- LND 2021 - Juin
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Fulvio Caccia revient sur la fragilité et les menaces qui pèsent sur la « littérature mondiale », cette littérature qui se joue des frontières et des catégories marchandes.
Pour une littérature éclectique
La littérature à l’heure de sa mondialisation
Que peut la littérature face aux replis identitaires qui risquent d’aspirer la France et l’Europe ? Est-elle simplement un baromètre de nos inclinations centripètes ou centrifuges ? Le sismographe de nos peurs et de nos espoirs ? Que dit-elle de nous, de nos échecs et des seuils encore à franchir au moment où la globalisation financière s’épuise et met en danger l’équilibre écologique de la planète ? Il ne s’agit pas ici, vous l’aurez compris, de faire de la littérature le porte-étendard d’une nouvelle cause à défendre mais de rendre enfin visible les frontières du territoire qui n’a jamais cessé d’être le sien : celles de la condition humaine. Ces frontières ne sont pas nationales ; elles ne l’ont jamais été d’ailleurs. « La littérature nationale, affirmait déjà Goethe au début du XIXe siècle, ne représente plus grand-chose aujourd’hui, nous entrons dans l’ère de la littérature mondiale (Die Weltliteratur) et il appartient à chacun d’entre nous d’en accélérer cette évolution (1) ». Cinq siècles plus tôt, un autre fondateur de « littérature nationale » ne disait pas autre chose lorsqu’il s’est mis à la recherche « d’une langue commune à toutes les cités sans que celle-ci n’appartienne à aucune ». Cette langue de la poésie, l’italien, Dante devait la forger à partir du meilleur des langues populaires (vulgaires) parlées et écrites alors dans la péninsule.
Il n’est pas le lieu ici de développer le long processus par lequel une langue s’attache à un territoire et devient nationale. Mentionnons néanmoins qu’en devenant d’abord langue de droit puis langue de lettres, le français servira de modèle aux autres sociétés en proposant une nouvelle forme d’État qui la contient et qui la détermine : l’État-nation. Les Lumières avec en poupe l’Histoire en tant que discipline d’interprétation de la tradition, allaient faire le reste. La France et le Vieux continent se verront propulsés dans la modernité avec comme conséquence la dissémination de leurs langues dans le reste du monde. Cela n’a pas été sans conséquence.
Aujourd’hui encore la réaction à cet héritage colonial est telle qu’elle sert de référence pour penser une alternative à la mondialisation. Tout se passe comme si la langue du colon qui naguère avait été détournée pour s’émanciper des représentations coloniales, pouvait également redéfinir un autre rapport au monde à l’heure de la numérisation. C’est faire là une grave erreur de perspective. Pourquoi ? Parce que la mondialisation financière n’est plus du ressort politique comme ce fut le cas pour la colonisation mais dépend de l’économie ; elle n’est plus déterminée par des États (même si certains d’entre eux comme les États-Unis y exercent un certain rôle voire un rôle certain) mais bien par des flux financiers dont la régulation ou la dérégulation se fait dans un nouvel espace devenu transnational et par le biais d’un nouveau langage : le langage numérique. Cet espace fonctionne comme un permuteur mondialisé qui ne possède plus de frontière, ni symbolique ni juridique car le langage qu’il utilise n’est plus « humain » : c’est un langage-machine.
Loin de nous l’idée d’alimenter le scénario de science-fiction où notre destin serait contrôlé par des robots, ce qui nous importe c’est de savoir comment la littérature peut incarner le nécessaire contre-poids symbolique à l’imaginaire débridé qu’induit l’omniprésence de ce langage-machine. Le surgissement d’une « world literature » a fait un moment écran au sens propre et figuré pour nous distraire de cette mission. « C’est ainsi que l’on voit apparaître, disait déjà Bourdieu en 2001, des productions culturelles en simili, qui peuvent aller jusqu’à mimer les recherches de l’avant-garde toute en jouant des ressorts les plus traditionnels des productions commerciales et qui, du fait de leur ambiguïté, peuvent tromper les critiques et les consommateurs à prétentions modernistes grâce à un effet d’allodoxia ».
Cette ambiguïté constitue en effet le terreau du populisme et de sa critique antisystème de droite comme de gauche. Pour la lever, la littérature se doit de jouer son rôle. Pourquoi ? Parce qu’elle est le lieu par excellence de l’expression de la révolte, le réceptacle où la conscience individuelle de l’auteur entre en résonance avec celle du lecteur pour contribuer à créer l’espace public. Car cet espace est celui du langage, c’est celui de la délibération où se forme le goût, les représentations mais aussi les opinions. C’est ensuite que celles-ci sont traduites en décisions politiques.
Depuis toujours les pouvoirs ont voulu abolir cet espace pour faire de l’exécution un simple stimulus pavlovien, soumis au commandement indiscuté et indiscutable : une servitude volontaire intériorisée par chacun. Voilà pourquoi le lecteur constitue aussi le premier des citoyens, non pas que son savoir lui donne plus de courage, tant s’en faut, mais la lecture peut lui révéler son intériorité, prendre conscience que sa singularité est partagée. Le roman Fahrenheit 451 de Ray Bradbury l’illustre éloquemment.
Or cette communauté de citoyens que le lecteur forme avec l’auteur n’a pas de demeure assignée. Cette communauté est virtuelle et recoupe la république des lettres à laquelle Goethe fait allusion. Mais que pèse aujourd’hui cette communauté ? Peut-elle contribuer à infléchir le sens de l’Histoire dans le labyrinthe numérique dans lequel on nous divertit ? C’est toute la question que posait Milan Kundera lorsqu’il qualifiait l’absence de Weltliteratur a comme « l’irréparable échec intellectuel de l’Europe (2)»
Certains argueront que la littérature mondiale existe bel et bien puisqu’elle réside dans la diversité et la multiplicité des littératures nationales depuis le milieu du XIXe siècle et qui ne cessent encore de progresser depuis. D’autres ajouteront, pas peu fiers que cette littérature-monde se retrouve déjà dans la littérature de voyage, celle qui exalte l’Ailleurs. Ne nous leurrons pas, cette diversité n’est qu’une addition, une superposition de littératures nationales.
Cela est dû au fait que les traducteurs, les critiques, les universitaires, spécialistes d’une langue étrangère auront majoritairement tendance à évaluer les œuvres de leurs contemporains, à les analyser en fonction du « petit contexte » comme nous explique l’auteur de L’immortalité, c’est à dire à l’aune de l’histoire nationale du pays à laquelle l’œuvre est rattachée. De la sorte ils font l’impasse sur le grand contexte : l’histoire supranationale de l’art ou du genre pratiqué par l’artiste.
Contre l’exotisme, l’éclectisme
Contrairement à la musique, la littérature est davantage liée à l’histoire de la nation qui la produit à cause de la force centripète de la langue qui maintient les productions littéraires à l’intérieur de son territoire. Dans cette perspective, il est tentant de confondre la littérature de voyage avec une manifestation de cette littérature monde. La reconnaissance d’écrivains d’ailleurs participant de plain-pied à l’élaboration d’une culture transnationale est en soi un fait positif. L’ennui c’est qu’elle ne peut pas advenir à l’intérieur d’un seul périmètre national et linguistique et être réduit à la seule célébration du voyage. L’exotisme qui le sous-tend masque mal les enjeux de récupération nationale.
Or l’exotisme est l’avers symétrique du nationalisme. Les grands fondateurs de littérature comme Dante, Du Bellay, Shakespeare, Goethe ne sont pas exotiques ; ils sont éclectiques. « Éclectique » nous apprend le dictionnaire provient du grec eklegein (choisir) et désigne d’abord une tournure d’esprit qui vient en droite ligne de la philosophie de Potamon d’Alexandrie. Celui-ci proposait d’extraire le meilleur des divers courants de pensée plutôt que d’édifier un système nouveau. Ces fondateurs transforment à travers une esthétique qui leur est propre, à travers la langue qu’ils ont choisie, les diverses influences constitutives qui sont à l’origine de toutes les langues. Procédé vieux comme le monde, c’est le mécanisme même de l’intelligence sélective. Car celui qui choisit, sait ou du moins est supposé savoir. En choisissant, l’individu s’affirme comme sujet et donc comme homme libre.
Voilà pourquoi l’échec de l’Europe à affirmer une véritable weltliteratur a des conséquences bien plus graves que celles uniquement éditoriales car cela équivaut à laisser à la seule économie de marché l’énorme responsabilité de créer de la valeur.
La quatrième dimension
En faisant éclater la chaîne du livre, l’environnement numérique induit par la mondialisation peut la favoriser. Mais pour réaliser pleinement les conditions de cette littérature monde, les opérateurs des littératures nationales (c’est à dire les éditeurs, les critiques, les libraires, les journalistes à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales) doivent prendre en considération un quatrième élément et peut-être le plus difficile : l’œuvre des écrivains ayant publié en dehors de leur aire linguistique d’origine.
En acceptant de « rapatrier » ces écrivains autochtones écrivant dans une langue étrangère, ces littératures se grandiraient non pas en récupérant les plus célèbres d’entre eux mais en rendant visible à la face du monde ce qui est toujours demeuré caché : la nature plurilingue et transculturelle de toute culture nationale. Ce pari n’est pas gagné, tant s’en faut. Mais des voix se font entendre désormais pour bousculer le postulat de l’autochtonie littéraire.
Car aujourd’hui, ce sont l’ensemble des littératures qui se retrouvent dans cette situation « éclectique », voire quelconque. « Quelconque » est ici pris non pas au sens courant « d’indifféremment » mais dans son acception latine de quodlibet « l’être tel que tout de toute façon il importe », soit comme le rappelle le philosophe Giorgio Agamben « en relation originelle avec le désir ».
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Devant des espaces nationaux qui se rétrécissent comme peau de chagrin, devant l’implosion des espaces éditoriaux qui croulent sous la surproduction des pseudo romans marqués par une esthétique postnaturaliste du plus mauvais aloi, devant une critique journalistique inexistante… il devient urgent de réintroduire les valeurs de cette république qui permettra de séparer ce qui participe du nouveau de ce qui, sous un vernis de modernité, demeure passéiste. Formulons le souhait que l’on compare non seulement les écrivains migrants lusophones, hispaniques, italiens, anglo-saxons, néerlandais... entre eux mais aussi avec les textes de « l’internationale dénationalisée des créateurs » dont « le centre est partout et nulle part (3) » afin que, par cette mise en relation, puisse émerger une véritable littérature mondiale.
(1) Cité par Milan Kundera, dans Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.50.
(2) Milan Kundera, Le Rideau, Paris, Gallimard, 2005, p.49.
(3) « … les Joyce, Faulkner, Kafka, Beckett ou Gombrowicz produits purs de l’Irlande, des États-Unis, de la Tchécoslovaquie ou de la Pologne mais qui ont été faits à Paris… n’auraient jamais pu exister et subsister sans une tradition internationale d’internationalisme artistique et, plus précisément, sans le microcosme de producteurs, de critiques et de récepteurs avertis qui est nécessaire à sa survie et qui, constitué depuis longtemps, a réussi à survivre en quelques lieux, épargnés par l’invasion commerciale. »
Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Paris, Éditions Raisons d’agir, 2001, p.83-84
Fulvio Caccia
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