Pierre Lieutaud - Les neiges éternelles

   

Le progrès, cette machine à fabriquer de nouveaux mondes à partir d’un « rien », d’un bout de viande… Une anticipation de Pierre Lieutaud.

  

  

Les neiges éternelles

 

    

La crise avait transformé le monde en une grande braderie. Nuit et jour, les ordres d’achat et de vente de sociétés, de régions et de pays entiers passaient en haut du ciel dans le silence des étoiles et l’indifférence des gens. Les populations souffraient, les dettes filaient et les États n’avaient d’autre choix pour assurer leurs fins de mois et empêcher la fin du monde que d’emprunter. Mais où, et à qui ?

De la logique nordique combinée à la rigueur protestante, à la froideur à la fois de la terre et des gens et au désir universel de confort domestique était né Block, un groupe tentaculaire qui régnait sur l’intérieur des habitations de la planète. Les cuisines n’étaient plus que des assemblages de morceaux de toutes sortes estampillés Block, les placards et les armoires des panneaux d’agglomérés de copeaux de bois, les salles de bain des kits de toutes les couleurs. Et toutes les tentatives pour limiter ce pouvoir, en diffusant notamment à grands frais sur toutes les ondes la chanson « Ne me quitte pas », n’avaient pu empêcher cette hégémonie. Pas plus que les autres, l’arme de la dérision n’avait pu entraver l’ascension de Block.

« Block est l’avenir, la pureté, la nature intacte », répétaient les slogans publicitaires. Et dans des décors de bois clair, de verts pâturages, de champs de narcisses et de sources limpides, on voyait sur tous les écrans courir entre les violettes et les boutons d’or des fillettes aux yeux bleus, aux tresses blondes et au sourire illuminé …

Block régnait sur un tas vertigineux de milliards et ne savait plus où les investir… Forte du succès qu’elle venait de rencontrer dans la vente des automobiles-à-monter-soi-même, la société avait décidé de s’emparer d’un des marchés les plus lucratifs du monde. Le marché des viandes. C’est à elle que les gouvernements demandèrent des prêts et un accord fut rapidement conclu. En échange de cette aide salvatrice, les États fermeraient les yeux sur les projets de la société et s’engageraient à veiller à leur bon déroulement. Déjà sourds aux plaintes de leurs populations, ils devenaient maintenant aveugles. Dans l’obscurité et le silence d’un monde sans queue ni tête, on vit alors naître un projet inconcevable à l’époque passée où l’humanité pouvait bader aux corneilles, rêvasser au bord des fleuves, écrire des poèmes, chantonner dans le vent du soir ou tout simplement réfléchir… 

 

Le projet de Block était révolutionnaire et si bien ficelé qu’il fut aussitôt mis en place... Comme l’exigeait la société et le permettaient les accords, il était désormais interdit de consommer les viandes d’animaux abattus… Ces bêtes à viande, décor de la ruralité et de l'enfance qui peuplaient auparavant les prairies et les fermes pouvaient enfin mourir de leur belle mort et en dehors de rares bêtes sauvages, réfugiées au fond des forets reculées et dans les hautes vallées délaissées par l’urbanisation du monde, il ne resterait bientôt que quelques exemplaires de chaque espèce domestique, enfermés dans des enclos et surveillés nuit et jour par les services vétérinaires comme lait sur le feu. 

Finies les kyrielles de bêtes à viande sur les routes et dans les champs, il n’y avait d’autre choix pour se nourrir que d’utiliser les viandes nouvelles… Des viandes de culture, produites en grande quantité à partir de cellules musculaires prélevées sur les spécimens de chaque race d’animaux vivants… On leur piquait les fesses de temps en temps pour aspirer quelques cellules. Ils se retournaient, l’air surpris et puis se remettaient à brouter l’herbe tendre ou à dévorer leurs proies...

Dans les étalages des Block Market, à côté des viandes de culture traditionnelles, bœuf, veau, agneau, mouton, on trouvait des viandes inhabituelles, entrecôte de zèbre, de renne, cuisseau d’ours blanc et de panthère d’Afrique, débitées sous forme de blocs, tranches, lanières, disques. Un peu plus loin s’empilaient des os de pot-au-feu qu’une scie détachait d’un os tout droit de plusieurs mètres de longueur pendant qu’un distributeur au bec nacré chuintait en déversant à la demande des doses de moelle osseuse dans des gobelets de carton.

De nouveaux traités de cuisine, distribués gratuitement, détaillaient la façon la meilleure de préparer la bavette de loutre, le jarret de mouflon, l’épaule de loup de Sibérie, le cuisseau de tigre… Et pour que le goût ne soit pas toujours le même, qu’une monotonie gustative ne s’emparât des consommateurs, on variait sans cesse les prélèvements de cellules pour offrir aux clients ébahis du yak, du buffle, du zébu, de la chèvre andine… Mieux encore, on soumettait le même animal à des régimes différents afin que la viande cultivée à partir de ses cellules ne soit jamais identique. Avant les compétitions, les sportifs consommaient du mouton de pré salé transporté en haute altitude pendant des mois, ce qui avait tant modifié le système énergétique de ses cellules qu’elles captaient l’oxygène avec une avidité inconnue et amélioraient les performances de ceux qui les ingéraient.

La logique commerciale exigeait de produire toujours plus et de convaincre les gens de consommer cette production… On mit en vente toutes sortes de viandes : épaules d’antilopes, cuisseaux de crocodiles ou jarrets de chameaux. Les employés des Block Market, revêtus de la tunique blanche où s’étalait le logo DBP (Dietetic Block Paradise), expliquaient aux gens qui passaient dans les allées les bienfaits de cette consommation sur leur santé physique et mentale.

« Vous le valez bien », disaient les spots publicitaires. 

« Pensez à vous. Avant de quitter le monde, gouttez-le tout entier ».

 

La consommation crut, crut encore… Et puis, la monotonie de ces aliments dont on ne reconnaissait l’origine qu’à l’étiquetage fit baisser les ventes. 

L’homme est ainsi fait qu’aussi étourdi qu’il soit par une variété d’offres, il finit toujours par trouver un dénominateur commun qui relie toutes ces choses et qui engendre l’ennui… Et l’ennui ne concerne pas le détail de ce qu’il contient. Non. Le cerveau humain se lasse et ne veut plus… Une sorte de méthode globale qui accepte puis rejette cet ensemble quand il en a assez…

La parade à cet ennui, expliquèrent les communicants et les experts en force de vente, c’était le gavage qui ne devait pas s’arrêter. 

« Les études montrent que le gavage empêche de penser. La digestion provoque un affadissement de la pensée, une mise en sommeil de la réflexion dans une ambiance aigre-douce et léthargique. Le gavage, Messieurs, ou la digestion permanente, enlève au cerveau l’esprit critique qui s’y niche. L’encéphale tout entier sombre alors dans un déni passif et têtu et attend la fin de cette digestion pour reprendre vigueur. Eh ! bien messieurs, il ne doit pas y avoir de fin de digestion ! Nous devons émoustiller leur imaginaire pour que nos concitoyens se gavent à nouveau… L’obligation qui nous est faite est d’enrichir notre gamme. Nous devons transformer nos produits pour en assurer la vente (les stratégies de communication fonctionnent en retournant les problèmes, en culpabilisant les victimes et en faisant passer les bourreaux pour des sauveurs. Ainsi, les producteurs devaient se dire obligés de répondre à une demande de consommateurs menaçants, au risque, s’ils s’y refusaient, d’être responsables de ne pas faire face à des besoins exprimés par les gens).

Et pour assurer vos ventes, vous devez changer votre image », proclamaient les publicistes. Aller au-delà, passer pour une association caritative, voilà la clé du succès. Et ils donnaient comme exemple de la perfection absolue la société qui sauvait l’Afrique en l’inondant de lait en poudre.

On modela des gigots, des fausses côtes, des jarrets… Ils prirent un aspect esthétique et suggestif, on agrémenta ces viandes monotones de quelques morceaux de nerfs ou de gras, et tout cela pour que l’homme retrouve ses instincts carnassiers et réalise dans quel morceau de sa proie animale il plantait les dents. Certains allèrent jusqu'à dévoyer l’origine animale en façonnant ces stocks sous des formes suggestives : corps de femmes nues, oursons souriants, écureuils, petits ballons, camions de pompiers, maisonnettes de garde barrières…

Le résultat fut incomplet. Les ventes stagnaient et si on ne faisait rien, disaient les rapports des conseils d’administration, le monde finirait par ne consommer que ce dont il avait besoin. L’obésité, le diabète, les rhumatismes des hanches et des genoux disparaîtraient et avec eux l’industrie du médicament, des loisirs, de la vie au grand air, des séries télévisuelles, des journaux spécialisés, du transport individuel, des escaliers roulants, des ascenseurs, des croisières de masse et de la construction d’avions gros porteurs…

  

Pendant qu’on distribuait des lignes de crédits qui n’en finissaient pas pour juguler cette dérive, d’autres phénomènes se faisaient jour un peu partout, sans relation avec la mainmise de la société sur le monde, mais en raison de l’inventivité de l’homme que nulle loi, organigramme, ou plan de développement ne peut circonvenir. Cette découverte avait en effet ouvert son imaginaire à des utilisations qu’il n’aurait jamais osé concevoir.

Dans les moments où tous les repères s’effacent, l’homme cherche toujours un refuge, un abri. Un prélèvement anodin et indolore de cellules musculaires sous la peau suffisait pour une production de viande de masse ! Alors, pourquoi ne produirait-il pas sa propre chair ? Il ne dépendrait plus de personne… C’était interdit mais c’était facile. Il le fit. D’ailleurs, à bien regarder, où donc était l’interdiction ? Mangez-en tous, ceci est mon corps, avait dit le Christ… Il le mangea et trouva succulent ce morceau de lui-même du bout de sa fourchette. Ça lui paru drôle, comme quelque chose d’impossible, d’inconnu, il hésita, se demanda si des crampes allaient lui tordre l’estomac, des vomissements secouer son corps… Rien… Ce morceau de lui-même s’imbriquait sans difficulté avec son corps… Que je suis stupide, pensa-t-il, comment pourrait-il y avoir un rejet, c’est du même corps qu’il s’agit… Et là, il frissonna… Les yeux dans le vague, il ne savait plus où était l’avant, l’après, le sacrilège, l’innovation, la peur, la honte… Tant de mots défilèrent dans sa pauvre tête qu’il finit par se dire : stop ! Arrêtons de penser, simplifions ce qui m’arrive, je suis un cannibale oui, mais finalement je ne porte atteinte à personne, je m’auto-consomme. Il regarda le petit morceau de viande piqué sur sa fourchette, frissonna encore… non, je m’auto-goutte…

Un cannibalisme feutré. Les adeptes de cet auto-cannibalisme de plus en plus nombreux consommaient des morceaux de culture d’eux-mêmes, au moyen de potages et de courts- bouillons sans utiliser les grills ou rôtissoires qui faisaient froid dans le dos en évoquant des souvenirs terrorisants.

Consommer sa descendance fut aussi essayé, pour retrouver des traces de soi-même que le temps et l’environnement avait modifié. On consomma aussi ses parents pour retrouver ses racines, la douceur du temps passé…

Malgré tous les efforts de Block, qui proposait maintenant des viandes rares à des prix défiant toute concurrence, les gens continuaient à s’auto-consommer et les ventes s’effondraient…

Conformément à l’accord conclu qui donnait à Block l’exclusivité absolue sur le marché des viandes, ses dirigeants demandèrent que cessent ces pratiques reconnues comme anti-commerciales.

 « Messieurs, déclara le secrétaire général à la tribune de l’ONU, nous avons les preuves de la consommation de viande humaine par les hommes… Bien sûr, certains diront qu’il ne s’agit pas de cannibalisme stricto sensu, que cette viande est de culture… Mais je vous le dis, cette dérive met en danger l’humanité toute entière.

  

Mais déjà, l’imaginaire de l’homme reprenait sa course. Ce qu'il cherchait sans le dire et qu’il croyait maintenant possible, c’était de prolonger sa vie pour qu’elle ne finisse pas. 

Depuis un moment déjà, le professeur Buissonnière s’était attelé à ces recherches. L'ingestion de viande cultivée à partir de ses meilleures cellules, de ses meilleurs muscles, de celles de sa descendance permettait à l'homme de rajeunir, d'entraver le vieillissement, mais il mourrait quand même, certes en meilleur état, mais il s'en allait comme avant.

« Messieurs, déclara-t-il à ses collaborateurs, nous ne sommes qu'au début d'un long chemin. Comment arriver au bout ? En cultivant des jeunes cellules humaines, en les modifiant, en les mélangeant, en les nourrissant avec des solutions habituelles ou improbables et en arrivant enfin à les rendre immortelles, je ne sais comment, mais voilà le but. Ensuite, nous les réintroduirons chez l’homme, dans toutes les parties de son corps où elles remplaceront ses cellules et lui assureront l’éternité. »

C’était ça, pensait-il, la fin de la crise. Changer d’époque, de temps, de monde. Et d’homme aussi… Un homme qui n’écoutera plus les mensonges des financiers, les diktats des organisations de tous bords, inféodées à on-ne-sait-qui… La solution à cette crise qui n’en finissait pas, c’était un homme qui lui aussi n’en finirait pas, un homme nouveau que l’immortalité rendrait insensible aux boniments, aux influences, travailleur, fidèle, courageux. Une bonne personne, un honnête homme, dupliqué à l’infini.

  

À la tribune de l’ONU, le président, mis au courant du projet inconcevable d’immortalité, philosophait à défaut d’autre chose. Tous les équilibres du monde, bien au-delà des rétorsions de Block, étaient en jeu. Bien sûr, ce projet ne déboucherait sur rien, mais il mettrait dans la tête des hommes un espoir insensé, un rêve impossible. Qui alors maitriserait ces foules ? 

« Oui, messieurs, j’ai peur de l’immortalité que les hommes croient possible, de cette jeunesse éternelle qu’ils pensent à portée de leurs mains… Que va devenir l’homme ? Que vont devenir les équilibres politiques, le destin, le temps qui passe, l’autorité parentale, les âges de la vie, la résignation pour la mort inéluctable ? Qui va penser à demain, si demain n’existe pas ! Attention, messieurs, nous nous apprêtons à franchir un pas qui nous mènera nous ne savons où !

Il but une gorgée d’eau qui lui paru fade et tiède et il poursuivit, ou plutôt il termina dans un souffle :

- C’en est trop, messieurs… »

  

Emporté par le souffle de l’éternité, sourd à l’éthique que voulaient lui imposer les pouvoirs publics, le professeur Buissonnière, entouré de centrifugeuses qui tournaient jour et nuit, l’œil rivé au microscope électronique, poursuivait ses travaux sous la lumière crue des néons de son laboratoire. Il étudiait la vie des cellules en dehors du corps humain, dans des milieux de culture… On savait que les cellules humaines ou animales pouvaient y vivre et s’y développer et que, repiquées dans un nouveau milieu, elles continuaient à se reproduire, mais jusqu'à un nombre de repiquages déterminé et toujours le même au terme duquel elles mouraient. Une durée de vie programmée par une horloge biologique dont on ne savait qui faisait tourner les aiguilles.

Il fit baigner de simples cellules embryonnaires humaines dans tous les bouillons de cultures imaginables. Il y ajouta un broyat de cellules humaines si fin que les hélices nucléiques n’étaient plus que des débris de confettis, les chromosomes des boîtiers microscopiques éventrés d’où pendaient au bout de filaments multicolores les gènes qui semblaient des diablotins sortis d’une boite ou les touches d’un piano éclaté. Les cellules changeaient de forme, semblaient se déplacer plus vite, intriquaient leurs enveloppes avec plus de variété, poussaient des ramifications dans tous les sens comme des feux d’artifices, mais elles mouraient à la même heure que celles d’où elles venaient, comme si quelqu’un ou quelque chose tirait un rideau de théâtre sur leur prestation inutile.

Buissonnière en tira la conclusion d’une évidence absolue qu’avec des morceaux d’humain, même infinitésimaux, il ne changerait rien au destin de l’homme. Manifestement quelque chose ou quelqu’un empêchait ou ne voulait pas de son éternité. Comme les chercheurs, les génies qui pénètrent dans la profondeur de l’inconnu, Buissonniere n’en était que plus émoustillé. Avec les bottes de sept lieux de ses microscopes, devenu un marquis de Karabakh de la science, il sautait les obstacles, il osait l’impossible et se moquait des conséquences de ce qu’il trouverait. Chercher, chercher encore, trouver. On verrait plus tard les avantages et les inconvénients de la découverte.

« De l’air, messieurs, de l’espace, du souffle, de l’ailleurs… Si nous parvenons à sidérer les défenses cellulaires de nos cellules en faisant intervenir une dissemblance telle que les systèmes de protection de l’espèce humaine, déboussolés, débordés, ne sauront pas par quel bout prendre cet étranger, alors, peut-être assistera-t-on à l’alliance de la carpe et du lapin et franchira-t-on un pas fondamental dans l’évolution de l’homme qui n’en serait plus un, mais un homme plus autre chose. Des cellules nouvelles à la vigueur inconnue… Un saut vertigineux… »

  

C’est dans un bouillon de culture dans lequel Buissonnière avait mélangé des cellules humaines avec des cellules de lama que les choses changèrent. Des lamas de très haute altitude, une espèce rustique et robuste nourrie d’épineux, d’edelweiss et de perce-neige qui poussaient entre les névés… Des cellules si imprégnées de senteurs d’altitude, de thym, de myrte et de genièvre que le bouillon de culture exhalait une odeur entêtante et sucrée. Les cellules embryonnaires humaines reposaient, paisibles, allongées comme des vestales assoupies, échevelées de leurs enveloppes duveteuses. Ceux qui avaient l’œil dans l’oculaire notèrent que, dans un premier temps, rien ne bougeait. Ils mirent au grossissement maximum. Rien. 

Et puis ce fut comme un bourdonnement d’abeille qui monta dans la salle… Et puis un chant léger, une berceuse… Le bruit de fond du monde, murmura un acousticien… Alors les cellules humaines se groupèrent en amas. Maintenant, une ronde apparaissait. Et quand la berceuse reprit, elles se mirent à tourner au rythme de sa musique. Si langoureusement et si longtemps que passa le temps prévu et habituel de leur disparition. On les repiquait et elles dansaient… L’horloge biologique sonnait les douze coups d’un définitif minuit, peu leur importait, elles dansaient… Buissonniere pleurait,

« Messieurs, nous avons franchi la barrière des espèces en même temps que nous avons créé des cellules immortelles communes à l'homme et à l'animal ». 

  

Avec ces nouvelles cellules souches, l’équipe de Buissonnière fit naître un être vivant. Un lama qui ressemblait aux autres lamas… Le premier exemplaire de transhumanité. Block apprit très vite la nouvelle et, au nom de l’exclusivité qui lui avait été attribuée sur toutes les viandes, il confisqua aussitôt le lama et le soumit à une expertise qui dura plusieurs jours. Il était identique aux autres lamas, avec la queue, les pattes et la tête de cette espèce andine dont on avait conservé quelques spécimens dans une réserve perdue au milieu des neiges éternelles de la cordillère. Rassurés par cette apparence, Block le fit transporter là-haut, entre les éboulis et les névés… Par prudence, on interna le professeur Buissonnière et ses collaborateurs pour « Délire génétique persistant », on détruisit son laboratoire et on brûla ses travaux.

 

Il sauta en l’air, retomba sur ses pieds en équilibre sur une dalle rocheuse. Il respira à pleins poumons l’air des cimes et mâchonna une touffe d’herbe. L’homme nouveau, quadrupède immortel aux yeux doux, vivait dans les neiges éternelles et son intelligence humaine le rendait songeur.

Derrière la clôture de la réserve, il apercevait au loin la ville hérissée de clochers, d’antennes, de panneaux publicitaires qui s’allumaient, s’éteignaient comme au rythme d ‘un cœur qui bat.

Une jeune femelle lui faisait les yeux doux… Il était temps de fonder une famille, une grande famille qui descendrait des hauts plateaux couverts de neige vers les vallées boisées, les prairies des basses plaines, le rivage, les villes.

Au bout d’une allée de marronniers, au troisième étage de l’institut psychiatrique de la ville, à travers les barreaux de sa cellule d’isolement, Buissonnière regardait les sommets coiffés de neige…

  

 

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