Doria Pazzoni-Gavini - Napoléon et moi

  

Un père n’est-il pas un empereur comme un autre… ? Une nouvelle de Doria Pazzoni-Gavini.

  

  

Napoléon et moi

  

 Il y a des jours avec et des jours sans c’est tout ! Les voyez-vous les dragons, les hussards, la garde, et devant vous l’Empereur qui les regarde.

 À la maison, certains dimanches matin revêtaient des allures de fêtes. Du haut de cette pyramide cent siècles vous contemplent. Je le revois encore devant la glace dans l’encadrement de la salle de bain, le plumeau à la main et la crème à raser sur le menton. Et vas-y que je l’étale. Un va-et-vient de pinceau jusqu’à obtention d’une mousse blanche et le voilà semblable à une montagne enneigée. Les yeux vifs et joueurs, j’aurais tellement aimé y plonger mes mains, mais je suis suspendue à ce personnage qu’il me semble connaître et qui se transforme en cet autre attachant. Lui et son autre lui, cette dualité qui me déstabilise, me projette dans un grand trou noir ou le vide sidéral parfois.

 Aujourd’hui c’est bon et l’humeur est chantante, des pas de deux, des pas de danses. Là, ce père ou parfois ce monstre se découvre des allures de faiseurs de mots. À chaque coup de rasoir son expression s’aiguise. La garde meurt mais ne se rend pas ! Tu trembles carcasse ! Tout tremble et rien ne bouge ! Le roseau plie mais ne rompt point ! J’adore ! Je me sens rempli de la force physique de sa déclamation, à la guerre comme à la guerre, nous avions l’offensive et presque la victoire, et il neigeait. Oh oui sans le vouloir j’assistais à la naissance de l’empereur. Je ne comprenais pas tout, mais à son allure physique, je le ressentais dans les os. À chaque intonation je retenais mon souffle, pour rien au monde je n’aurais voulu qu’il arrête de me raconter l’histoire. Oui ce père aurait aimé prendre les armes. S’engager dans la marine ou dans l’armée comme le faisaient de nombreux jeunes à cette époque-là. Revenir fiers, au village, avec des galons, la tête haute, l’esprit de conquête et en prime quelques sous qui faisaient d’eux des objets de séductions et de cultes. Les jeunes dames s’empressaient de les voir et la famille arborait son joyau. 

Mais le sort en a voulu ainsi. Une mère tentaculaire réduisit en pièce le rêve fou de ses dix-huit ans. En pleine force de l’âge, fougueux prêt à conquérir le monde, le sang bouillonnant et la douche froide du refus. On ne désobéit pas à une mère à cette époque-là et le tour est joué. Sa vie, le village, le café, la salle de bain et ses rideaux, son théâtre, son exutoire, ses tsoins tsoins et ses bras en canard. Que je l’aimais ce père-là, quand il incarnait ses personnages, certains comiques, d’autres chantant ou d’autres tonitruant. 

Je n’ai jamais su pourquoi en ma seule présence père se délivrait d’un fardeau lourd, pesant et culpabilisant. Ces jours-là, légers comme une plume, un jeu de jambe digne d’une étoile de l’opéra de Paris. Et une fois de plus ce virtuose de la voix s’élance, ni Dieu ni maitre, je suis le seul maître à bord et là, je le vois à la proue du bateau conquérant, moi aux aguets, père à bâbord, père à tribord, père délivre-moi du mal, père délivre-moi du sort. C’était chouette ce temps-là ou plus exactement cet instant-là. 

Il y avait des moments tout aussi sympa quand lui, l’exclu de la bataille, devenait un des grands hommes de l’histoire. Oui, il était passionné d’histoire et s’enflammait en politique. Ma mémoire, brouillard, brouillon, buvard. J’en ai soupé des personnages. Ramollino, tiens c’était qui déjà ? Ah oui, Laetizia Ramollino ! Il l’aimait bien celle-là ! Sûr, elle au moins a guidé son fils vers les révérences et les saluts hautains et les victoires. Voilà je comprends mieux pourquoi je n’ai jamais entendu mon père parler de grand-mère silence de glace. Les infos se captent à tous les grands hasards, un mot par-ci, un son par-là, des suppositions si, des regards en coin. Bref, pas de quoi remonter le puzzle de ces années-là. D’ailleurs cette femme-là, a disparu de tous les radars. Personne dans la famille ne posait de question. Son seul portrait à la maison trainait comme un vieil ustensile sans intérêt. Je comprends mieux ce père aux accents de colères, d’inflammations et de grisailles. Certains jours, l’angoisse le terrorisait, une difficulté respiratoire le secouait et l’embarquait dans les méandres de la défaite. Les étendards s’éteignaient sous le regard désespéré du soldat à l’agonie. Il a fait la guerre père, mais je ne sais plus très bien. 

Une fois, il était au front avec les camarades et ils entendent au très loin la voix du rossignol chantant, celui que les dames courtisent sans autre égard, le chanteur des enchanteurs, Tino et sa voix d’ange. Oui, ils ont déserté, fiers d’aller retrouver un compatriote à la voix d’or. Tino Rossi, l’Ajaccien à la conquête de l’espace. Tino lui et son Papa Noël inimitable et les milliers d’étoiles dans les yeux des enfants. Quand on y regarde de plus près c’était l’époque des foulards de soies et des mocassins blancs, de la brillantine aussi. Les cheveux plaqués en arrière et le gilet sous cravate, des petits airs mafieux mais pas de trop. Ils étaient beaux mecs et ils le savaient. Les jeunes femmes pimpantes et colorés sourires aux lèvres et baisers. C’était l’époque des rires, des difficultés, de l’entraide et des dires. Ils étaient jeunes, « ils étaient beaux, ils sentaient bon le sable chaud. »

Il va pourtant falloir raconter l’histoire à nos jeunes, leur dire que nous vivions aussi la fleur aux dents. C’était l’époque des amitiés solides, la communauté faisait groupe et affrontait les tempêtes au corps à corps. On se serrait les coudes et se donnait les mains. Il va falloir leur dire que les embrassades étaient à grand tour de bras, les rigolades assis en tribu aux cafés, nous étions fiers et montagnards. On adorait se retrouver et sentir cette chaleur affectueuse et cette odeur maquis. On vibrait au rythme du groupe, les dangers nous semblaient si petits et inatteignables. On chantait, on dansait, on bringuait dans la joie et le plaisir de l’autre ! Il va falloir leur dire que nos anciens ont connu les tranchées et l’orgueil de défendre la patrie, qu’ils ont été, la fleur au canon, donner leur vie. Il va falloir leur dire que l’air avait encore sa pureté et les prémices de la pollution sous le nom de DTT, cette poudre jaune qui soi-disant en passant était censé protéger le fruit sur l’arbre. Le problème vient surtout que nous enfants nous nous servions directement à la source et croquions à pleine dents des produits naturels saupoudrés de chimiques envahisseurs. Il va falloir leur dire que l’époque du formica a débarqué dans l’île, et les meubles de bois sculptés par des doigts habiles jetés aux oubliettes comme tant d’autres belles choses d’ailleurs. Il va falloir leur dire que nos anciens reconnaissaient Napoléon Bonaparte comme Empereur. Il le reconnaissait grand homme, fin stratège, celui qui préparait la guerre avec des soldats de plomb. Le génie de la bataille. Celui qui a tenu le monde dans ses mains. Quel orgueil, quelle fierté. Celui qui en a gagné des médailles, le conquérant, le dieu de la baston. Et ce n’est pas Waterloo, sa pluie et ses pieds gelés qui vont le faire dégringoler de son piédestal, non il fait partie de la mémoire collective et son image fait reluire la Corse bien au-delà de nos monts. Napoléon et sa couronne, Napoléon et l’aigle royal celui qu’il a dû chevaucher bien des nuits pour retrouver son chemin quand il était en proie aux désastres dans des contrées sauvages et lointaines.

Secrètement père vénérait Napoléon, le petit homme aux grandes choses, il en rêvait certainement, lui qui a su convaincre la mère pour franchir les eaux et asseoir son nom ad vitam aeternam. L’empereur au cheval blanc à la crinière d’argent, sa tactique et son Sainte-Hélène et le repos du guerrier pas loin de son île natale. Oui père aurait aimé avoir cette gloire, cette vénération pour la guerre, les victoires et les défaites. Et son chapeau alors ? Reconnaissable au-delà du nombre, cette élégance et cette aisance dans le port du costume des apparats et son couronnement. Napoléon, celui qui très jeune fut formé au métier d’officier du roi et qui à la force de son mental devient un des plus grands chefs militaires de tous les temps. Et que personne ne s’aventure à le dénigrer ou même se rabaisse au fait de le dire corse ou italien. Peu importe père l’avait déjà intronisé et fait sien. Nulle critique ne pouvait assombrir un si brillant palmarès et ni que les bien-pensants depuis leur fauteuil rejouent l’histoire d’un jeune Corse devenu empereur pour le dompter à leur manière et noircir le tableau glorieux du génie de la guerre. Père ne comprenait pas que l’on ne puisse reconnaître à cet enfant prodige de la gloire les palmes dû à son honneur.

Il aurait pu tomber dans l’oubli de l’histoire, mais un si grand destin ne peut laisser de marbre et la fierté des Ajacciens dont la ville a donné le jour à ce génie du stratège, lui voue chaque année commémoration.

Oui père aimait jouer la guerre, il aimait se redresser, se croire au champ de bataille. Il suffisait de regarder son visage qui s’éclairait au moindre coup de canons qu’il imitait en projetant des sons dans la salle de bain sonore, oui des canons. Lui seul avait le secret des imitations. J’y étais, je m’y croyais, je m’y voyais et m’élançait dans l’histoire. Avec lui la gloire, oui celle de mon père. Il les fera trembler encore sur le rocher de Sainte-Hélène. Vas-y père montre-leur à tous de quoi est capable le petit homme devenu empereur.

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021  et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.  

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La première proposition à laquelle le présent texte souscrit était : « Napoléon et moi » : écrire une page à partir des idées, souvenirs, images qu’évoquent en moi le personnage de Napoléon.

 

  

  

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