Yves Rebouillat - Sciences, arrogances et dissidences

  

Et si un jour on expérimentait un vaccin contre la sinistrose, la bêtise et l’agressivité ? Il semble qu’en Vilbonnie on en ait été tenté de le faire… Une nouvelle d’anticipation (?) d’Yves Rebouillat.

 

 

Sciences, arrogances et dissidences

 

- I - Troublante Vilbonnie

Niché au cœur de l’immense Occitanie et connu sous l’appellation de Vilbonnie, délimité au Sud par un grand lac, à l’Est par une petite chaîne de montagnes, à l’Ouest par un cours d’eau fantaisiste et au Nord par une forêt profonde, l’endroit est, selon les monothéistes et les polythéistes, béni des Dieux. Les athées et les agnostiques partagent ce constat.

J’aime, aux beaux jours, pratiquer des activités ludiques et sportives sur le vaste plan d’eau et me reposer sous les frondaisons rafraîchissantes des arbres géants qui le bordent.

En hiver, quand les montagnes se couvrent de neige, femmes, enfants et hommes foulent les pentes avec leurs raquettes et leurs planches de glisse. Des luges y dévalent aussi.

La rivière coulant, empressée, en direction de l’océan est fréquentée par des kayakistes chevronnés et de flegmatiques plaisanciers selon ce qu’autorise l’état d’impétuosité du bel affluent.

La vaste forêt faite de chênes, de hêtres et par îlots, de résineux de belle allure, accueille toute l’année des promeneurs, particulièrement aux moments des canicules et de l’apparition des champignons. La chasse y provoque l’après-midi, d’habituelles querelles entre des familles en balade et des hommes aux démarches mal assurées en quête de cibles vivantes.

Je m’adonne à ces multiples sorties profitables parmi les petites foules qui partagent civilement ces petits plaisirs de la vie en plein air.

Près de cent mille personnes habitent la microrégion qui compte maintes résidences secondaires construites ou acquises par les mordus du très agréable microclimat qui y règne, marqué par des influences méditerranéennes fortes et atlantiques modérées.

La ville-chef-lieu, Vilbonne, dispose de toutes les infrastructures nécessaires à la vie collective : services publics, écoles primaires, secondaires et supérieures, routes et voies ferrées la reliant au Pays et au monde.

Ses commerces de centre-ville prospèrent, les rares grands magasins de la périphérie aussi. Les frictions entre les deux systèmes de distribution sont contenues.

Je me rends compte que j’aurais pu rédiger, lors des premiers jours de ma nouvelle vie ici, avec fougue et conviction, un prospectus pour le compte de l’office local du tourisme, décrivant avantageusement la Vilbonnie ; ma contribution n’aurait sûrement rien ajouté au succès du lieu.

Pendant que j’y suis, j’ajoute diverses petites informations relatives au contexte de la singulière aventure qui s’est jouée là et qui a débuté il y a une plusieurs d’années.

Le taux de chômage y était depuis longtemps inférieur à la moyenne nationale, le salaire médian plus élevé. La mortalité, le niveau moyen d’instruction, le recours au mariage, le taux de divorce, se démarquaient des scores de l’ancienne Europe des six avec des incidences négatives sur la pyramide des âges. Les pratiques religieuses y régressaient un peu plus qu’ailleurs, ce qui n’était le cas ni des cirrhoses, ni des névroses invalidantes ou des psychoses graves. La consommation de médicaments atteignait un niveau élevé et les statistiques de la délinquance et de la pratique éruptive de la manifestation de protestation en tout genre, y étaient inférieures à celles que l’entier pays enregistrait.

La propension aux passions tristes – ressentiment, harcèlement, jalousie, envie, colère, adultère, haine, flemme... – était comparable à ce qui s’exprimait dans tout l’hémisphère nord (hors la Russie). Il en allait ainsi de l’amour, de l’amitié et de la solidarité.

Le respect et l’obéissance dus à une autorité publique légitime parce qu’élue et à peu près bienveillante, connaissaient quelques défaillances. Le consentement aux orientations politico-économiques nationales et à l’impôt était peu élevé, l’adhésion aux initiatives publiques locales, plus forte.

Agriculture et élevage ne s’y mouraient pas, les paysans non plus : ceux qui partaient et les descendants aînés de ceux qui trépassaient, participaient, en affermant et en vendant leurs terres, à l’enrichissement de ceux qui restaient. L’économie rurale, l’industrie, le commerce, les services et les administrations publiques fournissaient, en moyenne sur longue période, du travail à environ 94% de la population active.

Deux antennes universitaires, l’une de modélisation mathématique, l’autre d’anthropologie, s’étaient installées dans la petite région en même temps que deux importants centres de recherche pharmaceutique privés et concurrents. Un laboratoire de recherches en neurosciences et en sciences cognitives s’était implanté plus récemment.

De nombreux chercheurs et techniciens s’y étaient établis. Une situation à l’origine de la création d’associations culturelles et ludiques, de clubs à caractère scientifique et spéculatif.

 

J’avais atterri là un peu par hasard. Je fuyais la capitale de l’Occitanie Trop grande, trop bruyante, trop sale, trop chère. J’avais été accroché par une campagne publicitaire vantant la région et avais assisté, dans la foulée, à un concert de jazz qui m’avait emballé. Il ne m’en fallait pas plus pour me faire perdre la tête et investir tout l’argent hérité de mes parents dans l’achat d’une petite "toulousaine" en excellent état.

  

- II - Recherches et controverses

Je m’appelle Thomas Zugler-Ricci – on me surnomme TZR – et mon truc, c’est faire des reportages sur tous les sujets susceptibles d’intéresser mes clients, hebdomadaires et quotidiens. Je donne aussi dans le portrait de personnalités, connues ou anonymes. Je vise depuis une dizaine d’années, sans résultats, un job de « grand reporter » dans un grand quotidien national. En attendant, je prétends – pure mauvaise foi – préférer le statut d’indépendant qui préserve ma liberté... Tu parles ! Faut vraiment ramer pour ramener de l’argent...

Mon histoire est une longue succession de déboires dans mes relations aux autres et aux institutions. Ils avaient commencé tôt. J’ai dû apprendre la solitude : j’y commets moins d’impairs. Une solitude entrecoupée de rencontres éphémères ou sans ambition, mais que je dirais réussies... enfin, le contraire de malheureuses.

J’avais été quitté par « mes » femmes au moins une demi-douzaine de fois – j’ai peur d’en faire le compte exact – pour manque de passion, défaut d’engagement, refus d’investir dans l’achat d’une maison en banlieue, de faire un enfant, vague à l’âme récidivant, pour avoir fuit des gens qui ne me plaisaient pas et leur avoir dit avant de prendre congé... attitudes et actes qualifiés de manifestations de mon égoïsme « forcené » et de ma misanthropie « pathologique ». Celles que j’avais dépitées m’accablèrent. Je ne leur donne pas tort, sinon celui de s’être trompées et de m’avoir fait croire que la vie à deux pouvait être une belle aventure... mais n’inversons pas les responsabilités. Elles devaient, d’évidence, se mettre à l’abri d’un « homme sans cœur », hypocritement indécis, « sans projet amoureux ». Quand à mon rêve antédiluvien de relation aimante durable, tranquille et libre, il prit fin pour longtemps.

Viré d’une école de journalisme l’année du diplôme. Il m’avait été plus facile d’en sortir que d’y entrer. Je pris sur moi facilement, plutôt fier d’avoir soulevé un mouvement de contestation d’une direction coupable d’avoir occulté des faits qu’il est aujourd’hui courant de dénoncer.

Embauché par un grand quotidien régional, j’en avais été flanqué à la porte au bout de six mois après avoir gâché l’interview d’une étoile montante du parti majoritaire – et du coup, le crédit du journal auprès de cette canaille –, entrepreneur véreux de travaux publics. De mes questions fluait l’hostilité et de ses réponses le mépris... Impubliable !

Ces ennuis avaient fini par me montrer le chemin du retrait. Je quittai en quelques années trois régions. Et me retrouvai là, à Vilbonne.

 

Pedro, le fils de mes vendeurs et moi avons le même âge, ce qui nous a spontanément rapprochés et permis de très vite sympathiser. Depuis, nous sommes devenus inséparables et nous nous rencontrons souvent. Il a gardé ses habitudes de la maison...

Pedro est docteur en philosophie des sciences et se sent à Vilbonne comme un poisson dans l’eau. Je ne suis pas sûr d’avoir bien saisi sur quoi précisément ont porté ses travaux de thèse, mais il n’est pas nécessaire de comprendre pour l’entendre me parler du coin et boire des coups ensemble. Ce qui est bien avec Pedro, c’est qu’il parle clairement, avec pédagogie, et si le sujet m’intéresse, j’écoute et je comprends.

Il y a six ans, devant un demi, alors que nous étions assis en terrasse d’un agréable troquet du centre ville, Pedro s’était mis à me raconter l’histoire des toutes dernières années en Vilbonnie. Des évènements importants s’y étaient déroulés et il doutait, à raison, que j’en fusse bien informé. Après avoir vérifié qu’en effet, je ne savais de l’actualité locale de l’époque que peu de choses, il embraya sur le sujet qui lui tenait à cœur.

« À Vilbonne, le rapport population universitaire sur population totale est élevé. À ce titre, la ville est atypique et sa vie culturelle aussi. Entre unités de recherche, entreprises du médicament et associations, une sorte de porosité créative et créatrice s’est instaurée. On émet des idées, elles sont relayées, elles mûrissent, puis il arrive qu’une innovation s’implante en production. »

Je commentais : « Les patrons de l’industrie pharmaceutique se frottent les mains en faisant main basse sur les fruits de la stimulation cérébrale, c’est comme ça que ça marche, non ? » Voilà pour mon côté anticapitalisme sauvage : quitte à vivre dans un système auquel on ne sait pas mettre fin, autant se faire payer, ce qui est, à défaut, à l’origine d’un profit usurpé.

Pedro reprit : « Pendant des années, empruntant aux cultures « sciences dures » et « sciences humaines », la bonne curiosité et l’esprit de progrès se sont répandus parmi la jeunesse, les étudiants et des curieux de tous âges et de tous milieux. Des qualités qui donnent aux démarches et aux vérités objectives, une audience et un crédit largement supérieurs aux niveaux atteints dans la population du pays. Des échanges dans les boites, les assoces, un peu partout, se dégageait une lancinante interrogation, en gros : pourquoi l’espèce humaine est-elle encline aux mauvais sentiments ?

- Cette question passionnait vraiment les foules ? m’étonnai-je.

- Plutôt ! La formulation de la question est certainement littéraire, mais l’intérêt pour la régulation des humeurs, la pacification des relations, est populaire. On le comprend dans les discussions de comptoir et de machine à café. Les gens pensent que leurs contemporains, y compris eux-mêmes, s’y prennent très mal pour vivre ensemble.

- Tu le mesures comment le phénomène ?

- Les gens parlent, je les écoute, et les enquêtes et études d’opinion assez fréquentes qui sont menées par le labo d’anthropologie le disent.

- Un consensus surprenant où tout monde est juge et partie et serait en même temps très lucide sur soi et honnête !? »

Je notais que Pedro ne réagissait pas systématiquement à mes remarques « critiques ». Sans doute sa méthode : il plante le décor pour que son interlocuteur comprenne bien ce dont il est question, tâche d’être objectif, ne se perd pas dans le commentaire à tout-va, garde à l’esprit ce qu’il veut partager ; in fine, il donnera peut-être un point de vue personnel. Moi, c’est tout le contraire, je suis de parti-pris, brouillon, impatient, bordélique, énervé, soupçonneux, incrédule... Il poursuivit.

« Il y a quelques années, un labo de neurosciences s’est installé dans la ville. Une initiative des ministères chargés de la recherche, de l’enseignement supérieur et de l’industrie. Elle faisait appel à des collaborations d’Universités.

- C’était quoi l’objectif ?

- Je n’ai pas lu les cahiers des charges initiaux mais on a vite su que les scientifiques, notamment les biologistes et les chimistes regroupés dans et autour du labo bossaient sur le fonctionnement du cerveau et ses perturbateurs. Ils estimaient qu’il y avait des relations de cause à effet entre certains troubles cérébraux et les sombres raisonnements de l’espèce humaine, leur mésintelligence du monde. Depuis des décennies, des tas de chercheurs ont bossé sur le cerveau avec des résultats avérés ou prometteurs, mais là, l’angle se voulait différent : établir des relations entre dysfonctionnement cérébral et idées erronées...

Une association a été créée sur la ville : « Humanité et Progrès », alias « H et P ». Elle a très vite grossi. En quelques mois, elle a rassemblé deux ou trois cents personnes – chercheurs, étudiants, retraités, cadres, employés, ouvriers, agriculteurs catholiques, militants de gauche et catho de droite, nationalistes occitans et catalans... – qui se sont passionnés pour le sujet. Elle est devenue cette ruche composite où les débats sont rudes mais civilisés et elle s’est professionnalisée. Le labo de neurosciences avait ainsi débordé de sa structure institutionnelle et créé autour d’elle, un mouvement d’adhésion pratique et organisé à ses objectifs de recherche.

- C’était super malin ! Les chercheurs se créaient un truc où ils seraient plus libres qu’au sein du labo, leur employeur !

- Exactement ! Ils échappaient au contrôle par leurs tutelles sur certaines de leurs activités et aux contraintes budgétaires ministérielles en s’ouvrant un accès à des financements nouveaux. Le bureau de l’assoce s’est débrouillé pour en obtenir de nombreux. D’abord sur un objectif général – « œuvrer pour la paix dans les relations sociales avec les moyens de la science » puis, sur des projets d’étude convergents : vices du raisonnement en œuvre dans les manifestations de racisme, les rivalités inter-bandes, les relations police/jeunes des quartiers, prévalence des angoisses au sein de groupes sociaux spécifiés, mécaniques mentales des mouvements anti-vaccin, anti-avortement, contestataire des mesures de protection par temps de pandémie, anti-limitation de la vitesse sur les routes...

- Des financements publics ? Privés ?

- Tu n’imagines même pas ! Des moyens considérables venus de structures publiques, nationales et régionales, de grands groupes privés, d’autres assoces dont le statut le permettait, ont donné de l’argent. C’était fou, tout ce fric ! Il n’était plus nécessaire de demander aux adhérents de payer leur cotisation.

- Et toi, tu as adhéré au « mouvement » ? Participé aux débats, aux travaux ?

- Oui, comme individu, comme citoyen engagé et comme chercheur en philosophie associé au labo d’anthropologie... Je devais plus ou moins donner le « la » en matière d’éthique en liaison avec un comité ad hoc...

- Et donc...

- Partis de la préoccupation initiale, l’inclination pour les mauvaises passions, nous avons formulé deux interrogations : comment expliquer l’aveuglement et le ressentiment d’une part, et comment vaincre les mauvais penchants d’autre part ? Ces deux interrogations devaient donner lieu à deux phases d’études successives. »

J’avais la vague impression que mon nouvel ami me contait un récit de science-fiction. Je buvais ses paroles malgré mes interventions.

« Et où en sont les travaux ?

- Attends, pas trop vite ! Encore un peu d’histoire récente. »

Il poursuivit :

« Le thème de la « sortie de l’inintelligence » fut tant de fois débattu qu’il a été décidé d’en faire, au sein de H et P, un sujet de recherche « officiel », doté d’un budget, formalisé dans un dispositif juridique et procédural, avec un calendrier formalisant les étapes et listant les livrables à produire à chacune des deux étapes.

- Pratiquement vous visiez quoi ?

- D’abord dresser un état des lieux croisant plus d’une une centaine d’ « idées fausses » typiques des dernières années avec une sociologie détaillée – âge, profession, niveau de formation, sexe, composition des familles, accidents familiaux... et j’en passe – de ceux qui les tenaient pour justes et pouvaient les professer. La population « mère » devait être la plus large possible – des milliers d’individus – pour permettre de tirer en son sein un échantillon représentatif d’environ mille personnes qui feraient l’objet d’un profilage médical méticuleux et approfondi, notamment cérébral, susceptible d’expliquer les errances et les chaos intellectuels...

- Comme vous y allez ! C’est pas gonflé qu’un petit groupe autoproclamé qualifie les idées de « fausses » ou de « bonnes » ? Et invasif de profiler les gens si intimement ? L’éthique là-dedans...  il n’y a pas eu de désaccords ?

- Non, ça ne concernait que quelques trucs vraiment déconnants, du révisionnisme de faits avérés, des infox, des aberrations complotistes et on montait un peu en régime avec la vérification de la compréhension de phénomènes naturels par les individus sélectionnés et des expériences morales mentales susceptibles de provoquer des réactions cyniques ou cruelles. Quant au profilage, on demandait leur accord aux gens, on leur garantissait l’anonymisation des données. L’appel au volontariat est sans doute à l’origine de biais importants... il m’avait semblé que ceux qui refusaient avaient des caractéristiques communes notamment un goût pour les scénarios complotistes... Je l’ai signalé.

- Ensuite ?

- Eh bien les travaux sont en cours et je ne saurais trop te conseiller d’adhérer à l’assoce pour de te rendre compte par toi-même et le cas échéant, faire entendre ta défiance.

- Je te remercie, mais non ! J’ai peu d’appétence pour les débats scientifiques et la fréquentation de gros collectifs avec leurs logiques de pouvoir, d’affrontement, d’alliances tactiques, de coups tordus, de travail gratuit, de confiscation de « copyright »... En plus, je n’ai pas le désir de changer les hommes... j’aime les aimables et j’évite les fâcheux. Je ne veux pas me prendre la tête avec ce machin un tantinet urticant.

 

Je voyais souvent Pedro mais décidai de ne jamais le relancer sur le récit des investigations en cours. Je le laissais venir et pensais que si des découvertes importantes intervenaient ou si de gros obstacles barraient la route des chercheurs, il s’en ouvrirait.

Environ un an après son dernier point d’information, Pedro me fit part de l’état d’avancement de la démarche. Elle avait porté ses premiers fruits. Il mit à ma dispositions les procès-verbaux des réunions de « H et P » ainsi que les pièces techniques qui y avaient été annexées (rapports d’enquêtes, données statistiques, analyses, spécimens de clichés d’imagerie médicale...) sur lesquels les débats s’étaient appuyés. J’avais la forte impression qu’il souhaitait que j’en fasse un papier documenté pour les journaux auxquels je proposais mes services. Pour le « bien de l’humanité » ou pour régler quelques comptes, voire les deux. Je commençais peut-être à fabuler.

- La première phase s’est achevée avec la pose d’un diagnostic argumenté. La seconde est engagée. Elle prend un tour inquiétant.

- Si j’ai bien suivi, la deuxième, en caricaturant, c’est mettre dans le droit chemin les gens qui penseraient de travers.

- C’est bien là que tout se gâte ! Nous nous sommes tous entendus pour dire que ce serait un grand progrès de mettre en lumière les causes des mauvaises humeurs, de donner un éclairage plus large que d’autres qui avaient été tentés au cours d’approches « sciences humaines pures » sur ce qui pourrissait les relations entre les gens. Nous en avions tous une idée et mettre à jour le thésaurus sur le sujet était alléchant. Mais la découverte d’une cause physiologique fit du bruit et rêver les neuroscientifiques. C’est maintenant une autre paire de manches, qu’après l’élucidation du « pourquoi on dysfonctionne », on veuille « mettre les choses d’aplomb », « réparer » les gens à coups de médicaments. Là oui, ça coince sur l’éthique : ne pas partager la pensée de référence serait le signe d’une maladie mentale...

- Une ambition maboule de docteurs Folamour, non ?

- Un cauchemar... la mise en chantier de cette deuxième phase va commencer. On va trop loin. Je reconnais que je me suis trompé, je n’ai pas envie d’engager cette étape, de travailler sur le « vivant ». Je ne pensais pas qu’on aboutirait à ça.

- Tu l’as fait savoir ?

- Bien sûr !

- Et alors ?

- On m’a demandé de bien réfléchir avant de démissionner et dit que l’association se faisait forte de trouver un autre « déontologue » ...

- C’était menaçant ?

- ... »

 

***

 

Extrait du procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 3 »)

En collaboration avec les unités universitaires d’anthropologie et de mathématiques appliquées, le laboratoire de neurosciences a mis en lumière des anomalies affectant le système de pensée et de raisonnement des personnes de tous âges, des deux sexes et de toutes origines ethniques retenues dans un échantillon dont la constitution fut longue et laborieuse (il fallut définir et délimiter une population mère affectée de dysfonctionnements mentionnés, puis au sein de cette dernière, constituer un échantillon représentatif).

Celles qui ont prêté leur concours à la grande opération d’élucidation ont été sélectionnées au terme de courtes séances d’interview dans les cafés-bars, les manifestations de rue, les ateliers, les regroupements de salariés en pause « fumeur », les foires, les comices agricoles, les fêtes foraines, les beaux quartiers, les faubourgs interlopes, les boutiques de tatouage, les concerts de variétés, de Rock, de Jazz et de musique classique, une prison, des halls d’entrée d’immeubles de périphérie et de centre-ville, les quartiers pavillonnaires, les salles de sport, de bridge, les salles communes des hôtels avec ou sans étoiles, de passe, des files d’attente des relais d’alimentation humanitaires, des soupes populaires, à la sortie des restaurants gastronomiques, au cours d’élections de « Miss ceci » et de « Monsieur cela », parmi les intellectuels, les rentiers, les chefs d’entreprise, les cadres-employés-et-ouvriers, les VRP de la région, les auto-entrepreneurs, les pigistes, les piétons, les cyclistes, les automobilistes, les transportés collectivement et les véhiculés en fauteuil roulant.

On a retenu celles qui présentaient toutes les caractéristiques recherchées : sujettes à l’envie, la jalousie, la volonté de revanche, à la colère, avec ou sans passage à un acte de petite barbarie, accordant peu de crédit aux livres, aux journaux, aux magazines d’information des télévisions, prêtant aux théories du complot le pouvoir de tout expliquer ce qu’elles-mêmes ne comprenaient pas, disposant d'une capacité quasiment nulle à admettre un autre point de vue que le leur et que ceux développés dans les pages virtuelles et anonymes de sites Internet qui leur ressemblaient et de celles, individuelles et publiques, de réseaux sociaux où se rassemblaient leurs semblables, s’enfermant dans l’entêtement, pratiquant la stigmatisation des journalistes, des politiques, des chercheurs (des trésors de diplomatie furent déployés pour dépasser le stade du contact avec ces stigmatiseurs-là), des écrivains, des polyglottes, l’abstention électorale et la manifestation bruyante en tous genres, ne s’estimant pas jugées ni rémunérées à leur juste valeur, se croyant méprisées et même réifiées, envieuses des parts du gâteau mondial des richesses attribuées à d’autres qu’elles, ne supportant pas les systèmes politiques de représentation, de délégation et de délibération des démocraties occidentales, voulant pour elles ce dont elles reprochent aux autres de jouir, éprouvant de la haine envers un grand nombre de personnes, y compris leurs compagnons d’infortune.

On y ajouta quelques personnes sélectionnées aléatoirement parmi celles qui donnèrent systématiquement des réponses utilitaristes (« la fin justifie les moyens ») aux tests pratiqués lors des ateliers d’expériences morales.

 

***

 

Quelques semaines plus tard, Pedro me rebrancha sur le sujet et me demanda si j’avais pris connaissance sa « doc » et ce que j’avais l’intention d’en faire. Je ne lui cachais pas que je trouvais la démarche malodorante, arrogante, eugéniste. J’osais des mots sans doute trop durs.

« Tu bosses avec des fachos qui n’ont peur de rien ! Que des structures publiques vous accompagnent est une honte ! Je pense que je devrais écrire un papier pour dénoncer ce « complot contre les gens »... Y’a plus qu’un risque de biais statistique, il y a un gros biais moral ! Te rends-tu compte que vous envisagez de laver le cerveau des gens ? C’est de la folie ! »

Pedro esquiva cette charge et revint sur les précautions qu’il avait défendues.

« Les sociologues et les statisticiens avaient pris grand soin de ne pas mélanger les genres, et d’exclure de la population étudiée, les « sondés » qui exprimeraient des revendications économiques, des orientations politiques légitimes, des contestations au nom d’un idéal humaniste et rationnel. Seules les dérives liées à toutes les formes du ressentiment et les points de vue reposant sur la méconnaissance, formaient les critères d’élection des cas étudiés. J’ai toujours tâché d’y veiller.

- D’abord, je doute qu’enquêteurs et statisticiens puissent être si bien formés au discernement philosophique, moral, politique ainsi qu’à la psychologie appliquée et soient si cultivés. Ensuite quelle autorité intellectuelle, morale, « philosophique » est la vôtre pour vous ériger en labellisateur de points de vue ? »

Je trouvais un moyen pour briser-là notre conversation. Je risquai de me fâcher plus lourdement encore et de blesser profondément Pedro qui accusait le coup et dont les propres doutes semblaient atteindre un point haut.

 

Une fois seul, en remettant le nez dans les documents que m’avait laissés Pedro, je voulus bien reconnaître que les chercheurs n’ignoraient pas le rôle de l’éducation, de l’école, des milieux sociaux, du pouvoir d’achat, de l’inspiration personnelle, dans la formation d’une opinion. Ils prenaient en compte les facteurs hérédité biologique mais aussi sociale et culturelle. Les anthropologues et les sociologues semblaient veiller à ne pas se laisser piéger par les fausses vérités estampillées « sciences dures », les aléas du recensement, les biais affectant les calculs statistiques et probabilistes. Le cahier des charges de l’étude, la charte déontologique adoptée en début des travaux, les contrôles diligentés par une autorité indépendante composée de sages reconnus par l’Université et l’opinion publique, garantissaient censément le respect des parties prenantes, le secret professionnel, la non divulgation des informations personnelles recueillies, la conformité des travaux à des principes éthiques. Pedro faisait le lien entre cette instance et « H et P ».

J’avais peut-être tapé un peu fort, mais je ne pouvais pas me départir de l’idée que le projet était terrifiant.

 

***

Extrait du procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 5 »)

Après avoir mis en œuvre des techniques d’imagerie par résonance magnétique et de marquage chimique, l’équipe a décelé, dans la myéline du cerveau des personnes de l’échantillon, une concentration cellulaire bien inférieure à ce qu’elle était dans une population "λ" sélectionnée aléatoirement dans toute la Vilbonnie et « contenue » dans un second référentiel. Le déficit d’oligodendrocytes est patent. A été également identifiée une moindre densité des neurotransmetteurs comme l’acétylcholine, la sérotonine et la dopamine, limitant la vitesse de circulation des informations, associée à un mauvais fonctionnement des synapses.

En effet, des connexions synaptiques entre, d’une part, la mémoire supposée avoir enregistré des connaissances et des vérités scientifiques et d’autre part, les processus de raisonnement étaient affectés d’interruptions aléatoires. Ainsi la mémoire, souvent, n’était d’aucun apport à l’intelligence qui tournait à vide. De surcroît, moins rarement que ce que l’on imaginait, bien des mémoires, elles-mêmes, ne contenaient pas grand-chose.

Les chaînons du raisonnement, les associations logiques, se nouaient de manière anarchique, hors les chemins les plus directs, l’information se perdait en route et, en l’absence de combustible, la réflexion se fracassait sur le vide. Les émotions se répandaient comme des vagues tsunamiques sur les voies électriques et chimiques de la formation de la pensée.

 

***

 

Pedro avait depuis longtemps prévu de me faire rencontrer le directeur du projet, des collègues et des membres de l’association. Il y eut des problèmes de compatibilité d’emplois du temps et surtout des réticences. Un journaliste, n’est pas toujours bienvenu à entendre défendre un projet qui, en dépit d’une forte adhésion sociale locale, est susceptible de prêter à controverses et de jeter le trouble parmi ses supporters.

Le projet était à la veille d’entrer en phase 2, celle de l’intervention médicamenteuse sur les gens et j’avais rendez-vous ce jour-là, avec Pedro, son amie Julie, biologiste dissidente, Charles Durand, le porte-parole du projet « H et P », docteur en biologie moléculaire et spécialiste en investigations cérébrales, Léa, sociologue insoumise, amie de Julie. Il pleuvait, le brunch qui aurait lieu dans la grande salle rococo du troquet à la si-charmante-terrasse-au-soleil, s’annonçait tendu. Les deux femmes quitteraient l’association et Julie son job en même temps que le projet si celui-là persistait en l’état.

Présentations faites, Pedro ouvrit le bal sans façons.

« Thomas qui connaît bien l’histoire de notre entreprise, je la lui ai racontée, pense que nous voulons prendre le contrôle des gens sur lesquels nous allons commettre un crime.

- Doucement Pedro, je dirais que ce que je comprends de la phase 2 « réparation » ressemble bigrement à une opération eugénique.

- C’est de l’Eugénisme ! appuya Julie.

- C’est même du totalitarisme parce que vous vous érigez en juge de ce qu’il est bon ou mal de dire et de penser et que vous souhaitez imposer aux gens « pas dans la ligne », les « bonnes » pensées, insista Léa.

- Pedro on a eu ce débat en association, si tu m’as fait venir pour le recommencer avec des gens pleins de préjugés ou pour¬ m’incendier, je m’en vais.

- Du calme, tout le monde ! Charles parle tranquillement !

- Notre initiative est généreuse. Ce sera une première mondiale à grand retentissement. Nous cherchons à rehausser le niveau général de compréhension du monde par les populations au nom de l’humanisme pour mieux vivre ensemble. C’est une opération à grande échelle, utilisant les apports récents de la science et des techniques – fonctionnement du cerveau, biothérapie, thérapie génique, imagerie,... – pour aider nos compatriotes et l’humanité à fonctionner le plus correctement possible, protesta Charles. On ne massacre personne, on veut rendre les gens meilleurs, pas qu’ils disparaissent. »

J’observais ses traits qu’il avait durs, contractés. Le débit des phrases qu’il assénait était saccadé. Il parlait un ton trop haut pour la petite assemblée et l’endroit. C’était comme si je l’entendais penser, pester contre tous ces gens qu’il abhorrait, imbéciles, hommes incultes, femmes énervées qui se prenaient tous pour des parangons de vertu et d’intelligence... Mais bon, j’arrête les procès d’intention.

« Non ! Vous voulez bricoler, transformer le vivant selon vos standards. C’est le dessein tous les partisans de la sélection humaine, qui s’apparente à l’eugénisme. La plupart des Codes civils du monde libre interdit de « porter atteinte à l'intégrité de l'espèce humaine », riposta Léa.

- C’est même considéré comme un « crime contre l'espèce humaine » ; les peines prévues sanctionnant ces pratiques sont très lourdes, claironna Julie.

- Vous êtes des inquisiteurs, excommunicateurs ! se défendit Charles qui avait eu, il faut le reconnaître, le courage de venir se faire chahuter. 

- L’amélioration de la race à de tristes connotations, me risquai-je à dire ne supportant décidément pas ce type.

- Vous me faites penser à ces médecins qui au mieux, jadis, recommandaient saignées et prières pour guérir leurs patients mourants et à ceux qui, au pire, ne faisaient rien ! Journaliste ! Pff... qu’est-ce que ça comprend aux sciences !? »

Je me retins de le gifler et tentais des arguments faciles qu’il avait sans doute entendus mille fois : « Il est plus courageux et plus respectueux des gens de s’adresser à leur intelligence, fût-elle courte, de tenter de les convaincre dans l’échange d’arguments, qu’intervenir avec une seringue dans leur chimie interne. Votre projet exprime à la fois du mépris et du renoncement.

- Il faudrait ne pas toucher à ce que Dieu a fait, ne pas corriger ses erreurs ?! C’est rétrograde. C’est ça le vrai crime, de la non-assistance à personnes en danger ! Vous êtes des partisans et des militants de la médiocrité !, s’encolèra-t-il en se levant et en se dirigeant vers son parapluie et la sortie.

- Un intégriste déicide ! Jamais vu un énergumène pareil !, m’exclamai-je

 

***

Le bon achèvement des travaux de constats et de diagnostic encouragea l’entrée rapide en phase pratique de « mise à bon niveau ». L’assemblée générale de l’association qui confirma cette orientation connu un débat houleux qui s’acheva par un vote.

Deux camps s’opposèrent. Celui des partisans résolus de l’étude depuis le début – biologistes et chimistes en tête, en gros, les membres du labo de neurosciences –, des convaincus de plus fraîche date et des audacieux qui considéraient œuvrer au bonheur de l’humanité et à la paix dans le monde. Il y avait aussi dans ces rangs, un courant qui, sans l’afficher aussi ouvertement que Charles en réunion privée, voulait purifier l’espèce. L’autre camp était archi-minoritaire et exprimait les doutes de Julie, Léa et consorts.

La décision était sans appel. L’opération continuait.

 

***

Extrait du procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 11 »)

Les chercheurs estiment que le passage à la phase « réparation » peut se passer de la recherche fine des causes premières des déficits et des dysfonctionnements constatés. Traumatismes ou malformations ? Ils remettent à plus tard l’élucidation de cette énigme.

Ils décident d’intervenir sur le fonctionnement des synapses en modifiant les conditions dans lesquelles s’effectue la conversion des messages électriques en messages chimiques et de renforcer la myéline garante de la bonne santé neuronale. Ils travailleront sur un renforcement cellulaire et une modification des concentrations ioniques à l’intérieur des neurones.

Ils useront de techniques de la thérapie génique d’intervention sur l’ADN des neurones pour implanter et faire transporter dans l’entière arborescence fractale du système nerveux, un cocktail de vitamines et de reconstituants visant à rétablir les fonctions lésées.

 

Annexe n°7 au procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 19 »)

L’aléa mémoriel et culturel rencontré chez de nombreux individus lors de l’examen des processus de raisonnement commande de mettre en place un préalable sous la forme d’un dispositif spécial de « rattrapage », d’acculturation à la société et d’acquisition de connaissances primaires, secondaires et domestiques. Des professeurs des écoles, de collèges et de lycées seront dépêchés auprès des individus concernés qui forment, tout de même, 32 % de l'échantillon étudié. Le kit de rattrapage prévoit aussi des cours adaptés d’instruction civique et philosophique. L’équipe espère que les livres distribués aux personnes idoines « au cul » de deux semi-remorques de trente tonnes chacun et qui ont amené lesdits premiers aux secondes, n’ont pas été achetés en vain.

 

Annexe n°3 au procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 15 »)

Pendant les travaux de mise au point du traitement, les ordinateurs des chercheurs ont fait l’objet d’attaques par des hackers russo-américains et anglo-chinois qui ont été déjouées dans l’œuf. Les bases de données dûment bunkerisées demeurent inviolées, les programmes de calcul et les résultats des études sont restés intègres et confidentiels.

Des sauvegardes exhaustives faites en trois exemplaires ont été placées en trois lieux sûrs, hors de portée de toutes les polices du renseignement et « irrestaurables » sans les habilitations complexes, les clefs de chiffrement et les procédures idoines de "remise en jeu". Les chemins physique et logique d’accès au thésaurus informatique ne sont connus que de trois « chefs » de projet désignés par la communauté des chercheurs, à charge pour chacun de ces trois-là de gérer la question de la transmission du secret avant leur mort.

 

***

 

Je notais, après avoir lu les documents émanant de « H et P », que le fonctionnement constant de l’association était un simulacre de démocratie : les chercheurs en neurosciences décidaient de tout et les autres membres se rangeaient derrière eux.

 

- III - Effets tangibles

J’étais dorénavant sur place depuis cinq ans, je rencontrais des gens, je vivais les événements, j’étais témoin de ce qui se déroulait dans ma ville et ma région. La lecture de rapports, de procès-verbaux complétait mon information et lors de mes rencontres dont le contexte changeait petit à petit, Pedro, Julie et Léa éclairaient les points qui me restaient sombres.

Une fois le remède expérimental mis au point contre ce que les chercheurs et les autorités administratives – qui donnèrent leur accord en vue de son utilisation – appelèrent la RLPI (Réputation de Limitation Pathologique de l‘Intelligence), il fut administré aux personnes consentantes issues de l’échantillon initial. L’adhésion au programme s’établit à hauteur de 78,8 % de la sélection.

Les chercheurs observèrent les comportements des individus traités. Le médicament eut des effets positifs au-delà de toutes les espérances. Nulle incidence indésirable ne se produisit. Bien à l’inverse, des modifications bienvenues et considérables se firent rapidement jour dans la sociabilité et l’épanouissement des personnes ayant reçu une injection. La campagne fut étendue à une population plus importante. Après une année d’observation, aucun phénomène fâcheux ne s’était manifesté. Le « soin » fut ensuite appliqué à toute la Vilbonnie, volontaire, indifférenciée, exhaustivement informée et désireuse d’augmenter son inclination au bonheur et au désir d’humanité réconciliée.

On put même affirmer, qu’après moins d’une année, une vague de félicité nouvelle déferla sur des « sujets » qui ne se rappelaient pas avoir éprouvé autant de joie, de plaisir, ni ressenti à quel point, ils comprenaient dorénavant la société dans la quelle ils vivaient et aimaient un monde qu’ils n’avaient jamais perçu aussi riche et splendide. 

Les détracteurs, dont Pedro et ses amies, se firent discrets. Moi-même cessai de dénigrer la démarche. La réalité était bluffante, les gens heureux.

Les rapporteurs formulèrent l’étonnant constat suivant. Je n’avais pas de doute quant à sa fidélité.

  

Annexe n°1 au procès-verbal de la réunion « H et P » du... (marqué « pièce n° 32 »)

Il apparaît que la gaîté, le rire et l’humour, la même disposition à la joie, s’invitent massivement dans les rassemblements entre personnes après « vaccination ». La blague triviale le dispute au jeu de mot fin, on use de contrepèteries sans prévenir, le double et le triple sens se répandent avec adresse et pertinence dans les discours.

La geste comique – mime, pantomime, clowneries circassiennes, pitreries en tous genres – devient une composante quasi ordinaire des comportements en société. Éclats de rire, fous rires et sourires transforment tous les échanges en petites cures de décontraction et de relativisation de la dimension des sujets abordés. Non que ces derniers perdent de leur pertinence, de leur urgence ou de leur caractère sérieux, tout simplement plus rien ne justifie que quiconque pontifie en se félicitant de sa propre importance. Les gens ne deviennent pas fous, au contraire, ils font preuve de facultés de compréhension, d’habiletés nouvelles. La vie et la pensée s’affirment joyeuses et les gens joueurs. Personne ne s’attendait que le rire et l’humour sous toutes ses formes, soient à ce point des marqueurs de l’intelligence.

 

La société Vilbonienne se transforma de façon spectaculaire et rapidement.

En quatre à cinq années de vie publique, économique, culturelle et associative, les changements furent tels que les observateurs, les journalistes, les historiens, les sociologues, les économistes, les écologues et les psychanalystes qui se penchèrent sur le phénomène, les désignèrent sous l’appellation Grande Révolution des Mentalités.

Les entreprises qui n’avaient pas de ramifications ou de siège à l’étranger optèrent pour la cogestion patronat-salariés, plusieurs adoptèrent le statut de coopératives ouvrières. L’écart des salaires fut divisé par dix. Des femmes furent nommées à de nombreux postes de direction. En pénible contrepartie, des firmes déménagèrent.

Le souci de l’écologie entrait dans chaque décision publique et privée. Les consommations alimentaires virèrent à l’excellence « bio ». Partout, le cadre de vie, fut embelli comme jamais auparavant. Les enfants de trois à dix-sept ans furent associés à tous les projets ayant un impact sur leur environnement.

Les émissions de CO² furent réduites au minimum incompressible. Les pesticides et les insecticides furent bannis des pratiques agricoles. On éleva moins de bétail, mangea moins de viande, on planta plus de légumes et d’arbres fruitiers.

Les rivières entraient sur le territoire de la communauté plus ou moins polluées, elles en ressortaient saines, les poissons implantaient leurs frayères dans la microrégion.

Les scores des évaluations des acquis, des compétences scolaires et de l’agilité culturelle, crevèrent le plafond indépassable atteint depuis des lustres par le Pays dans son ensemble et qui nuisait tant à son image de marque.

L’enseignement de la philosophie se répandit dans toutes les classes depuis la maternelle. L’intérêt pour les langues gagna les jeunes gens scolarisés et toutes les couches de la population.

Le racisme régressait de façon très significative. Le peuple acceptait avec plaisir de s’enrichir des apports de l’immigration. Venus des lointains du monde, de nouveaux médecins, professeurs, maçons, chercheurs, épiciers, cadres, policiers, ouvriers et employés choisirent d’élire domicile dans des quartiers accueillants et séduisants. Des habitants décernèrent des titres de Citoyen d’honneur du quartier, du village, de la ville, à des hommes et des femmes attendant un permis de séjour ou le statut de réfugié pour leur éviter de se ronger les sangs dans l’attente d’une réponse.

On mutualisa les ressources, les outils, les moyens de transport. La coopération, le partage et le troc s’installèrent au cœur de la vie en société. Une économie circulaire succéda en bonne part à l’économie du gaspillage, de l’obsolescence rapide, de la consommation « forcée ».

Le système politique municipal inventa des formes collectives non professionnalisées et démocratiques de délibération. À Vilbonne fut matérialisé sur la place principale, un vaste emplacement qui reçut le nom d’Agora où les élus prirent l’habitude d’échanger avec le peuple avant d’arrêter une décision ayant un impact significatif sur son existence.

La consommation de tous les psychotropes dont l’alcool s’effondra.

 

Même les eugénistes qui avaient eu le vent en poupe pendant les travaux n’avaient pas imaginé de tels développements à certains égards éloignés de leurs orientations idéologiques. Eux qui visaient plutôt la gloire, la pacification de la société et la fin des effets indésirables de leur cohabitation avec des gens « inférieurs », grossiers, incultes et lourds à la comprenoire, se rendaient compte que « l’amélioration de l’espèce » réduisait la distance entre eux, l’élite, et le peuple. Que des valeurs d’amitié, de respect, de souci de l’autre se développaient. Ils en prirent leur parti.

Les opposants « éthiques » qui avaient fait profil bas, campaient sur des positions d’observation, de vigilance et d’analyse critique discrète.

La Vilbonnie ne ressemblait plus tout à fait à l’entière Occitanie. Et cela posa un grand problème à l’État central, garant de la cohérence, de l’égalité et de l’uniformité républicaines. Elle fut l’objet, à foison, de procès d’intentions, en sorcellerie, mais n’avait nul projet de faire sécession, de bâtir un État alternatif, d'ajouter de la division dans un monde fragmenté, des frontières aux frontières, d'entrer en concurrence avec d’autres, de partir à la conquête du monde...

 

Après deux années, il apparut qu’une injection ne produisait pas d’effets permanents, en tout cas, aux niveaux de dosages que les chercheurs n'osaient pas dépasser. Décision fut prise qu’une campagne de deuxième injection aurait lieu parallèlement au déroulement de recherches sur une « thérapie à effets à vie ». La première ne se fit pas, les secondes n’eurent pas le temps d’aboutir.

 

III - Croisade cathare

La soif inextinguible du profit, la passion pour le pouvoir, le goût des privilèges et de l’argent, n’avaient pas disparu miraculeusement du Pays pendant l’expérimentation locale, ni le capitalisme-rapace n’avait cédé la moindre position au sujet de la gouvernance des entreprises, les règles du commerce lucratif, la nécessité que perdurent l’exploitation humaine et le profit comme moteurs de l’activité économique.

Les instituons archaïques d’Occitanie – partis, syndicats, ordres professionnels, agences étatiques, collectivités territoriales –, de puissants acteurs économiques – industries pharmaceutique, automobile, alimentaire, grande distribution et transports –, les leaders d’opinion – médias nationaux et régionaux –, protestèrent contre ce qu’ils appelèrent une « révolution subreptice », le « changement éhonté des règles du jeu », « la subversion de la Loi et de l'Ordre démocratique », « l'influence pernicieuse du scientifisme mâtiné de l’esprit soixante-huitard, de maoïsme et de hippisme »....

Les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, s’entendirent pour proclamer et appliquer l’État d’Urgence au prétexte d’une « autonomisation de fait » de la Vilbonnie. Les institutions laïques et religieuses se dressèrent unanimes contre la microrégion nouvelle accusée, comme si « scissionnisme » ne suffisait pas, de prosélytisme et de constitution d’un très mauvais exemple pour les nationaux du continent et de toutes les îles.

Des meutes de serviteurs, de complices, d’abrutis, de privilégiés d’aventuriers de la violence, de nantis, d’incultes, d’immensément riches, anciens et nouveaux, de dénonciateurs et de tortionnaires en puissance, de fanatiques religieux, d’assassins, d’artistes ratés, de gens normaux, de réactionnaires de tous poils, acabits et obédiences, voulaient d’avoir la peau des « rebelles » qui ne se prenaient pas pour des révolutionnaires et qu’accablait ce tsunami d’inimitiés.

La Vilbonnie fut mise en quarantaine, isolée du Pays par le blocage des voies de communication, privée des crédits publics qui lui étaient alloués jusque-là comme à toutes les autres collectivités territoriales, dut subir un embargo sur des produits alimentaires et manufacturés essentiels à la poursuite de ses activités et à la vie courante.

Le « Royaume Républicain » rejouait au XXIe siècle les sièges de Carcassonne et de Béziers du XIIIe.

La petite communauté fut submergée, dépassée par toutes ces mesures marquées par la haine, le ressentiment à son égard. Elle baissa les armes, interrompit la fabrication de son médicament,  trop subversif de l’ordre mondial, libérateur de trop de femmes et d’hommes, trop émancipateur de la sottise universelle, démantela ses laboratoires et ses usines pharmaceutiques, détruisit son stocks de produits.

Le rêve d’un monde nouveau se brisait.

 

Cela ne suffit pas.

Au prétexte des protestations, des pétitions, des manifestations locales persistantes et de la complaisance des autorités sur place, l’intervention de l’armée fut requise. Elle refusa comme un seul homme une « opération illégale de rétablissement de l’ordre intérieur ». Des têtes et des galons tombèrent, de hauts gradés se retrouvèrent aux arrêts des sous-fifres aussi. Des soldats fiers ou honteux se suicidèrent.

Des protestations de soutien se multiplièrent dans toute l’Occitanie et dans le monde. Rien n’y fit.

L’État envoya les gros bataillons de toutes ses polices.

« L’ordre fut rétabli ».

Le premier ministre du Pays, à la fois ministre de l’Intérieur, de la Santé publique, de l’information et porte-parole du gouvernement et du Président de la République, déclara triomphant, avec l’accent polaire : « Vilbonne donnait le mauvais exemple, nous en avons fait un exemple ! ». Lui non plus n'avait pas été « vacciné ».

Le préfet spécial et plénipotentiaire qui joua à la croisade contre les cathares en Occitanie en dirigeant la troupe bleu-marine, fut louangé, décoré, promu et finit par être viré après des propos inappropriés tenus – et rapportés – lors d’un entretien d'autosatisfaction, accordé à L’Écho (l’Église des CHrétiens de l’Occident) qu'il déclara avoir pris pour un quotidien économique national sérieux.

 

Une phase de normalisation et de glaciation est en cours.

 

Les effets du traitement se sont dissipés. On recommence à se suicider en Vilbonnie, à se camer à tout, à traîner, à se battre. On se remet à tous les travers, à reléguer femmes et jeunes, à déterrer les vieux bidons de glyphosate, à dire quantité de bêtises entendues partout. On vise désormais de petits bonheurs faciles, on n’obtient plus que de menus plaisirs à la sauvette. On refoule le mot « Ambition ».

 

Épilogue

Il advient que ceux qui reçurent l’élixir sont atteints de symptômes de dysfonctionnement de la parole et des membres. Leurs souvenirs disparaissent. Conscients de ce qu’il leur arrive, ils entrent dans des colères extrêmes qui mettent en danger leur personne et celles qui croisent leur route.

Les enfermements et les hospitalisations pour ces motifs se multiplient.

Des analyses pratiquées il apparaît que des erreurs de programmations génétiques à répétition se produisent dans le fonctionnement des cellules nerveuses. Surviennent des tumeurs à évolution rapide, des crises cardiaques, des hémorragies et des accidents cérébraux, des crises d’épilepsie, le tout en totale divergence des morbidités antérieure et nationale.

On estime que l’espérance de vie moyenne après injection n’est plus, tous sujets confondus, que de cinq ans.

Il a été mis fin aux protocoles et procédures de transmission du secret de fabrication du remède à la RLPI.

 

J’ai publié dans un grand journal national qui me l’a acheté à prix d’or, un long reportage sur cette « parenthèse ». Publié en deux épisodes, il eut un grand écho qui se mesure en quantité d’exemplaires de journaux vendus. La direction du quotidien m’a proposé le poste tant attendu de grand reporter que j’ai finalement refusé. Et dans la même année, j’ai été récompensé par le  Grand Prix International de la Presse Écrite... Je reconnais, le sujet était porteur...

Pedro et Julie, Léa et moi nous apprêtons à fuir. Nous cherchons un nouveau paradis terrestre et rêvons d’une île de toutes les couleurs, montagne plantée dans la mer, constellée de villages accrochés à la pierre ou bâtis dans des échancrures de bord de mer, couverte de forêts traversées par des rivières claires qui dansent et des fleuves qui sans cesse redessinent leur estuaire, aux côtes abruptes interrompues par de vaste plages et des criques dissimulées aux regards, seulement accessibles aux courageux et aux amoureux, où l’on foule les épais tapis verts qui couvrent les hauts plateaux et croise d’aimables chevaux ensauvagés, où règnent au sol le sanglier, l’âne, le mouflon et le lézard tyrrhénien dans les airs, l’aigle royal, le balbuzard pêcheur et le faucon pèlerin et dans ses eaux, le corail rouge, les oursins, la murène, et le mérou, où les gens parlent une langue qui chante et qui raconte des histoires de solidarité et de résistance, où tout le monde sait ce que veut dire le mot « Culture ».

J’espère que ce pays existe, que l’amour- auquel je recommence à céder – préserve des désillusions et que lui même n’est pas un mirage...

 

FIN

 

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