Yves Rebouillat - Conversation de barricade

  

Pourquoi défendre l’Ukraine ? Par amour ? Par raison ? Les deux ?... Une nouvelle dialoguée d’Yves Rebouillat

 

 

Chroniques Ukrainiennes - n° 3

 

 

Conversation de barricade

  

Anna est emmitouflée dans un grand manteau noir dont le doublage en fausse fourrure dépasse le col sur lequel ses longs cheveux blonds – comme les blés de l’été surgis des terres noires de son pays – s’étalent en désordre et qu’un bonnet de grosse laine multicolore coiffe.

Benjamin est étudiant à l’Université Nationale Agraire de Kyiv. Il devait, dans quelques mois, obtenir un master de « sécurité écologique des technologies agricoles ». Et rentrer chez ses parents. Il est brun, à peine plus grand qu’Anna.

Ils se sont rencontrés et séduits en août 2020, au temps déjà maudit de la pandémie, dans le parc de l’établissement universitaire où Anna est doctorante en biologie végétale. Ils se fréquentent, s’aiment, se le disent, mais ne vivent pas ensemble, sauf pendant les vacances. Ils sont fous de mers chaudes et de soleil. Ne détestent pas le froid sibérien ni le blizzard. Ils ont eu l’occasion de passer plusieurs semaines au bord de la mer Noire, tout près d’Odessa parce que la Crimée volée à l’Ukraine est désormais infréquentable, et en Corse, loin des menaces de l’ours-ogre russe, pour répondre aux rêves de Méditerranée d’Anna et au besoin de Benjamin de retrouver Bonifacio, balcon de famille avec vue sur la Grande Bleue et les mers Tyrrhénienne et de Sardaigne. Benjamin estimait avoir fait carton plein : il faisait découvrir son île à Anna, plaisir à ses parents en les associant à son bonheur, et se ressourçait en la meilleure compagnie du monde avant d’affronter l’année universitaire à venir.

Le couple était loin de penser que celle-ci serait une calamité.

  

7 Mars 2022

Ils sont debout, à proximité d’un grand feu de planches de chantier et de bois de récupération. Un peu à l’écart d’hommes et de quelques femmes de tous âges qui veillent à fluidifier le flux des piétons, des automobiles et des vélos qui empruntent les voies semées de hérissons anti-chars et de triangles de crevaison menant au point de contrôle placé sous leur responsabilité collective.

  

Anna et Benjamin passent facilement d’une langue à l’autre : française, ukrainienne et russe.

  

Anna : « Tu as peur, toi ?

Benjamin : - De quoi ?

- De la guerre.

- Bien sûr !

- Mais quoi dans la guerre ?

- Ben... la mort... la mienne, la tienne, celle des gens, de tous les enfants d’ici qui ne comprennent pas ce qu’il se passe autour d’eux, paniquent et pleurent en entendant le bruit des bombes et en ressentant l’angoisse de leurs parents.

- Et les blessures, graves, handicapantes, tu y penses ?

- Bien sûr, j’ai lu des livres, j’ai vu des films. Je sais : les gueules cassées, les amputations, la cécité, les hémiplégies, la folie...

- Tu y penses, là, dehors ?

- Anna ! On se fait du mal, on pourrait éviter d’envisager le pire ?

- C’est difficile !

- On a choisi de rester là, ça veut dire qu’on a accepté des risques. Non ? Tu veux partir ?

- Oh non ! Je veux apporter ma contribution, ne pas fuir lâchement.

- Ce ne serait pas de la lâcheté, juste une pression que tu ne supporterais pas...

- Tss-tss... Je veux être solidaire et courageuse. »

  

Un membre du dispositif de défense civile du secteur, reconnaissable au large ruban jaune noué autour d’un bras et doué d’une chaleureuse autorité, s’approche, interpelle gentiment les deux jeunes gens et, considérant le nombre trop élevé de personnes présentes sur le lieu, leur assigne de nouvelles tâches : creuser une tranchée sur la grande avenue voisine avec une quinzaine de volontaires et la protéger à l’aide de sacs de sable qui seront disposés en direction supposée de l’arrivée de l’ennemi.

Le fossé a déjà pris forme, une première étape de creusement fait apparaître une longue et peu profonde saignée dans l’asphalte coupant les deux voies.  À droite, à l’entrée d’une rue adjacente, un atelier de remplissage de grosses poches en toile blanche et, à couvert, en retrait, un autre, de confection de filets de camouflage, s’affairent. Benjamin devrait creuser, mais il a choisi de poursuivre un moment encore la conversation avec Anna, pour vérifier, tout en conditionnant avec elle quelques kilos de sable, qu’elle et lui, sont bien d’accord sur quelques fondamentaux de leur engagement.

  

Benjamin : « Anna dis-moi tout, on est vraiment sur la même ligne tous les deux ?

Anna : - L’Ukraine n’est pas ton pays. Si tu es blessé ne regretteras-tu pas ton implication dans cette guerre ?

- Ça fait deux sujets. Un, c’est quoi son pays ? Deux, pourquoi s’engage-ton dans sa défense ?

- Ben oui ! Ne me prends pas pour une sotte !

- L’Ukraine est devenue l’un de mes trois pays ! J’y connais du monde, j’y ai des amis, toi que j’aime, de bons professeurs, j’aime votre façon de vivre et de dire merde aux russes du Kremlin, les bords de mer, les vastes plages, les montagnes des Carpates, les forêts, les centre-villes superbes... Kyiv, Odessa, Lviv... Vous m’avez bien accueilli... Je pense qu’être né quelque part ne doit pas dicter nos choix politiques, qu’il n’y a pas de loyauté prédéterminée, inconditionnellement due à la patrie. Je me retournerais contre l’État français s’il lui prenait la folie d’agresser un autre pays.

- Si j’étais étudiante en France et s’il arrivait à ton pays ce qui arrive au mien, c’est pas sûr que je teindrais une barricade au milieu d’une avenue en attendant la Légion Étrangère !

- Marx a dit un truc du genre : « l’humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre, car il se trouve que le problème ne se présente que lorsque les conditions pour le résoudre existent ou sont en voie d’exister. » En attendant, oublie la Légion et passe à autre chose Anna, tu te tortures.

- Benjamin, c’est un sujet important pour moi. À quel point serais-je responsable du sacrifice de ta vie si, parce que tu m’aimes et que je t’aime, tu l’avais risquée pour moi, ce que tu fais là au lieu de prendre un bus affrété par ton ambassade et de filer dans ton île des beautés. Si tu n’avais pas mis les pieds ici, tu les tremperais dans les eaux chaudes de la Méditerranée !

- La mer en cette saison... si, juste les pieds, peut-être. On est là, gardons le cap !

- On dirait que c’est toi, le Français, qui m’encourage à défendre mon pays...

- Non, c’est pas le cheminement qu’on a suivi.

- Si je désertais là, maintenant, et cherchais à rejoindre mes compatriotes partis à l’Ouest, resterais-tu à attendre les Russes et à t’occuper de la défense de cette avenue ?

- Heu... joker !

- Tu vois ! Je ne serai jamais certaine que tu prends une décision de cette importance librement, rationnellement. Si l’émotion prend le pas sur la raison, si on accepte cela, on renonce à mettre de l’ordre dans le monde en tentant d’éclairer ses peuples sur les causes de ses dysfonctionnements.

- Ouais, ton raisonnement me déstabilise un peu. L’émotion n’est elle pas, au même titre que le raisonnement, un ressort qui peut faire avancer l’humanité ?

- Là, la ferait reculer, puisque tu me suivrais dans ma fuite ?

- Ne joue pas sur les mots.

- En tout cas, ce que tu disais sur le check-point à propos de ton engagement pour l’Ukraine se rattache entièrement aux sentiments : l’amitié, la sympathie, ta bonne opinion de tes professeurs, ton rejet des dirigeants russes, ta sensibilité au désespoir des enfants, la beauté du Pays... ton amour pour moi... il n’y avait aucune considération géopolitique, culturelle, rationnelle.

- Serais-je ce garçon mal fini avec l’intelligence dans les tripes ?

- Benjamin, sois sérieux !

- Je ne pense pas qu’il y ait la raison ou l’émotion, les deux vont ensemble, parfois l’une ou l’autre domine, c’est juste une question d’enjeu et de disposition personnelle et de ce que met en marche cet enjeu : sensibilité ou adhésion intellectuelle à un objectif désincarné dont la réalisation est perçue comme nécessaire.

- Y-a-t-il des objectifs désincarnés ?

- Je ne sais pas... Peut-être faut-il pour se décider, que l’émotion et la raison soient d’accord entre elles, dans des proportions sans importance.

- De sorte que s’il y a divergence, on ne ferait rien ?

- Ou mal, en se mettant en déséquilibre, on choisirait l’une ou l’autre des exigences, intellectuelle ou émotionnelle. Et donc en un mot comme en cent, si tu pars, je pars, si tu restes, je pars.

- Pardon !?

- Petite blague, je reste, c’est pas un lapsus ! Dis, je pense à un truc : exercer par exemple, une violence contre un père qui frappe un enfant dont les pleurs auraient attiré mon attention, c’est quoi, rationnel ou affectif ?

- C’est très affectif ! D’abord, c’est pas à toi d’exercer une violence, ou on admettra que tu n’avais pas le choix... Mais derrière l’émotion, ta colère, il y a une cause juste, un objectif rationnel : la défense du faible contre la brute et le salaud, un peu comme ici.

- Ce sont les pleurs qui m’ont alerté, touché d’abord. Les deux ressorts sont inséparables. Dans notre cas je me bats à tes côtés parce j’adopte ta cause patriotique et parce que je t’aime. Rationalité et émotion sont mêlées. Te retirer ferait de moi qui resterais sur le front, un Français un peu solitaire et hardi, croyant au caractère décisif de sa contribution...

- Des Français courageux, des Américains généreux, des Européens impliqués, physiquement, tous solitaires, il y en a en Ukraine parmi les volontaires !

- Une part de leur mobilisation vient peut-être aussi d’une émotion. La solidarité, la fraternité, l’empathie, sont également des émotions ! Et même, leur émotion pourrait expliquer leur engagement plus largement que leur adhésion intellectuelle à la cause d’un peuple agressé.

- Se laisser guider par les sentiments ne me parait pas moins dangereux qu’agir au nom d’une idée qui conduirait au totalitarisme.

- Les sentiments, les bons, protègent contre la menace totalitaire.

- Pas sûr et jamais si la passion s’installe et ruine la raison.

- Il me faut plus que la justesse intrinsèque d’une Cause et davantage que des certitudes intellectuelles pour embrayer...

- Y aurait-il autant de manières justes de voir et de faire qu’il y a d’individus ?

- Sans doute... Ne penses-tu pas que le plus souvent, on se trouve dans le cas où le cœur l’emporte sur la raison et nous dicte quel acte est juste, nécessaire ? Comme lorsqu’on est juge et partie : je protège mes proches en dépit des fautes qu’ils ont commises ? J’entre dans une maison en feu sans grande chance d’en sortir vivant pour sauver ma famille, mais je m’y refuse pour sauver des inconnus... Je ne vois pas une cause qui serait exclusive d’émotions. As-tu un exemple de cas avec comme seul déclencheur, la raison ?

- Se battre pour la reconnaissance d’un théorème mathématique ?

- Tu n’y décèlerais pas comme un puissant parfum d’ego émanant du chercheur en quête de reconnaissance et de renom ?

- Dans notre cas, on se bat pour l’Ukraine, pour nous et pour l’exemple, on croit à la liberté des peuples, on la défend bec et ongles et on a une chance de réussir. On le doit à nos familles, nos amis, nos camarades de lutte, à tous les enfants du monde et aux potentielles victimes de l’infâme Poutine.

- Parce que l’espoir est un puissant moteur,...

- De toutes façons, je te propose de ne pas régler tout de suite le problème de l’articulation émotion - raison puisque je reste ! Et  j’espère qu’on en réchappera, on n’est pas là pour un suicide collectif ! »

  

On ne peut pas passer les heures les plus dangereuses de sa vie dans des conversations, fussent-elles de barricade, celle-ci ne dura que quelques minutes après lesquelles un vacarme soudain, des sifflements, des explosions se firent entendre. Une pluie de missiles et de roquettes s’abattait à quelques centaines, voire, dizaines de mètres d’Anna et de Benjamin qui filèrent se mettre à l’abri dans un sous-sol proche. Ils espéraient ne pas reprendre cette conversation et renouer avec des actes de défense active de la ville jusqu’à la victoire.

 
Слава Україні !

    

   

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