- LND 2021 - Mai
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Marseille est une ville à histoires. Chaque lieu, chaque recoin en recèle un lambeau. Ses Corses y ont inscrit les leurs… Un petit diaporama personnel de Paul Dalmas-Alfonsi
MARSEILLE, HAUT-LIEU D’ATTACHE
[Séjours. Passage vers la Corse]
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Derrière ces paroles, il y a une ville. La marche, les arrêts, la traversée du port. Derrière ces mots, il y a celui qui les formule, qui aura vu ce que chacun peut voir. Mais qu’il a cru, parfois, être le seul à voir : il la comprenait tout d’un coup. Puis il se battait contre, ne saisissait plus rien de ses milliers de voix. Ou alors, il trouvait les mots pour la décrire. Et puis non. Stoppez tout. Il n’était plus la ville. Elle battait trop sans lui, à des rythmes impossibles. Ouverte, ou de passage, ou serrée comme une huître. Dans ses suintements, ses éclats, sa rigueur. Marseille ouverte aux quatre coins ou Marseille dissimulée.
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Sans mémoire ? Non, ça jamais. Gonflée de toutes ses histoires, pétrie de toutes ses odeurs, et ce sont elles qui décident. Et choisissent de rappeler.
Quand j’essaie de mobiliser des souvenirs d’ici, c’est la ville qui vient d’abord. Les personnes et les situations y seraient comme diluées. Dans cette opération, on ne perd pas son caractère mais on s’inscrit dans un esprit de ville. Un style, un concentré des valeurs de la ville. Chacun y trouve ses repères : quelque chose de minéral – colline, rocher, bâtiment –, les changements de la lumière, ce pan de mer qu’on aperçoit quand l’avenue fait un détour, etc.
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Par quel biais l’approcher, la ville ? On n’y réfléchit pas souvent lorsqu’on y vit, tout occupé qu’on est à ses propres affaires. Je descends de chez moi, elle est mon territoire et me façonne toujours plus, en retour. Elle s’imprime en moi. Belle-de-Mai, Réformés, la Plaine. Belle-de-Mai, Porte d’Aix, Joliette. Vers l’Estaque. Vers Saint-Victor. Vers la première des calanques...
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Ils ont pu avoir tous les sens, ces parcours ; tous états d’âme et sentiments. Les trajets du désœuvrement (inquiétude). Les trajets du délassement (plaisir tranquille). Les trajets de la séduction (projet fluide de la rencontre et retrouvailles confirmées). Culpabilité repoussée ? Promenades de la paresse. Et les trajets de lassitude, les trajets de la dépression, ceux de la hâte, ceux du plein vent, ceux des jours plutôt bien, là pas d’hésitation.
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“Mais tu vis où, toi ? Je ne le sais pas. – Ces temps-ci, je partage un appartement dans la Caserne des Douanes, près du boulevard National. – Mais, tu n’es pas douanier ! – Non ! Pas du tout !” Il est possible de jouer sur plusieurs tableaux à la fois. Insulaire, on y a recours.
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Nous n’habitions pas Marseille lorsque j’étais enfant. Nous nous y arrêtions toujours pour rallier la Corse et au retour. Passage par Marignane dont j’aimais bien l’étendue de plaine et l’étang, les couleurs étranges des retenues d’eau, les boues qui virent à la lumière et les dépôts de sel brillant. Passage par Marignane, ses chaleurs fortes ou le mistral, parfois des gris plombés. La traversée des pistes à pied vers les Bréguet deux-ponts à hélices. Ils donnaient l’impression qu’on partait en exode dans des appareils militaires. Les Caravelle, ensuite, nous ont fait basculer dans la modernité.
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Nous, pas encore modernes, nous nous installions à chaque fois, pour quelques heures, chez un oncle de ma mère qui logeait tout en haut du cours Devilliers, dans le centre-ville. La montée si raide me paraissait terrible. Les immeubles étaient élevés et grisâtres, les ferronneries très sévères. Il fallait arriver au tout dernier étage.
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L’escalier avait une odeur lisse, épaisse et fraîche que je n’ai jamais connue que là. Elle était un mélange de l’encaustique des tomettes, du vernis de la rampe en bois, du passage des locataires dans la pénombre et l’humidité. Ma tante, tout là-haut, penchée sur la rambarde, avec son accent étonné, marqué dans les aigus, de Corse de Marseille “bien”, se laissait ce jour-là déborder par de l’enthousiasme : “C’est vous ? C’est bien vous ! Enfin !”, appelait-elle. “Eh oui, c’est nous !” On montait.
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L’appartement était très vaste et bizarrement agencé (on en avait associé deux en abattant une cloison, ce qui donnait un labyrinthe avec des couloirs en trop et un mélange incohérent de belles pièces et de réduits, souvent aveugles).
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Il y avait un très long balcon, à peine calé sur le vide, donnant loin sur les toits et la vie très privée des gens. On voyait bien la gare et sa verrière, sa façade en surplomb sur son escalier magistral et la grande caserne impassible (elle avait digéré bien des hommes de la famille).
Tout au bout du balcon, il y avait un renfoncement avec des plantes grasses et des misères en pots, un refuge en terrasse. “On se trouve un peu comme aux Goudes ou bien dans les vignes, à Cassis ! Et en pleine ville ! On ne bougerait pas de là.” Pas plus de mer que de campagne, c’était un cabanon des toits.
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Même par temps tout juste correct, notre oncle nous attendait là, avec son air de présider je ne sais quelle réunion solennelle où il aurait eu à donner son avis pour conclure. Il prenait vite mon père à part. S’il faisait trop froid, ils allaient s’engloutir dans les fauteuils en cuir. Ma mère allait discuter avec les femmes à la cuisine ou avec l’une de ses parentes au fin fond de l’une des chambres. Moi, je ne savais pas où me mettre et je m’imaginais qu’on flottait sur la ville.
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Notre oncle recevait beaucoup de Corses de chez nous. Il était là depuis longtemps, il pouvait donc “rendre service”. Mais, après, quand on n’avait plus besoin de lui, on oubliait de venir le voir, se plaignait-il. Il continuerait à le faire… parce qu’il fallait aider les gens… parce qu’au début, lorsqu’on débarquait, c’était dur… Il continuerait à le faire, malgré tout… Pourtant… Nous, comme on n’avait besoin de rien, ce n’était pas du tout pareil. On était là pour faire fonctionner la famille et se confirmer qu’on s’aimait. Comment ? Pourquoi ? C’était une autre histoire. À Marseille encore plus qu’au village, sans doute. Parce qu’en ville, ils avaient l’impression de pouvoir se choisir, à l’écart des obligations.
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Que Marseille était raide, alors ! Plus de canal des Arsenaulx ; la ville s’était obscurcie. Encore toute désorientée de son centre assommé de guerre, on la faisait s’étendre au nord en scalpant pinèdes et collines pour y édifier des immeubles. Plus chaleureuse, plus gouailleuse, elle avait été autrement. On cherchait à s’en souvenir. Des images nous le montraient.
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Quand j’ai vécu ici, plus tard, j’ai connu beaucoup de rudesse. Dans la rue, l’ambiance était aux loisirs imposés pour tant de ceux qui s’y pressaient. Il y avait pour moi les calanques où j’ai appris à respirer, la grande jetée du large et les îles, les fêtes du début d’été. Toute l’Estaque à découvert lorsqu’on doit y passer en train. La ville ? Un contenant où les gens vivent fort. Elle impose mais peut, grâce à eux, s’assouplir à nouveau. J’attendais de revoir la façade du Théâtre des Variétés. Elle a repris bien des couleurs Mais la grande salle n’existe plus. Archie Shepp... Art Blakey, peut-être ? Barre Phillips. J’ai écouté du jazz, ici. Les écrans s’y démultiplient avec espaces en réduction.
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