Paul Dalmas-Alfonsi -  Sur la plage de l'Ostriconi

  

Dans la photo (invisible) se meut tout un monde… invisible, sauf pour qui saurait voir, sauf pour qui sait remembrer. Travail d’ethnographe de la propre enfance, cheminement de poète inquiet…

  

  

Sur la plage de l’Ostriconi

Signe ou pas ? Photo de famille

    

 « Je pensais alors aux contes que l'on débite

sur les voyageurs égarés dans les bois,

et qui aperçoivent au loin une lumière ;

ils s'approchent pour demander du secours,

c'est une cabane de faux-monnayeurs,

où pour la plupart du temps ils sont égorgés. »

Gustave Flaubert

Voyage en Corse (1840)

  

  

La nature doit être parfaite – en totale immobilité. Sinon, moi, je deviens fragile. Ce jour-là, ce fut le désordre. Sur l’image que vous tenez, je suis celui qui tend le bras. Je dois pouvoir  m’en expliquer, et formuler mon point de vue. Un peu théorique, parfois ? C’est surtout parce que j’ai eu peur.

 

1 – Nous voici rassemblés. Pourquoi ?  On n’avait même pas eu le temps de monter nos jeux, notre auvent – la tente pour nous, les enfants. On n’avait presque pas couru après une rapide mise à l’eau.

C’était à peine le début.

Pourquoi donc s’est-elle énervée ? D’habitude, ça venait plus tard, avec l’été bien avancé. Elle commençait à s’emporter contre sa tante, et même son père... Cela sentait notre retour, la fin des vacances et l’école. Pour son père, bientôt la chasse et pour sa tante, les champignons et des lieux secrets bien gardés. Nous, nous serions déjà partis.

 

2 – Lorsqu’on regarde cette image, on nous voit rassemblés, serrés. Mais je ne sais pas qui l’a prise. Notre père, seul, aurait pu dire.

Notre mère est très occupée, hors du cadre, à "chercher pourquoi".

Il restait toujours très couvert par souci de la couche d’ozone : l’Australien qui nous surveillait (cet été-là, c’était bien lui) a déjà tout rangé, bouclé. Il a roulé la voile à pois (un motif panthère très curieux qui aurait pu nous mettre mal sur des bords de mer sans mystères).

 

3 – Notre mère venait d’être "appelée". Et, moi, je suis sorti du groupe quelques années après l’image – pour aller respirer plus loin, et vivre un peu plus sûr au monde. Moi, je suis un aventurier – dont les pieds sont pris dans le sable.

À voir la photo, je le sais. Si chacun, comme on le répète, reconstruit le passé sans vraiment se le rappeler, moi, j’en garde cette obsession. Aujourd’hui, je vous le confirme. Avec des notes de séances, des extraits de récits de rêves, des confrontations détaillées.

 

4 – "À chaux, à sable, en construction... en bord de lagune, à la plage. Des brassées de lettres et de traits – en signaux pour une aventure. Dans les dunes, dans les sous-bois, sur le ciel. Et sur les écrans, les réseaux, avec émotions partagées. Des "contacts" sauront y répondre. De toute façon, message lancé." (Le baby-sitter australien agaçait beaucoup notre père parce qu’il était plus grand que lui).

"Don – contre-don" ? Qu’en retenir ? Que le cadre n’est pas un frein, la plage peut se dédoubler, suivre l’écho, l’accompagner, le nourrir pour qu’il nous étonne." (Soudaine absence de ma mère. Par nécessité, j’associe).

"Ces échanges pour garantir le vif du geste et l’attention – qu’ils se diffusent et multiplient. Et magiques, rythmés, sensibles, qu’ils nourrissent les intuitions des attentifs à ce pari. Claviers, tracés, gestes et mots : par des effets de ricochets, s’y ajoute de la valeur en redessinant l’aventure" : une intrigue de revenants – partage de leurs souffles actifs (si mon  père prenait la pose, est-ce qu’il supposait quelque chose ?).

"Façon de rompre la distance, les rituels don – contre-don progressent en suites de questions. Répondre à l’énigme ? Une question – garantie de continuité. Hors les murs, par-delà la grève : oui au pari sur ce principe – toujours risqué, sinon hors-piste, avec du toupet parce que joueur." (As-tu choisi pour quoi parier ? Sur l’image, on ne le dirait pas. Ma sœur aux cheveux longs se cache. Elle sait aussi se dérober).

"Circulation de biens précieux" ? Pas d’esquive de l’adversaire. Trois enfants dans cet incident, mal arrimés sans qu’ils le sachent. Et leur mère qui n’en peut mais (si l’Australien est dans le cadre et mon frère plus grand que moi, mon père est interrogateur et ajuste – tension – ses lunettes).

 

5 – Elle était passionnée de plage. Elle disait qu’elle s’était battue pour parvenir à l’imposer, son père n’étant jamais d’accord. La difficulté matérielle était de trouver l’occasion pour descendre sans trop traîner depuis le village à mi-pente. La mer était sa vraie passion. Et elle pouvait s’y investir en activités de plein air, même les jours de fort vent d’ouest.

Puis, souvent, remonter à pied.  

Notre mère le répétait : "cet Ostriconi, notre fleuve – en cela, il est comme le Gange – féconde la terre, nourrit l’esprit". (Un lien sérieux. Présence. Échanges. Mais il y a toujours des menaces – des conflits rusés qui somnolent).

 

6 – Posture et maintien – des indices : lorsqu’on regarde cette image, on nous voit rassemblés, serrés. Moi, je tends le bras vers les flots – car dans les méandres du fleuve, à la limite de la mer, j’ai repéré son frôlement. 

Nous abordons la grande affaire. Le serpent va surgir des vagues : la Biscia d’épouvante et d’eau. La peur. Les lieux. Ce fait-divers (un serpent croqueur, le dimanche –  très amateur de paroissiens).

Lorsque, moi, j’ai tendu la main, j’ai compris qu’il y avait danger. Mon père regardait dans la direction du maquis – opposé à l’évènement. (Mais qui donc a pris la photo ?) Je ne vois que moi, bras tendu. Lorsqu’on observe cette image, je me dis : "Le monstre est vivant" (là, je dois parler carrément).

[...] A-t-on perçu ce que j’ai dit ? On n’en voit pas le moindre effet. Et je suis resté dans le trouble, cœur giflé par un sel de peur. Le soleil a dévoré l’ombre.

 

– "Je me suis trouvée ensablée. Et en terrain connu, pourtant. Cela m’a beaucoup retardée", dit-elle. Rien de plus. Ma mère était réapparue – après avoir senti "l’appel" – car elle s’en était libérée. Don – contre-don... Résolution... Paroles exactes à prononcer...  Elle était allée faire l’échange – avec les mots qui convenaient et la distance garantie.

Parce que j’essayais de comprendre, mon frère n’a pas cessé de dire : "Tu n’as été témoin de rien !" – et pourtant je suis concerné.

Cette photo m’arrive à pic. J’ai pu repréciser mes forces. Je prends garde aux « faux-monnayeurs » lorsqu’ils se cachent, avec leurs mots, dans les replis des contes, au plus profond des bois.

Grand besoin de stabilité – il faut gagner sur la torpeur. Pour mieux certifier la légende et défendre mes intérêts, j’en collecte tous les motifs et j’en qualifie les malaises.

  

  

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