Ce que je sais là-dessus ? C’est une tradition très ancienne. Plus ancienne que cette église, et sûrement plus ancienne que notre seigneur Jésus-Christ ! Je suppose qu’elle nous vient des peuples qui ont érigé les statues-menhirs que tu trouves dans la région ! Tu sais, ce genre d’expérience est partagé avec de nombreux peuples que l’on appelle primitifs : certains prennent des plantes ou des champignons, d’autres dansent et tournent sur eux-mêmes. Nous, nous chantons la polyphonie. Ce doit être dans notre ADN. Moi, je suis persuadé que cette façon particulière de chanter le « Dio vi salvi Regina », comme tu l’as entendu hier, n’est pas une anomalie. C’est sûrement la version originale. La version « classique » est une version dégradée. La bonne façon de chanter s’est perdue. Mais, chez nous, ici, non. On a conservé la tradition. Alors, oui, les paroles datent du XVIIe siècle mais la mélodie, avec ces modulations particulières, nous viennent de la nuit des temps. Le tunnel ? Je n’ai jamais réussi à accéder à l’entrée. Il a l’air tout proche, mais c’est une illusion d’optique, c’est bien plus haut que la voûte de l’église. Personnellement, je n’ai jamais vu quelqu’un y entrer, mais qui sait ? Ça sera peut-être toi qui y arriveras. Ce qu’il y a de l’autre côté du tunnel ? Je n’en sais rien. Mais ce que je constate, c’est que le phénomène commence sur « Al paradiso ». Au paradis. Coïncidence ? Déduis-en ce que tu veux ! Cette cérémonie, on ne la fait qu’une fois par an. C’est ainsi. C’est la tradition. D’après ce que j’ai lu dans les registres que se transmettent les curés de cette paroisse, les autres jours, ça ne fonctionne pas : le tunnel n’est présent que le jour du solstice d’hiver !"

 

***

 

L’année suivante, je suis retournée au concert. Au début du concert, j’ai lancé un enregistrement sur mon téléphone. Et dès que je suis sortie de mon corps, j’ai observé attentivement les gens qui se déplaçaient bien. Et j’ai compris. Il suffit de se concentrer sur une bougie, on est alors attiré lentement vers elle, puis, il faut profiter de l’effet de pompe thermique. « C’est la poussée d’Archimède qui fait monter la montgolfière » m’avait appris mon prof de physique. L’air chaud de la bougie est plus léger et monte. On vise alors une autre bougie et ainsi, on s’élève rapidement. Pour cette deuxième expérience, je suis montée assez haut. Je n’étais pas très loin de Papa.

Le lendemain, j’ai écouté l’enregistrement. C’était beau, mais l’effet n’était pas le même. Il manquait quelque chose. J’ai bien eu quelques frissons, mais mon esprit est resté dans mon corps. Ça ne fonctionnait pas.

 

Je suis partie faire des études d’ingénieure sur le continent. Chaque année, à Noël, je rentrais en Corse pour les vacances et bien sûr, le soir du solstice d’hiver, j’étais au concert, au village. Je progressais dans ma technique d’ascension, j’ai rapidement doublé Papa. J’arrivais même à talonner le curé, mais sans entraînement, juste une séance par an, ce n’était pas facile. Il y a deux ans, j’ai eu l’idée de placer plusieurs micros dans l’église, la veille du concert. Des trucs miniatures high-tech à large bande passante que j’avais achetés sur Internet. J’ai aussi scanné l’église au laser et j’ai créé un modèle 3D pour simuler l’acoustique. J’ai dû tenir compte des perturbations introduites par les spectateurs. J’ai dû faire quelques manips supplémentaires. Ça a l’air compliqué, mais l’acoustique obéit à des lois physiques qui sont très facilement modélisables. Avec toutes ces données, j’ai bossé pendant trois jours pour produire un enregistrement fidèle du concert que j’ai pu diffuser sur mon ampli home-cinéma. En 5.1. Cinq enceintes et un caisson de basse. C’est important le caisson de basse, ça permet de ressentir les vibrations que l’oreille n’entend pas. Pendant un an, seule dans ma chambre d’étudiante, le son numérique m’a permis de sortir de mon corps tous les soirs. Certes, il n’y avait pas de tunnel au-dessus de ma chambre, mais j’ai réussi à sortir de chez moi, traverser les appartements des voisins du dessus jusqu’au toit. Monter haut dans le ciel. Très haut. J’ai pu travailler ma technique, améliorer mon aérodynamisme, optimiser ma portance, ma traînée. L’aérodynamique, ce n’est qu’une branche de la mécanique des fluides.

 

Au concert de l’an dernier, je suis partie comme une flèche. Je suis arrivée à l’entrée du tunnel alors que le premier « Dio vi salvi Régina » n’était même pas fini. Je suis entrée dans la lumière…

 

***

 

Lumière intense. Chaude. Rassurante. Bienveillante. Pause. Temps suspendu. Puis progressivement, basculement dans l’obscurité. Accélération. Chute. Expulsion. Atterrissage.

 

Retour dans mon corps. Mon corps physique, mon corps pesant, soumis à la gravité terrestre. J’émerge. Polyphonie. « Dio vi salvi Regina ». La mélodie, oui, à peu près. Les modulations étranges sont encore plus prononcées. Je ne reconnais pas les paroles. En quelle langue chantent-ils ? J’ouvre les yeux. Où suis-je ? Sol en terre battue. Lumière des torches. Feu de bois. Hommes et femmes autour de moi. Habillés avec des sacs à patates ? Pièce circulaire. Murs en pierres sèches.

 

Où étais-je arrivée ? Je ne l’ai compris que plus tard : je ne m’étais pas déplacée dans l’espace mais dans le temps. Il y a plus de 3000 ans, à l’endroit où s’élève aujourd’hui l’église du village, il existait un temple primitif, une tour en pierre qui servait de lieu de culte. J’avais atterri au milieu d’une cérémonie néolithique. La nuit du solstice d’hiver, tout un peuple priaient la Déesse-Mère en chantant des polyphonies. L’heure était grave, des envahisseurs venus de la mer attaquaient les villages de la côte. Leurs chants disaient : « Déesse-Mère, aidez-nous, protégez-nous de nos ennemis, de nos envahisseurs. Plus nombreux, plus puissants, ils vont revenir cet été pour piller nos récoltes. » Mes villageois espéraient sûrement avec cette cérémonie l’arrivée d’un guerrier tombé du ciel, d’un ange exterminateur. Ils n’eurent qu’une jeune femme. Une Jeanne d’Arc du néolithique. Mais la façon dont j’étais arrivée parmi eux me donnait une forte légitimité.

 

J’ai vécu parmi eux. J’ai appris leur langue, leurs coutumes, leur culture. Je les ai aidés. À s’unir et à se battre. J’ai organisé leur armée. Je leur ai appris à fabriquer des armes en fer, plutôt qu’en bronze. Des armes plus solides. Plus meurtrières. Je leur appris aussi à réaliser des armures. Attaquer, c’est bien, mais se protéger, c’est important.

 

Un matin d’été, les voiles des envahisseurs furent repérées dans le golfe. Je rassemblais mon armée et me lançait avec mes hommes dans la bataille. Avec mon armure carrée, une épée dans la main gauche et un poignard dans la main droite, j’étais au front, sur le champ de bataille. Nous avons vaincu et repoussé nos ennemis. Quelques blessés furent capturés, réduits en esclavage. Je m’opposais à cette décision, mais l’on me fit comprendre que les coutumes sont les coutumes et que faire une guerre sans faire de viols ni d’esclaves, c’est quand même dommage !

 

Une nuit, désarmée, je sortis soulager un besoin naturel et tombai nez à nez avec un captif qui voulait s’évader. Je lui déclarai qu’il pouvait partir, que je ne le dénoncerai pas, mais il ne me comprit pas. Il me poignarda. Tombée à terre, j’appelai à l’aide. On me transporta au temple où l’on essaya de me prodiguer des soins mais ma blessure était profonde. Au cours de ma veillée funèbre, trois villageois entonnèrent la paghjella ancestrale. Je vis, au plafond du temple, le tunnel s’ouvrir. Mon esprit quitta alors mon enveloppe charnelle et commença à tournoyer. Au bout de la spirale, j’entrai une nouvelle fois dans la lumière.

 

***

 

Lumière intense. Chaude. Rassurante. Bienveillante. Pause. Temps suspendu. Puis progressivement, basculement dans l’obscurité. Accélération. Chute. Expulsion. De l’autre côté !

 

Voi dai nemici nostri,

À noi date vittoria

 

J’étais dans mon église du XXIe siècle. Et tout en bas, mon corps moderne, à côté de ceux de Papa et Maman.

 

È poi l’eterna gloria

In paradiso.

 

C’est si bon de rentrer chez soi. J’avais passé plusieurs mois dans le passé mais seulement quelques minutes ici. Le temps ne s’écoule pas pareil de chaque côté du tunnel. Mais qu’est-ce que le temps finalement ?

 

Si par hasard, cet été vous ne passez pas loin, allez visiter le site préhistorique de Filitosa. Vous y verrez « Filitosa V », une statue-menhir plus grande que les autres. De forme carrée, c’est la seule qui n’est pas phallique. Dessus, à contre-jour, vous pourrez y voir gravé, un poignard et une épée. C’est une petite trace que j’ai laissée là-bas.

 

 

Filitosa V – Photo Jean-Pol GRANDMONT

 
 

 

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