Pierre Lieutaud - Le voyage à l’île d’Elbe

     

Un orage et un empereur... magnétiques ! Si seulement Napoléon avait su…

 

       

Le voyage à l’île d’Elbe

   

Un souffle de brise fraîche rida l’eau endormie du port, la boule du soleil se détacha de l’horizon, le bateau vibra, glissa lentement, leva le nez en soulevant de fins liserés d’écume et prit sa route. Au loin sur l’horizon, l’île où nous mènerait ce voyage flottait dans la brume...

Nous étions à mi-chemin, au milieu de la mer, quand les haut-parleurs grésillèrent.

« … Mesdames et messieurs les passagers, le commandant vous parle. Notre navire va traverser un orage magnétique imprévu. Ce phénomène sans danger aura comme seule conséquence de dérégler vos montres et l’écran vidéo. Le bar est à votre disposition au niveau 1, je vous souhaite un agréable voyage... »

À l’instant même, une brume épaisse recouvrit le navire et se dissipa aussitôt. Comme sorti de nulle part, un port apparut sous nos yeux, tout proche... Le navire s’approcha du quai où une foule allait et venait derrière des dragons, montés sur des chevaux huilés et harnachés, le sabre au clair, alignés pour la parade. Devant, au bord du quai, des fantassins vêtus de rouge et or présentaient les armes…

Un petit homme, vêtu d’une capote noire et coiffé d’un bicorne, était accoudé au bastingage. Il montra du doigt une bâtisse à trois étages aux volets à claire-voie fermés, cachée derrière deux mûriers en fleurs. Il marmonna :

« Il faudra restaurer ce bâtiment et en faire la mairie de la ville… »

La voix du commandant parcourut à nouveau le navire :

« Nous informons Mesdames et Messieurs les passagers de la présence à bord du navire de l’Empereur Napoléon... »

Sur les quais, aux balcons des immeubles, dans les ruelles, une foule silencieuse attendait. Le petit homme descendit, lentement, pendant que les haut-parleurs annonçaient :

« Mesdames et Messieurs les passagers sont aimablement priés de suivre le cortège impérial à travers la ville et d’accompagner sa majesté jusqu’à sa nouvelle demeure... »

L’Empereur, c’était lui, se tourna vers un mameluck qui le suivait comme son ombre, il sembla hésiter un instant, lui confia son bicorne et se dirigea vers la ville. Tout en haut, une maison blanche scintillait au soleil. Le cortège grimpa les ruelles… Nous entendions les marchands parler sur le pas des portes, les enfants chanter dans les cours des écoles. Nous longions des maisons basses, des grilles rouillées, de minuscules pelouses envahies de hautes herbes. Plus loin, une inscription à moitié effacée « Hopital hospice » barrait le haut d’une porte, une clochette pendait au-dessus d’une voûte, à travers un portique de pierre on apercevait un chemin escarpé qui menait à un bâtiment isolé, une inscription délavée s’écaillait sur sa façade « Société des moulins », sur un mur blanc et gris courrait le fil d’une sonnette. Dans l’encadrement d’une lucarne aux vitres brisées se profilaient les ruines d’une tour et puis la rue s’ouvrait sur une placette et s’arrêtait devant une maison blanche qui dépassait de l’alignement des toitures.

L’Empereur se retourna, nous salua et pénétra dans la demeure. Sur la porte était écrit : « Ici, l’Empereur a passé une partie de sa vie ».

Nous l’avons laissé un moment, le temps qu’il découvre les lieux et nous sommes entrés quelques dizaines de minutes après dans une salle rectangulaire aux dimensions modestes. Les portes-fenêtres donnaient sur un petit jardin boisé surplombant des rochers qui descendaient jusqu’à la mer. Dans les pièces en enfilade, des uniformes s’amoncelaient sur des commodes, dans des malles ouvertes, des femmes passaient en parlant à voix basse…

L’Empereur, entouré de son état-major, recevait les autorités locales. Il montrait du doigt le sentier qui grimpait au-dessus des maisons.

- Vous installerez une batterie sur la crête, là-haut... 

Accoudé à une cheminée de marbre, il regardait le plan de l’île...

- Vous utiliserez les moulins pour faire monter l’eau des sources et des ruisseaux en haut de la ville. Des caniveaux alimenteront les habitations et les jardins et, comme je le disais en débarquant, vous restaurerez le grand bâtiment du port, derrière les mûriers. Au fait, y a-t-il des plantations de mûriers ? Ma mère en avait planté aux Milleli… Vous ferez pareil... Où est le général Bertrand ? Quand donc arrivera sur l’île ma garde impériale… Quand ? Et mon fils ? Et mon épouse ? Et Pauline ? Pourquoi n’est-elle pas avec nous ? Avez-vous de ses nouvelles ? 

Il cherchait des yeux un secrétaire...

- Prenez note : je veux que soient entrepris des travaux pour agrandir le port, construire une digue au pied de ce talus… Là-bas… Vous voyez, après ces éboulis… Une digue pour sécuriser cette côte sud-est et permettre les accostages… 

Il regardait l’assistance.

- Le maire, où est le maire ? 

Un homme sortit du petit groupe, il s’approcha, l’air interrogateur, le chapeau à la main.

- Je suis là, majesté, je suis là…

- Très bien. Je veux un plan plus détaillé de l’île, avec les routes, les chemins, les sentiers militaires. Je veux le chiffre exact du débit des sources suivant les saisons, le plan de tous les jardins, tous, les chiffres de la production agricole, de ce qui est importé, bois, viandes, nourritures diverses, tissus. Sur les terres plates au nord est nous essayerons d’introduire le coton… N’oubliez pas la garance et les oliviers. D’après ce que j’ai vu, il y en a peu… Vous en ferez planter sur les pentes au bas des montagnes. Et pour ce qui est des montagnes, puisqu’on en parle, je veux un relevé topographique ! 

Le maire s’inclina, fit oui de la tête…

- Sur les sommets, surtout celui qui paraît le plus haut, à l’ouest, face à la Corse, il me faut un fort avec un sémaphore et une garnison en permanence… Quoi d’autre ? Ah oui !… Bertrand détachera au fort de Longone une colonne de grenadiers et de lanciers polonais… »

Il leva le doigt...

- Monsieur le maire, vous ferez planter aussi des châtaigniers, entre les sommets et l’oliveraie… On m’a dit qu’il existe déjà une petite châtaigneraie au sud de l’île… Ah ! oui, le trafic… Qui fait escale dans cette ville, quelles liaisons régulières existe-t-il ? 

Il se tourna vers le général Bertrand qui venait d’entrer...

- Ah ! Enfin vous voilà. Une flotte, général, il nous faut une flotte armée, les conditions du traité de paix le permettent… 

Le général hocha la tête…

- Non ? Eh ! bien tant pis…. Commencez sur le champ à armer le brick qui mouille dans la baie, là-bas. Et soyez discret. Sait-on jamais avec les Anglais, Alexandre, ou cette ordure de Talleyrand. Ils pourraient concevoir un enlèvement, un débarquement dans la nuit, une disparition… Et les ambassadeurs. Sont-ils avertis de mon installation ? Convoquez au plus tôt celui d’Autriche, de Prusse, celui de Russie et celui d’Angleterre ! »

Il fit signe à un secrétaire.

- Écrivez, écrivez : lettre au tsar Alexandre : mon frère, me voilà arrivé dans les nouvelles terres que vous m’avez concédées. J’y aspire au repos et à la paix, mais je souhaite garder avec votre majesté le lien qui nous unissait. L’ambassadeur que vous désignerez sera accueilli dès son arrivée et introduit aussitôt près de moi. Permettez que je vous dise le fond de ma pensée : malgré les péripéties récentes, je reste encore étonné de votre alliance avec le royaume anglais alors que nous avions évoqué si souvent les avantages qu’apporteraient à cette Europe l’alliance entre nos deux pays. Vous savez, mon frère, la position anglaise qui cherche à diviser les puissances continentales afin de régner sur le commerce et ne pas risquer un asservissement. Combien, quand j’y pense, je regrette l’échec du blocus commercial que j’ai tenté de leur imposer, combien je regrette que du camp de Boulogne ne soit pas partie une armada pour les envahir. Un jour peut-être reparlerons-nous de tout cela, au coin d’un feu de cheminée ou de bivouac si des circonstances favorables à mon destin me permettent de reprendre avec votre majesté un dialogue qui n’aurait jamais dû s’interrompre.

Votre fidèle et dévoué Napoléon, Empereur de l’île d’Elbe…

- Où est le colonel de la garde ?

Un officier s’approcha.

- Faites dire aux troupes anglaises qu’elles cessent de m’importuner. Où croient-elles que je puisse aller ? Où est le maire ?

Le maire écarta la foule…

- … Ah ! Vous êtes toujours là. Bien ! 

Il déroula une carte sur une petite table.

- Qui m’a parlé des mines de fer ? Mon frère Lucien en aura la charge, il veillera à l’exporter et à me reverser une redevance. On vole le minerai à ce qu’on m’a dit et les deux navires garde-côtes coûtent très cher. Qui m’a informé ? Ah ! C’est vous ! répéta-t-il en regardant un notable de la ville.

- Oui, c’est moi, majesté…

- Supprimez ces deux embarcations. Remplacez-les par des guetteurs sur les crêtes. Au fait, les impôts ! Pourquoi certains villages refusent-ils de s’en acquitter ? S’ils croient que ma venue les en dispensera, ils se trompent !

Il se tourna vers le colonel de la garde.

- Colonel, faites avertir les maires et envoyez à chacun une colonne de soldats. Que tout rentre dans l’ordre !

Il se tut un instant, parcourut la carte des yeux.

- J’allais oublier les salines. Qui les gère ? Où va le sel ? Sur quel navire ? On m’a dit qu’il y aurait du marbre dans le sol, faites ouvrir des carrières et rendez-moi compte… Ah ! qu’il est dur de mettre en ordre cette île qui somnole… Et madame Mère ? Quand donc les Anglais l’autoriseront à venir ? 

Il tira un secrétaire par la manche.

- Allez, écrivez une lettre : au colonel Campbell… Colonel, mon séjour dans l’île est perturbé par vos troupes. Où que j’aille, quoique je fasse, vos soldats me suivent, m’épient, troublant ma quiétude alors que dans l’intérêt de mon pays, j’ai renoncé au trône de France et je ne règne plus que sur ce rocher. Je vous charge de transmettre à vos supérieurs et à votre gouvernement la protestation que je vous fais afin que je ne sois plus importuné dans la vie calme et tranquille qui est dorénavant la mienne… 

Sa voix résonnait sur les murs, faisait vibrer les fenêtres, des secrétaires passaient, des registres et des encriers à la main, des domestiques raccompagnaient les uns, accueillaient les autres…

 

Je voulais parler à l’Empereur. Savait-il qu’il quitterait bientôt cette île, qu’il reverrait la France et reprendrait le pouvoir, qu’il serait exilé à Sainte-Hélène? Je devais l’avertir, éviter Waterloo, éviter la campagne de France. Tout cela était indigne de cet homme génial que tout le monde admirait. Je devais l’aider à accomplir sa tache : unifier l’Europe. Je quittai le groupe de passagers réfugié au fond de la salle, bardé d’appareils photos, vêtus comme de pauvres forbans, coiffés de chapeaux de paille ou de casquettes aux longues visières, détonnant tant dans cette cour impériale qui reprenait vie peu à peu. Comment se faisait-il qu’on nous ait tolérés en ce lieu, que quelques grenadiers ne nous aient point jeté dehors ? Je m’approchai avec précaution, essayant de me glisser entre les officiers, m’excusant poliment. Aucun ne dit mot, ne porta un regard sur moi, je passai entre les hommes comme un courant d’air et me retrouvai devant l’Empereur. Perdu dans ses pensées, il ne me voyait pas, dehors le soleil brûlait la terre, le chant des cigales et le bourdonnement des abeilles couvraient le murmure de sa voix, il chantonnait une berceuse.

- Écoutez-moi, Majesté, je vous supplie d’écouter ce que je vais vous dire. Il est encore temps de terminer votre œuvre, d’unifier l’Europe. Le Tsar Alexandre vous admire, vous avez réveillé la Prusse, elle vous suivra encore, Marie-Louise vous aidera à constituer une nouvelle alliance avec l’Autriche, la Pologne vous vénère. La papauté sait votre rôle dans le retour de Dieu après les excès révolutionnaires, Bernadotte vous rejoindra, la Suède oubliera ses alliances, l’Angleterre cherchera toujours à diviser l’Europe, mais une Europe continentale unie ne l’écoutera plus...

« Mesdames et messieurs les passagers, le commandant vous parle… Nous sommes maintenant sortis de l’orage magnétique. Nous arriverons à Porto Ferraio, notre destination, dans une demi-heure… »

Nous n’avions pas revu le Commandant du navire depuis le départ. Il était petit, voûté, vêtu d’un manteau noir et coiffé d’un chapeau qui semblait un bicorne.

Sur l’écran vidéo, la route du navire s’inscrivait en pointillés au milieu de la mer… Au loin apparaissaient les détails de l’île où nous allions, des bosquets, des maisons entourées d’éboulis, des champs d’où montaient des fumerolles. Le vent léger sentait la marjolaine et le thym, l’acacia et la lavande…

 

  

                   

     

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