Le rocher de la vieille - Pierre Lieutaud

    

La fable du rocher de la vieille, est-elle une rêverie ? un enchantement ? un appel à voir et entendre différemment ? par Pierre Lieutaud.

  

  

Le rocher de la vieille

  

Il était une fois une vieille femme qui habitait dans une petite maison au pied de la montagne. Ses enfants étaient à la ville, son vieux mari était mort. Elle était seule avec le soleil du matin, le noir de la nuit, la pluie, les orages et le vent, elle était seule avec la flamme de sa bougie qui brûlait le jour et la nuit pour éclairer la cuisine où elle vivait, devant une petite table, une cuisinière encore plus vieille qu’elle et des tortillons d’attrape-mouches qui pendaient du plafond comme de vieux saucissons. La vieille avait tant moissonné les blés de la montagne, pioché les jardins au grand soleil, tant trié les pommes, les champignons et les haricots, cousu et recousu les robes et les chemises que ses yeux fatigués ne voyaient autour d’elle qu’une brume cotonneuse. 

Un matin de printemps, elle avait rangé son linge et sa vaisselle, soufflé la bougie, tiré les rideaux de la fenêtre, fermé la porte avec la grosse clé qu’elle avait caché sous une dalle de pierre et elle était partie chercher la lumière. Un autre soleil plus loin que celui qui lui semblait une simple veilleuse, plus loin que les midis de son village.

Dans un ravin envahi de ronces, de chèvrefeuilles, d’oliviers sauvages, d’arbousiers et de lianes si longues qu’elles semblaient naître du ciel, la vieille escaladait les blocs de granit décolorés par le soleil, écaillés par le froid... Quand des branches craquaient dans les taillis, les chasseurs se demandaient si la vieille escaladait les rochers ou si un sanglier y avait trouvé refuge. Ils retenaient leurs chiens et ainsi, elle protégeait les bêtes sauvages. Quelquefois, on l’apercevait quand elle sortait du lit d’un torrent, comme un animal à découvert, mais aussitôt elle franchissait la crête pour s’enfoncer, sur l’autre versant dans le lit d’un autre ruisseau. 

Au début, quand le monde des bêtes avait encore peur de la vieille, le bruit de sa marche faisait se lever les perdreaux, et puis ils avaient compris qu’elle ne leur voulait aucun mal et ils ne se dérangeaient plus sur son passage.

Ses yeux devenaient de plus en plus faibles. Pour voir le jour, les montagnes, les crêtes, les alpages et les truites dans l’eau, la vieille avait besoin d’une lumière de plus en plus forte. Plus elle marchait, plus le temps passait et plus la vieille trouvait les pleines lunes et les grands soleils ternes comme des bougies qui s’éteignaient. 

Elle marchait maintenant en plein midi, dans les éboulis luisant au soleil qui lui paraissaient paysages sous la lune. Son corps brûlait, elle pensait qu’elle avait la fièvre. Le soleil avait racorni sa peau, son dos s’était voûté pour résister aux vents, ses mains s’étaient allongées à force de s’accrocher aux souches de bruyères, aux pousses de châtaigniers et aux éboulis, ses jambes amaigries et noueuses semblaient les branches d’arbres inconnus qu’auraient calcinées les feux de l’été. À force de ramper, de grimper, de se glisser dans les taillis, de se frotter aux herbes sèches, aux arbustes, aux branches d’aulnes couchées par le vent, aux épineux des terres desséchées, de se brûler aux rochers, elle ressemblait maintenant à un arbre arraché, ses cheveux blancs semblaient des touffes de mousse, ses doigts de fines lianes et ses yeux deux petites sources claires, les mésanges et les roitelets se posaient sur ses mains pour se reposer, de petites fleurs de montagne poussaient dans les plis de sa robe ou la terre s’était accumulée et elle grimpait, doucement, lentement...

Un jour, bien longtemps après, la vieille s’arrêta dans le vent en haut d’une montagne. Elle n’avait pas trouvé la lumière qu’elle cherchait. Elle se retourna pour revoir son village. Son regard était presque éteint et elle ne distingua que blocs de rochers éboulés, maquis inextricables et ombres noires. Alors, la vieille comprit qu’elle ne trouverait jamais la lumière. Elle s’assit sur les rochers et s’endormit. Elle était si sèche et rugueuse, sa peau si noire, ses bras et ses jambes si tordus que son corps se fondit dans la teinte sombre des rochers et les formes tourmentées de la crête. Et puis, vint l’hiver et la neige tomba. Longtemps, longtemps. À la fonte des neiges, au printemps, la silhouette de la vieille apparut, un rocher parmi les autres rochers, noyé dans l’éclat du soleil, entouré de petites fleurs de montagnes à une altitude où il n’y en avait jamais. 

Quand on regarde le ciel d’automne, on voit passer, en haut de la montagne, au-dessus d’un rocher appelé Rocher de la Vieille, des vols sans fin d’oiseaux migrateurs, merles, oies sauvages, flamants, bécasses, hirondelles, huppes et cigognes venus de tous les horizons, qui se croisent là, et vont ensuite leurs routes de plumes, de soleil et de froidures vers les sables brûlants ou les steppes infinies après avoir salué dans la lumière aveuglante des couchants de montagnes le souvenir d’une vieille qui gravissait le lit des torrents de montagne et qui cherchait, comme eux, les soleils plus loin que le soleil...

   

   

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