Jacques Mondoloni - Quand régnait le fixe

 

Où est passée Marceline, elle ne répond plus… Nico n’en peut plus : en 68, la libération sexuelle n’exclut pas le poison de la jalousie. Une nouvelle de Jacques Mondoloni.

 

Quand régnait le fixe

 

 J’ai 27 ans en mai 68 et pour contrarier Paul Nizan je laisserai dire que c’est le plus bel âge de la vie…

Je suis en pleine forme, j’ai la pêche, je travaille comme sonorisateur pour une idole des jeunes, je sillonne la France, la route ! la route ! La langue luisante du macadam, goudron, bitume, le boa géant qui avale les pilotes, ne pas s’endormir, je saute des repas, la vie sur le pouce, un bled nouveau chaque jour, une chambre d’hôtel nouvelle chaque nuit, je confonds tout, je ne retiens aucun paysage, papillon affolé qui tape dans la vitre des tournées, beaucoup de galères, des Nice-Biarritz, des Lille-Bordeaux, parfois tout seul à conduire le break DS, ou le Mercedes 508, c’est le début de la technologie du son, je n’ai pas beaucoup de matos à monter, quelques colonnes, ce n’est pas encore la ribambelle des 30 tonnes qui accompagnent les chanteurs de maintenant, les blindés de l’armée des décibels… Pas de grandes salles, genre Palais des Sports, Parcs expos, on se contente souvent de chapiteaux, de maisons de la Culture. Ça reste intimiste, on chanterait dans les basses-cours...

Mai 68 me surprend en début de tournée du Car Podium d’Europe 1 qui doit suivre le Tour de France, dans le sillage des coureurs cyclistes, plus les plages des vacanciers, durée tout l’été, du fric assuré. Mais tout capote, car le pays entre en ébullition, tout s’arrête, même l’activité des saltimbanques, spectacles annulés, la grève générale ! 

 C’est la révolution dans la rue mais c’est un temps où n’existaient pas les portables, les mobiles, les cellulaires, la sensation d’ubiquité — l’appareil téléphone appartenait à un lieu, domicile, chambre, salon, bureau, il y avait même des taxiphones sur le trottoir où l’on pouvait se réfugier – à distance du désordre du monde tandis que tout s’agitait autour de vous. Dans le polar friand de cabines à pièces, où un fugitif grogne un appel au secours vers un flic ou un comparse, il peut devenir un huis-clos de terreur : la cabine peut se transformer en gros cercueil, l’homme à l’intérieur en tout cas est cerné, il est pourchassé par la police ou des tueurs. On pourrait très bien tourner un film uniquement dans ce décor : Hitchcock l’a dit plusieurs fois, le combiné serait un personnage qui donnerait la réplique, sonore ou muette, à l’homme en danger ; ses regards égarés sur le cadran ponctueraient l’action pleine de suspense. 

Bien dressé sur son socle, silencieux, aux aguets comme un fauve ou sonnant comme un diable, c’était le fixe : les scénaristes devaient tenir compte qu’il pouvait sonner dans le vide. Pas là ! pas joignable ! Alors que maintenant dans les feuilletons télé, hop ! le portable sort d’une poche pour remédier aux faiblesses du script.

Mais que je vous présente les protagonistes de l’histoire que je vais raconter, sans portable, confrontés aux perversités du fixe.

 Nous sommes un an plus tard. Lui, c’est Nicolas, dit Nico, son nom de scène : Abel Rodrigue, qu’il n’a pas choisi — chanteur, pas encore en haut de l’affiche, mais passant souvent en vedette anglaise, c'est-à-dire en première partie, bien avant les idoles premium du moment. Son tube : « Pourquoi je m’en irais » passe régulièrement à la radio. On en donnera tout à l’heure un petit extrait.

Beau mec, cheveux noirs abondants avec boucles argentées, la trentaine molle, tombeur de filles sans effort ou sans s’en rendre compte : à l’époque le show biz fascine, les minettes obstruent les couloirs des coulisses ou attaquent les caravanes faisant office de loges derrière les chapiteaux crottés ; elles réclament des autographes, des photos de l’artiste, un baiser — les profiteurs poussent plus loin, et la troupe de musiciens se sert. Certains soirs, c’est le grand air de « la passade » qui matraque les imprudentes ou les audacieuses : celles qui sont venues pour ça et qui piétineraient les rivales pour être dans la couche de leur idole : cette période on pourrait la baptiser « Les trente bandantes ».

Nico est marié à Marceline de Castel, une niçoise de 25 ans, une beauté comme on en voyait dans le cinéma italien en noir et blanc de l’âge d’or — mélange Gina, Monica… des formes à faire rêver tous les « patchos », les « blaireaux » du métier et la nuée des filles du fan-club attendant à la queue leu leu le mari chanteur. Seul son nez pointu est disgracieux mais, comme elle dit, il est capable de flairer les accrocs, les coups de canif au contrat que subissent les épouses (ou apparentées) des musiciens lors des galas. Évidemment, elle veille sur son chéri et les allusions à certaines haltes hôtelières, prenant l’allure de « repos du guerrier », vise Nico indirectement. 

Agréable personne qui fredonne en permanence, autour de la scène, dans les loges, au milieu de la cantine quand les organisateurs dressent une table pour séduire la vedette et sa troupe. Quand commence cette histoire, elle se pique d’écrire des chansons, elle parle même en bouts rimés, des messages surtout destinés au chanteur :

 « Mon petit chéri que je t’emmène — dans le pays de l’amour même – tu succomberas à mes charmes – car mes caresses sont mes armes », etc.

Cela vaut bien les chansonnettes qui inondent les radios, et son ambition est de propulser Nico dans les premiers du hit-parade, gravir l’échelle qui conduit au statut d’idole premium. Et il n’y a qu’une seule échelle pour y monter : l’exaltation de l’amour et son support : « la chanson d’amour ». La chanson d’amour populaire, répétitive, comme elle aime à le répéter — sans répétition pas d’amour, l’amour est basé sur la répétition des « je t’aime » sur la partition de la vie.

 Les effets de la musique à l’oreille, avant le signifiant. Évidemment Nico préférerait qu’elle parte toute seule au pays de l’amour quand un gala à femmes est annoncé… 

Le chanteur infidèle, débauché, s’est fait surprendre plusieurs fois en train de recevoir des créatures dans sa loge en position ambiguë – pas de flagrant délit, constat d’adultère bourgeois, maîtresse dans le placard, mais Marceline lorsqu’elle débarque à ce moment-là intercepte des regards, capte des mots qui ont dû la blesser, au point de provoquer une crise de tachycardie en pleine nuit, paraît-il – on a entendu l’ambulance des urgences. Et la preuve d’une trahison un jour est tombée, sous la forme d’une gisquette à cheveux rouges qui a intégré la tournée, repérée : elle voyage dans le minicar des musiciens où siège Nico (en tant que vedette anglaise, il n’est pas admis dans la grosse Mercedes de L’Idole premium et d’ailleurs il n’y tient pas : les conversations ne tournent qu’autour de l’argent, a-t-il confié : en réalité il a honte de son cachet minable, quinze fois moins que celui de Premium).

 La tournée qui commence s’ébranle, et Nico cette fois a le privilège de voyager dans la voiture de l’administrateur, Nathan, juif pied-noir avec accent, physique de condottiere, un gars d’expérience de 44 ans, responsable des contrats et recettes de la tournée — l’inconvénient c’est de tailler la route avant tout le monde, l’avantage c’est d’être indépendant, seul avec ce franc-tireur, et effet d’aubaine supplémentaire : son coéquipier est une fine gueule qui sait bifurquer vers un gastro de notre douce France.

Reste le mystère de l’absence de Marceline qui aurait pu accompagner son mari, hors des promiscuités du minicar, loin de la gisquette partageuse, et jouir du confort de l’habitacle de la BMW de Nathan, et de l’élasticité de l’itinéraire. 

Un bruit court : ils se seraient disputés à la fin du dernier gala. On l’aurait entendu reprocher à sa femme «d’être collante». Elle aurait répondu que c’était pour l’aider à gérer sa carrière, « mal emmanchée », selon son opinion. Il l’aurait traitée de « fausse noble » — l’injure qui frappe toute sa famille et qui déclenche aussitôt une riposte chantée:

Je m’en fous que tu sois roturier — je m’en fous d’avoir du sang bleu – je te rêve, je te veux de plain-pied — avec la gloire inondant tes yeux… 

Toujours les mêmes défauts de Nico dénoncés : son manque d’ambition, et sa paresse envers les magazines à idoles qui ne demandent qu’à l’interviewer – bien prêts à lui prêter des idylles bidons s’il le souhaite (mais traduites par tentations, ce que Marceline ne pourrait tolérer).

Quand Nathan s’arrête pour faire le plein, près d’Orléans, Nico se précipite sur la cabine téléphonique de la station service — la pulsion de liberté qu’il croyait lui être bénéfique se transforme en inquiétude : Marceline a toujours été à ses côtés, malgré les accusations de « colleuse » portées contre elle. Elle le rassure, gère son emploi du temps, toujours au petit soin, il aime même ses bouts rimés qu’il prend pour de la tendresse, et au fond il a la conviction de former un couple, dans le cadre d’un mariage épanoui. 

Toujours est-il qu’elle n’est pas chez eux : on est dimanche après-midi, la journée est ensoleillée, peut-être a-t-elle quitté leur deux-pièces des Buttes Chaumont pour aller se promener dans le parc ? Cui cui les petits zoziaux ? Ou alors elle est partie rejoindre sa famille « d’aristos » dans le XVIe autour du gâteau dominical qu’elle a l’habitude de décliner –  voilà c’est tout à fait plausible que Marceline ait accepté de faire plaisir à sa mère. Mais ça cloche, à choisir, Marceline se ferait un devoir de refuser de se rendre chez sa mère pour être avec son mari, surtout en tournée, une tournée d’été propice aux « rencontres ». En un rien de temps, le temps de parcourir les premiers kilomètres, Marceline incarne la frustration, le manque, l’absence — le tube de Niko « pourquoi je m’en irais ? » résonne alors dans sa tête, annonce peut-être la rupture… Extrait comme promis :

Pourquoi je m’en irais ?

Tu me tiens dans tes rets

Pourquoi je te quitterais ?

Je t’aime à jamais

Aux approches de Vierzon, il déclare à Nathan qu’il a un coup de fil urgent à donner, ayant repéré une cabine sur le trottoir des faubourgs. On le voit s’énerver, taper sur l’appareil. Aucun son ne s’échappe de la cabine mais, à son attitude, on imagine qu’il doit hurler. Contre qui ? contre probablement son répondeur sur lequel il a enregistré son message d’accueil, qu’on connaît, faussement guilleret.

Il ne raccroche pas, il laisse pendre le combiné, il court fébrile vers la voiture, mais il se ravise : l’idée d’appeler la mère de Marceline lui traverse le cerveau, le visite comme une apparition, et dessine l’instant de la révélation.

« La mère, la mère ! », il crie d’une voix mauvaise (il voulait dire « belle-mère » mais il bute sur le mot complet).

— Le temps presse, on va être en retard, matinée à 17 heures, lui fait remarquer Nathan, qui ne comprend qu’à moitié la scène, le doute qui s’est emparé de Nico, et qui n’a qu’une obsession : suivre le planning.

—  Ma femme, ma femme !, lui rétorque ce dernier, presque en transe.

Il retourne à la cabine, se bignant contre la porte – on perçoit dans l’entrebâillement une plainte, sa peine, et on devine qu’il a quelqu’un au bout du fil, peut-être la mère de Marceline.

La mère a dû lui soumettre une piste erronée car il revient effondré, pleurnichant sans larmes.

— Où est-elle ?

Dans la voiture, il s’étale à l’arrière comme s’il n’était plus solidaire de l’équipage, dans une posture qui signifie « je suis malade, menez-moi à l’hôpital. »

Nathan démarre, secrètement décidé à ne plus s’arrêter en route, mais l’autre gémit sur la banquette, dans un monologue aux accents colériques, et l’évocation du passé amoureux de Nico et Marceline lui claque derrière les oreilles.

— … toujours aimée, femme de ma vie… Pourquoi ?

Il veut dire : pourquoi elle a disparu des ondes téléphoniques ? La mère de Marceline ne peut lui avoir menti, ne peut couvrir sa fille qui aurait commis une faute : Nico entretient de bons rapports avec sa belle-mère, et sa petite notoriété de chanteur encore loin du firmament pique sa bienveillance, sa position mineure dans le monde de la chanson consolide ses faveurs – d’ailleurs elle est venue plus d’une fois l’applaudir, et même le complimenter dans sa loge après le spectacle.

— Elle ne s’est pas envolée !

Nico ne peut envisager qu’elle soit morte, là un malaise sur le carreau, la main loin du téléphone. Il doit chercher le bon angle de son enquête qui débute.

Maintenant assuré que Marceline n’est pas chez sa mère, il pense à la tromperie, à une aventure. Il pense à un nid d’amour prêté par une amie pour recevoir son amant. Un amant ? Il ne voit pas qui. Les amis ? Il n’a jamais détecté un geste déplacé, un mot bizarrement flatteur – et puis il a une théorie : les hommes sont capables de coucher avec n’importe qui, aventuriers bâfreurs de chattes, les femmes recherchent avant tout les ardeurs douceâtres du foyer, quand elles se mettent à baiser ailleurs, c’est que c’est fini, l’ivresse du désir et du pacte de confiance est rompue.

Fini ! Il se dit que c’est impossible. Il y aurait eu des signes, un détachement progressif, voire une allusion à « quelqu’un » — mais c’est elle la jalouse, qui le surveille, qui note ses réactions envers les choristes de Premium, il y a eu des bises appuyées sur l’une d’elles, une blonde nordique, qui a presque provoqué une scène… 

Alors quelle amie est complice ?

— Quelqu’un doit bien savoir, répète-t-il. 

— Vous êtes du genre soupçonneux, Nico ? lui lance Nathan, faux derche.

Nathan enchaîne sur les grands jaloux célèbres : Othello d’abord qui a tué Desdémone,… bon, Nico connaît… mais Titus, Alceste, ça ne lui dit rien… « Rodrigue as-tu du cœur ? », Rodrigue son nom de scène, il lui a fallu apprendre d’où ça venait… et Sampiero Corso qui a fait exécuter sa femme Vanina… inconnue au bataillon…

 Nathan en homme de culture ratiocine alors pendant quelques kilomètres au sujet des crimes perpétrés au nom de l’amour, histoire de prendre le dessus sur un chanteur, les chanteurs avec leurs caprices.

— C’est moi le jaloux, le méfiant à présent, avoue Nico quand il a saisi le rapprochement.

— C’est que vous allez vite en besogne… Une femme qui dit « mon amant », c’est quelqu’un qui l’aime et lui veut du bien Un homme qui dit « ma maîtresse » ça sent l’adultère, le mensonge, non ?…

— C’est drôle ce qui m’arrive …

Une bouffée d’amour, de désir coule sur sa poitrine. Marceline, il la veut, il prie pour qu’elle revienne, une sorte d’orgasme électrique lui parcourt le ventre, toutes les voluptés du sexe et du cœur en réserve lui recouvrent le corps. Il ne la trompera plus, c’est juré, et puis il ne chantera plus son tube de malheur qui évoque l’éventualité d’une rupture.

Nico n’ose pas demander de s’arrêter avant le terminus de la journée, mais il consulte son carnet d’adresses, préparant les prochains appels, son démarchage, l’épluchage, le ciblage des noms coupables.

Il a un choc quand il découvre les affiches du gala sur les panneaux publicitaires : le chapiteau où a lieu le spectacle est sur la commune de Vatan. Tout concourt au rejet. Et à cause de ce message de rejet, plus le symbole de l’amour trahi, dans son esprit, se révèle. Plus l’amour s’échappe, plus il veut le rattraper. Et dans le film où Marceline subit les assauts du rival infatigable, il ne l’aime que davantage, il connaît la passion. Sans espoir.

Il fonce sur le téléphone de la production, le fixe ! le fixe ! dans un cagibi du stade tout proche. Il compose des numéros : des amis, peut-être un voisin, la femme de ménage qui a la clé ? Sûrement encore la mère de Marceline qui n’a rien à ajouter, mais suspecte maintenant de protéger l’incartade de sa fille. Nico aurait aimé parler au père, mais il est à la chasse en Afrique.

À sa tête, quand Nico revient sur le plateau, on sent qu’il n’a plus de repère, qu’il a perdu la partie – elle a disparu, elle est partie, l’abandonnant à son sort de petite vedette, de petit cocu, minable cachet.

D’ailleurs il ne veut pas répéter, essayer la sono. Et quand arrive l’heure de passer sur scène, il se trompe de paroles dans sa première chanson — « Je suis son jouet d’amour » — et il a un trou de mémoire en plein milieu de son tube. Jouet de quoi ?

Premium est mis au courant du drame par Nathan, et tous deux en évaluent les conséquences sur l’ambiance de la tournée. Nico incarne non pas le cocu, les histoires de cul circulent dans n’importe troupe ou orchestre, non il incarne l’emmerdeur qu’on n’a pas envie de consoler, il est classé : ridicule — les trois choristes qui papillonnent d’un musicien à l’autre le couvrent de sarcasmes. 

Premium le convoque à l’entracte dans sa loge, et après les flatteries d’usage sur son passage, il lui dit la phrase qui n’a jamais rasséréné un homme largué :

— Dix de perdues, dix de retrouvées…

Nico, il s’en fout des « petits lots » qui rôdent, offertes, autour des caravanes. Il veut sa Marceline, il veut savoir où elle se trouve, et avec qui. 

Le revoilà dans le cagibi de la production pendant le tour de chant de Premium. Il a sûrement mal au doigt à force de composer des numéros, les appareils sont à cadran, les touches viendront plus tard.

Au démontage, on le découvre arpentant le chapiteau, pleurnichard, parlant tout seul. Mais soudain son visage s’illumine, puce à l’oreille qui mord : il a remarqué l’absence de Bruno, l’attaché de presse, habituellement dans le sillage de Premium, dans ses basques, toujours faisant l’important au moment de se diriger vers un restaurant de nuit — il a le don, le réseau pour en dénicher un dans n’importe quelle campagne.

Bruno, le courtisan, le dragueur, le rabatteur avec sa technique d’approche, le maître des plaisirs des Idoles ! C’est lui ! Au début de la tournée, en pleine promotion, absent ! impensable ! Et Nico a tôt fait de s’enquérir des raisons de son absence.

— Il nous rejoindra après-demain, à la Rochelle, on lui répond.

C’était prévu : La Rochelle représente une étape importante à cause de la télévision qui va débarquer pour filmer une émission de variétés spéciale été. La tournée commence médiatiquement vraiment à ce moment-là.

À force de questionner les membres de la troupe, Nico obtient une info : Bruno possède une maison en Normandie. 

Où ? La chanteuse Edith, la vedette américaine, lui murmure à l’oreille :

— À Trouville, il m’a déjà proposé de m’y emmener…

— L’adresse ?

— Je ne la connais pas.

— Son numéro de téléphone ?

— Demande à l’idole.

Nico ne franchit pas le pas car enfin il s’aperçoit qu’il fait pitié, qu’il est sujet à la moquerie, de face ou dans le dos.

Alors il calcule (les jaloux ne sont pas si aveugles, leur orgueil bafoué leur fixe une stratégie) : on est dimanche, les deux amants vont rentrer dans la journée de lundi, et Bruno avant de tailler la route pour La Rochelle va raccompagner Marceline chez elle.

Il y sera !

En attendant, pas question de dormir à l’hôtel retenu à Vierzon, au-dessus de ses forces, et pas question de suivre Premium, les musiciens, les escortes, « les petits lots », chez Bob, le gastos à la mode, table ouverte jour et nuit pour tout le show biz français…

Ce sera la gare ! 

Il consent à monter dans la voiture de Nathan pour gagner le gastos, s’y fait déposer, pas un mot à l’administrateur pour se justifier, lui abandonnant sa valise, rien dans les mains rien dans les poches, il court vers son destin.

Là, devant le guichet, il regarde sa montre, 21 heures, passer en matinée, c’est une chance : la gare est ouverte et des trains circulent. Le dernier pour Paris est à 22 heures quarante.

Mais seul dans la salle d’attente, il n’est pas fier de lui : il a fui, il a déserté, il a quitté sa confrérie, il détruit sa carrière — pour une femme pour laquelle il saigne. Il saigne, et le miroir du quai lui renvoie son malheur, son visage décomposé, une loque qui bout de fureur mais sans énergie pour affronter l’infidèle, l’introuvable.

Toujours le film avec les deux amants soudés l’un à l’autre. Images intimes de Marceline, images pornographiques pour entretenir son dépit, sa violence. Ah ! il pourrait tuer pour que la séquence cesse ! En finir, mourir, et dormir pour toujours. 

Dormir, il parvient à dormir, les images se désagrègent, s’espacent, s’effacent, pour laisser la place à la tendresse, souvenirs de baisers bredouillés, débraillés, et voilà le train annoncé. « Vatan avec ton terrible nom tu as gagné, tu m’imposes l’obéissance, mais je vais me venger ! »

Il la giflera l’infidèle, il le cognera l’enjôleur — mais il se rappelle que Bruno avec son physique de boxeur, sa cicatrice sur le cuir chevelu, et son 1 mètre 80 minéral est un sacré adversaire a priori qu’il craint. L’assassiner ? Avec quoi ? Nico n’a pas d’armes. Et puis ensuite croupir en prison, loin d’un micro, cela ne l’enchante guère.

D’abord et seulement récupérer Marceline. Amoureuse du boxeur ? Est-ce possible ? Est-elle capable de penser à l’autre pendant qu’il la bourre, la chevauche — souvent les humains convient leurs fantasmes pour les aider à jouir. Cela lui est arrivé. Elle, elle se verrait bien caresser un homo, ou un minet, une confidence un soir.

Mais c’est comprendre pourquoi qui est prioritaire. Qu’est-ce qu’il a fait ? Plutôt : qu’est-ce qu’il n’a pas fait…. Il l’a délaissée, il n’a pas pris en compte ses incessantes déclarations d’amour sous forme de bouts rimés ? — Les femmes c’est comme ça : il faut leur dire sans arrêt qu’on les aime ! Et ne pas oublier les cadeaux, des bouquets de fleurs, fêter les anniversaires, même en inventer, au débotté : « Notre première rencontre, quand je t’ai embrassée sur le canal de l’Ourcq, hein ? tu t’en souviens ? » 

Il rumine, il rejoue les scènes, jamais il a refusé une séance de baise, toujours de l’appétit pour la toucher…

Alors ? Dans le taxi en pleine nuit qui le conduit chez lui, il a peur, il a peur de lui faire peur quand elle le découvrira dans l’appartement. Crise cardiaque, elle craque, et le mauvais boulevard se termine à l’hôpital avec Marceline, son aimée, sous perfusion.

Éviter le psychodrame, rester entre adultes, explications, tes intentions, rompre ? ce n’était qu’une aventure ? ou c’est du sérieux ?

Il s’assoupit sur le canapé, bien décidé à ménager Marceline, à contenir sa colère, à garder son amertume au chaud pour la resservir plus tard à froid — tout à coup il a l’idée de lui mettre un mot sur la porte afin de la préparer au choc. Une bonne idée ? Non, cela peut l’effrayer, et voilà la femme adultère se carapater pour ne pas l’affronter, tremblante elle se fracasse le nez dans l’escalier, il en aurait des remords.

Nico va se rafraîchir le visage, peigne ses cheveux bouclés, change de chemise, il enfilerait bien son costume de scène mais elle est restée dans sa valise — ne pas faire sa victime, et ne pas la jeter aux orties, au fond une chance de repentir, de réparation existe. Récupérer Marceline, ne pas la punir.

Il branche la télé qu’il regarde en zappant jusqu’à qu’il s’arrête sur les félins d’un documentaire. Beaux tigres, belles panthères… Enfin, il s’écroule sur la banquette vers 5 heures du matin.

La clé qui tourne dans la serrure le tire du sommeil vers midi.

— T’es là, la tournée est annulée ? demande Marceline calmement en allant à sa rencontre. 

Tout ce qu’il sait dire, c’est :

— Pourquoi ? 

La question ne la trouble pas :

Pourquoi ? Au vu de ton « plan carrière », j’avais des raisons de te tromper un peu…

Il avait mijoté une sauce de reproche et de pardon, mais ça ne sort pas. 

La voilà dans ses bras, elle le secoue :

— On remet les compteurs à zéro, la balle au centre, mon amour, et si tu veux on s’en reprend pour 10 ans ! 

Elle esquisse un baiser, qu’il refuse, mais à cause de ce geste de refus qui le déstabilise, ils roulent sur le canapé.

Elle chante.

Mai-octobre 2021,Courson.

 

Fleur de rage, publié aux éditions Arcane 17, et Tenue de galère, publié aux éditions Denoël, sont des romans de Jacques Mondoloni qui se déroulent dans le milieu des idoles de la chanson.

 

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