[ Écrire pour JP Santini ] Norbert Paganelli - Ce qui finit commence

 

Jean-Pierre Santini, l’écrivain-éditeur est emprisonné depuis le 10 octobre sous le régime de la détention « préventive ». Contre l’arbitraire et pour servir de chambre d’écho à l’émotion partagée par de très nombreux auteurs de Corse ou d’ailleurs, Le Nouveau Décaméron ouvre ses colonnes.

   

  

   

Ce qui finit commence

 

L’homme semblait dormir mais il ouvrait parfois les yeux, les refermait.

Ses lèvres frémissaient puis se serraient à nouveau

 

« Ùn feti micca trostu, lasceti lu dorma »,  lintò  una boci [1]

 

Il semblait s’étonner de tant de prévenance par un haussement de sourcil, un soupir prolongé ou encore une moue fugace et à peine esquissée

 

À ce corps immobile répondait un temps des plus figés.

Un temps pétrifié qui n’osait dire son nom.

Les jours les semaines et les quinzaines semblaient avoir disparu au profit

d’une durée qui se contractait sur elle-même.

 

« Hà dittu calcosa mi pari... Chì hà dittu ?[2]

Ùn asculteti micca ma calcosa hà dittu... »

 

Ils n’écoutaient pas vraiment non ils n’écoutaient pas, Ils étaient présents

et semblaient communier dans une tacite complicité mais ils n’écoutaient pas.

Ce recueillement sans liturgie masquait à peine leurs différences mais

indiscutablement Ils étaient présents.

Présents et silencieux, silencieux et sincères

dans leurs habits de tous les jours, leurs barbes mal taillées

et leurs traits trahissant une fatigue persistante.

Voici quelques jours déjà que les femmes ne s’étaient pas maquillées.

 

Le corps immobile n’avait, lui non-plus, prononcé la moindre parole.

 

« Chì dici ? [3]

Chì vularà dì ? Ùn si senti nudda incù tuttu issu trostu !

Vi pudaria ti firmà dui minuti nienti chè dui minuti ? »

 

L’assemblée des présents ne disait toujours rien

lorsqu’un cri, un cri rauque et sans fin envahit la pièce.

C’était un cri venu de nulle part, un cri qui n’avait rien d’humain, un cri à faire tressaillir

les vieux murs blanchis à la chaux et vibrer les vitres embuées des fenêtres.

 

Les visages se figèrent un peu plus,

les mains dans les poches cessèrent de s’agiter,

les tristes regards interrogèrent l’espace clos de la chambre,

transperçant les murs et le haut plafond, la porte close et le plancher lustré

 

Di qual’hè issu brionu chì passa ? [4]

Tucchendu ci a spadda,  tafunendu ci l’arechji ...

Ùn hè micca solu pudemu ancu veda un aceddu

vinutu cun’eddu...

 

L’oiseau entra dans la chambre et se posa sur le chandelier qui trônait

sur la vieille commode.

Le cri cessa dès que le médecin entra dans la pièce.

Presque un jeune homme, à l’allure encore frêle.

« Veuillez me laisser seul s’il vous plait ! » lança-t-il d’une voix à peine audible

et comme pour s’excuser.

 

Ils sortirent pour aller dans la pièce voisine.

Un grand silence pétrifia à nouveau l’ensemble de la demeure.

Seules les rumeurs du dehors étaient perceptibles.

Les regards interrogeaient les autres regards les oreilles étaient attentives

à ces bouches cousues et les jambes semblaient vaciller sous le poids des corps

qu’elles avaient de plus en plus de mal à supporter.

 

« Ė u tempu u tempu lisciu è cumunu hà missu à aspittà u tempu anc’à ghjunghja.[5]

Stu tempu ch’ùn vulia micca nascia ma chì pichjaia par fà si senta. »

 

Le médecin ouvrit enfin la porte. Son visage impassible se tourna vers l’assistance.

« C’est fini... », lança-t-il comme s’il avait prononcé une simple banalité.

 

Toutes les paupières se baissèrent presque en même temps.

Seul le regard du médecin était droit, figé presque insistant semblant défier un ennemi farouche dont il n’avait pourtant pas peur.

 

« C’en est fini, il a repris conscience et dans quelques minutes il va pouvoir vous parler. »

 

L’oiseau posé sur le candélabre sortit de la chambre en chantant.

 



[1] « Ne faites pas de bruit, laissez-le dormir », lâcha une voix.

[2] « Il a dit quelque chose me semble-t-il... Qu’a-t-il dit ? Vous n’écoutez pas mais il a dit quelque chose. »

[3] « Que dit-il ?

Que veut-il dire ? On n’entend rien avec tout ce bruit !

Ne pourriez-vous pas vous arrêter deux minutes, rien que deux minutes ? »

[4] À qui est-il ce cri qui passe ?

Nous touchant l’épaule, nous perçant les tympans...

Il n’est pas seul, on peut même observer un oiseau

qui l’accompagne...

[5]  « Et le temps, le temps lisse et banal s’est mis à attendre le temps encore à naître.

Ce temps qui ne voulait pas voir le jour mais qui frappait à la porte pour se faire entendre. »

  

  

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