Nicole Blanche Santarelli - Le Pèlerin

  

Promenade nostalgique dans les rues d’Ajaccio : étrange et pénétrant… Une nouvelle de Nicole Blanche Santarelli.

  

  

Le Pèlerin

  

Le bateau venait d’accoster. Je me trouvais sur le quai et décidai de gagner la maison à pied. La ville était enveloppée de brouillard et les maisons semblaient flotter sur un coussin d’ouate.

Je me tournai vers les montagnes qui cerclaient le golfe et, à ce moment, la brume se leva comme le voile d’une mariée découvrant le visage aimé.

Au loin, la neige sur les sommets perçait l’aube d’une faible clarté.

Je percevais peu à peu les couleurs du tableau qui se révélait à moi.

Le golfe, alangui comme un lac, étirait ses eaux sombres entre les montagnes mauves et une joie profonde, presque douloureuse, me serra le cœur.

Je m’acheminai vers le centre par la vieille ville. En longeant la médiathèque Sampiero, où j’avais souvent accompagné Livia, chargé de livres, une nostalgie jusqu’alors inconnue, m’avait poussé à traverser la rue Fesch aux façades colorées.

La ville était déserte et j’ignorais si c’était en raison du confinement sanitaire ou de l’heure matinale.

La ville était à moi et à chaque pas, les souvenirs affluaient.

Je me revoyais avec vous, attablé sous la pergola du café de Flore, à savourer des boissons exotiques, thés aromatisés au gingembre ou au cédrat.

Je souris à Saint-Roch dans sa niche, à la chapelle éponyme où l’été dernier, nous avions assisté à un concert polyphonique.

Je marquai l’arrêt devant le Musée Fesch et repensai à ma grand-mère. Chaque fois qu’elle m’y traînait, elle me rappelait qu’elle y avait effectué ses années de collège dans une bâtisse délabrée aux rampes d’escaliers branlantes.

C’était avant la construction d’un nouvel établissement moderne et fonctionnel, ouvert sur le large, mais vide de tout passé, sans âme et sans mystère.

Les grilles du musée étaient fermées, la dernière fois que j’y étais venu, c’était avec Livia qui voulait admirer les crèches Napolitaines, exposées pendant les fêtes de Noël.

À côté, la bibliothèque patrimoniale où rêvaient les lions sentinelles, me rappela nos après-midi studieuses, dans la poussière des vieux grimoires, pour parfaire nos versions latines bâclées et savourer ce moment de paix, hors du temps.

Dans la ville morte, je continuai jusqu’à la place Foch.

Les lions de la fontaine paressaient, la tête sur leurs pattes. J’aurais aimé voir, encore une fois, leurs jets d’eau fuser dans la lumière du jour.

Je fis le tour de la place, ses palmiers fatigués me peinèrent mais j’avais toujours préféré les platanes, face à la trouée de la mer.

 

L’Hôtel de Ville, maison carrée élégante avec sa porte à colonnades, me procura une émotion nouvelle.

Mes parents s’étaient mariés là et pour la première fois, je nous imaginai, Livia et moi, sur le perron, avec vous deux pour témoins et nos familles nous jetant des grains de riz porte-bonheur.

Cette idée ne me parut pas ridicule mais émouvante, comme un rêve agréable déjà évanoui.

Livia n’habitait pas très loin, il était trop tôt pour la réveiller, mais je m’attardai devant sa maison avec ses escaliers sombres et voûtés et sa terrasse sur le toit.

Je continuai par la rue Bonaparte, m’arrêtai un instant devant le Palazzu au sol en damiers noirs et blancs, son entrée aux armoiries coiffées d’une couronne, pourquoi n’y avais-je jamais passé la nuit ?

Livia aurait aimé, peut-être aurions-nous été réveillés par les ânons qui broutaient l’herbe des douves de la citadelle toute proche. Verrais-je un jour les jardins et le centre culturel qui étaient déjà programmés ?

J’imaginais un navire de métal et de verre scintillant au soleil, magnifiant l’enceinte de pierres et son échauguette.

Je sentais la main tiède de Livia, combien de fois étions nous passés dans cette rue, sans même y prendre garde, occupés à rire ou à nous embrasser ?

Maintenant, c’était comme si je voyais ma ville pour la première fois, mais pourquoi cette tristesse qui m’arrachait des pleurs ?

Je pleurais toujours en cheminant par les ruelles du borgu, le vieux quartier Génois.

J’avais franchi la porte avec sa sainte patronne, la Madonuccia qui avait sauvé nos ancêtres de la peste et qui protégeait la vieille ville.

J’aimais ma ville close qui m’enveloppait comme un cocon, même si la mer qui battait ses flancs, m’appelait au large.

Partir, revenir, c’était la damnation de l’insulaire, sa tragique histoire, ce mouvement incessant, l’aller-retour des vagues dans l’océan, éternel et éphémère à la fois.

Soudain, le tableau s’anima, je vis les habitants de jadis, lorsque la ville n’était qu’un fort génois, entouré de murailles, de crainte des razzias mauresques.

Je voyais les femmes aux longues robes poussiéreuses, une cruche sur la tête, les hommes à la barbe farouche, portant râteaux ou bêches, le fusil en bandoulière, les pêcheurs remaillant leurs filets, les lavandières avec leurs paniers de linge.

J’entendais la rumeur des jours de marché, les poissons vendus à la criée.

Je sentais l’odeur des châtaignes grillées dans les braseros, je voyais courir pieds-nus, les enfants dépenaillés.

Une dame en crinoline, l’air sévère, la tête droite sortait de la maison natale de Napoléon, sans un regard pour le jardinet en face, elle se frayait un chemin sur les pavés et disparaissait.

Toute cette vie, époques mêlées, bruissait autour de moi et m’entraînait dans le passé. L’histoire était inscrite dans les murs nus et étroits de l’époque médiévale mais aussi dans les demeures plus raffinées du dix-neuvième siècle, d’un classicisme harmonieux dont l’austérité apparente était tempérée par les teintes chaudes qui les coloraient. 

Puis le silence revint, lourd, opaque et lorsque je cherchai, autour de moi, un signe de ces vies disparues, il me sembla apercevoir des ombres qui se mouvaient sans bruit, informes comme des nuages gros de pluie.

Je les chassai d’un geste de la main.

J’avais repris mon errance près des nouvelles halles fermées  et de son miroir d’eau, épuré, serein dans sa simplicité, qui me procura un instant de paix.

Il me fallait poursuivre mon étrange périple dans ma ville à la fois familière et inconnue, qui, de ses entrailles fumantes, m’offrait son histoire comme un cœur brûlant.

Je parvins à la cathédrale, toujours aussi épurée avec son fronton romain et sa coupole renaissance et m’assis un instant sur un banc face à la mer.

L’odeur du café chaud et des croissants revint à ma mémoire, comme nous aimions nous retrouver le dimanche matin dans ce café resté ouvert, pour profiter des premiers rayons de soleil !

Je me sentais si lourd, si las, une pierre sur mon cœur m’empêchait de respirer.

Je me sentais si seul, perdu dans ma ville fantôme, qui semblait m’étourdir dans la fantasmagorie qu’elle déroulait à chacun de mes pas.

L’animation des rues, légère et chaleureuse, me manquait, avec ses petites boutiques, ses échoppes artisanales, ses galeries d’art ou ses magasins de luxe.

J’aurais voulu saluer le pharmacien au coin de la rue du 1er Consul, le serveur du bar sur le cours Napoléon, la maraîchère qui vendait aussi des fromages de chèvre étoilés de fleurs des champs.

Le médecin de famille, pas très loin de mon domicile et certains professeurs que je revoyais parfois, au Palais des Congrès pour le festival du film italien ou pour un spectacle dans la salle près du casino.

Je repartis et m’arrêtai au carrefour où convergent le Cours Napoléon et ses demeures bourgeoises et la longue avenue qui s’élance jusqu’à la place du Casone.

Je traversai la place du Diamant, nue et vide, avec son kiosque à musique et ses terrasses abandonnées, ses nouveaux immeubles aux arcades bienvenues pour s’abriter du soleil.

Je voulais retrouver mes années passées, nos espoirs et nos rêves, nos premiers bars en face du collège, à la sortie des cours, face à la mer.

Je voulais revoir mon lycée, sa façade ocre bordée de frises, son préau et la cour inférieure avec la statue de Mérimée.

C’était comme si je voyais ma ville pour la dernière fois, ma ville baroque et sage, assoupie comme un chat qui ronronne, joyeuse comme une eau vive qui descend de la montagne.

Je passai devant mon école, abritée par un long mur de pierre où croulaient les bougainvillées.

Les ombres s’approchaient, j’entendais leur souffle rauque, peut-être n’étaient-ce que les goélands, tournoyant autour de ma tête, vagissant comme des nouveaux nés ?

Je les ignorai et repris ma route sur l’avenue arborée.

Au loin, j’apercevais les immeubles modernes, blanches vigies avancées sur la mer, au milieu du maquis qui allait jusqu’à la presqu’île de la Parata, face aux Iles Sanguinaires.

Je revis le cimetière marin qui longeait la route, la chapelle familiale derrière l’enceinte de pierres, les cercueils murés derrière les plaques de marbre.

Dans le jardin de l’ancien Grand Hôtel, les roses s’ouvraient. Les glycines qui dévalaient le mur de l’église anglicane, les frondaisons échevelées des cottages du quartier anglais, tout s’éclairait d’un jour nouveau. 

Je fis un détour par la place Miot, j’entendais nos rires, je voyais les chevaux de bois du manège qui tournait sans fin, nos parties de skate, nos virées dans la grand-roue qui nous emmenait au ciel, par-dessus la ville. 

Ma ville était une campagne, les maisons se cachaient dans la verdure, les immeubles modernes pointaient leurs flèches par-delà les chênes verts, l’or des genêts, les baies rouges des arbousiers.

Je renonçai à traverser le bois des Anglais qui m’aurait conduit trop loin, presqu’à la chapelle des Grecs, lieu de nos rendez-vous pour nos balades à vélo.

Arrivé aux jardins du Casone, à ses courts de tennis silencieux, je pris l’avenue Madame Mère, échappée ombragée vers la mer, sa plage de sable fin, ses paillottes, sa statue de la pudeur aux yeux baissés.

Puis je remontai vers la rue Iena, ma rue qui m’était un village au charme un peu désuet, avec ses maisons entourées de jardinets sauvages où croissaient le thym, la verveine et le laurier.

Derrière moi, j’entendais le halètement du cortège des ombres et je hâtai le pas.

Je poussai la grille de fer forgé. Une femme, tout de noir vêtue, courbée près du rosier, coupait quelques fleurs.

Maman ! Le cri que je poussai la fit se retourner. Elle était hagarde, le visage dévasté, le regard noyé de larmes.

Ses yeux errèrent dans ma direction, puis elle se détourna et se dirigea vers la porte d’entrée de la maison.

Je me précipitai vers elle mais, alors que j’allais la toucher pour la retenir, lui dire que j’étais là, pourquoi ne me voyait-elle pas, à peine ma main s’était-elle posée sur son bras, je la traversai comme une onde.

Je me retrouvai à l’intérieur. Mon père, en costume sombre, regardait la mer, au loin.

- Il arrive, murmura-t-il d’une voix éteinte. Il prit ma mère dans ses bras.

- Notre fils revient, il faut aller lui dire adieu.

Les ombres m’avaient suivi. Elles étaient autour de moi. Je distinguais leurs faces pâles et leurs silhouettes informes qui blanchissaient.

Les spectres me tendaient les bras et je percevais leurs voix.

- Viens, disaient-elles, il est temps maintenant, viens avec nous !

Alors je poussai un hurlement et me réveillai.

 

Ils étaient tous trois assis à la table du petit-déjeuner dans l’appartement parisien qu’ils partageaient.

Marc, le narrateur, terminait son internat, Paul et Antoine finalisaient leurs cursus en école de commerce.

- Ce n’est qu’un rêve, murmura Antoine, c’est bien normal que tu songes à la mort en ces temps d’épidémie.

- Elle te manque tellement, la douceur de vivre ajaccienne ?, plaisanta Paul. Où alors, c’est la jolie Livia qui te rend si nostalgique ?

- Tu verras, continua Antoine, cet été nous serons tous de retour au pays.

Mais Marc, pensif, revoyait le bateau de son rêve, à l’entrée du golfe, alors que son esprit était déjà revenu auprès des siens.

Pour un ultime au revoir ou pour un nouveau départ ?

Il y pensait encore lorsqu’il franchit la porte de l’hôpital de la Salpêtrière où l’attendait une nouvelle journée de lutte contre le virus.

 

  

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