Télétravail - Pietr’Antò Scolca

Télétravail

— Bon, on s’y met ou quoi ?
— Sò un priggiu…
— Oh, oh, basta, basta. Tu veux quoi, Antò, hein ??!
— Sò un prigg…
— Ta gueule putain ? Sai ciò ch’ha dettu a to surella ?
— Entrami in culu ?
— Elle a dit, ta sœur, elle a dit, Antò a toujours été un capatoghju, un putain de capatoghju !!
— Sò un priggiuneru puli…
— Infine Antò, tu le sais qu’avec ta sœur à la fin de l’année, on est à la retraite, tu le sais ?
— Beh ? Tant mieux, non, tu me casseras plus les couilles !
— Tu le sais qu’à cause de toi, oui, Monsieur, à cause de toi, tu le sais que je peux pas me prendre les galons d’adjudant ?
— Chì mi ne futtu ?
— Quoi, quoi qu’est-ce que tu t’en fous ? Tu comprends pas que si je passe pas adjudant, je me perds 300 euros à mese ?
    Tu me vois arriver au village, même pas capable de me payer la tournée ? Tu me vois, en train de compter tous
    les jours, à passer pour un capicursinu, et qu’est-ce qu’on va dire, qu’est-ce qu’on va dire sur toi ?
— Sur moi ??!
— Sur toi, sur toi. On dira, buh, la famille d’Antò, elle est bien miséreuse. Voilà, la faccia que ça te fera ! Tu passeras pour
    un minable, voilà ! Un minable !
— Bé, je te les donnerai les trois cents euros, ô pleureuse !
— Avec quoi, baulu ? que tu es au RSA.
— …
— Alors, regarde, tu me réponds juste un ou deux trucs, tu choisis ce que tu veux, et moi je me montre le PV au
    lieutenant, que ça me vaudra des points, ai capitu ?
— Moi, Paul, je n’aime pas que tu me traites de baulu, tu vois ?
— Hé bien alors, on te traitera de minable.
— Uffa, chì croce ! Allez, allez, pose-les tes questions.
— Attends, je me fais venir le lieutenant. Alors, pas de conneries, tu réponds qu’à moi, d’accord !
— Se vogliu !
— Ce que tu veux, je t’ai dit, juste tu me réponds qu’à moi… Mon lieutenant, mon lieutenant, s’il vous plaît… Mon
    lieutenant, le gardé-à-vue est prêt…
— Monsieur Antoine-Joseph-Paul Balestrazzi, je me présente, lieutenant Pierre-Marie Bertinec, il est 14h22, nous
    commençons le premier procès-verbal d’audition. Quelle est votre date de naissance.
— Sò un priggiuneru puliticu.
— Ça, vous nous l’avez déjà dit M. Balestrazzi, il faut coopérer davantage, vous le savez bien.
— Sò un priggiuneru puliticu.
— Bon, M. Balestrazzi, les circonstances sont certes exceptionnelles, mais il n’en reste pas moins que nous sommes dans le cadre d’une audition officielle, et que le Procureur de la République…
— Sò un priggiuneru puliticu.
— Sérieusement, M. Balestrazzi, vous avez tout intérêt à coopérer. Nous lèverons ainsi une partie des doutes qui concernent votre participation à l’affaire de…
— Sò un…
— Vous savez, M. Balestrazzi que tout est filmé ! Le Procureur sera témoin de votre volonté d’obstruction !
— Sò un pri…
— BON SANG, M. BALESTRAZZI, VOUS COMPRENEZ LE FRANÇAIS OU QUOI ???!
— Laissez, laissez, mon lieutenant. Ne lui donnez pas ce plaisir. Je vais lui poser quelques questions… Je vous en prie mon lieutenant. Vous allez voir… M. Balestrazzi, vous acceptez de répondre à mes questions ?
— In corsu ?
— Innò, pas en corse, voyons ! Usons de la langue de la république et…
— Independenza !
— Si vous voulez, M. Balestrazzi… Non, non, mon lieutenant, ne vous inquiétez pas, je donne du lest… C’est de l’approche psychologique, ne vous inquiétez pas… Bon, à nous deux, M. Balestrazzi, votre identité, on la connaît, hein, donc
    on va passer tout de suite aux questions essentielles ! Vous êtes prêt à collaborer ?
— Sò prontu.
— Bon, c’est une bonne chose. Où étiez vous le 15 avril 2020 à 20h50 ?
— Beh, qui !
— Où ça, où ici ?
— In casa, voyons !
— Vous étiez chez vous, le 15 avril ?
— Ié, in casa !
— Le mercredi 15 avril 2020, à 20h50, vous étiez chez vous à Sottana superiora ? Chemin du Machjò ?
— Exactement, chemin du Machjò, après la villa du receveur des postes.
— Bon, je note : interpellé, M. Balestrazzi déclare : le 20 avril 2020, vers 20h50, je me trouvais à mon domicile, chemin du Machjò, à Sottana superiora.
— Après la villa du rece…
— Oui, oui, on a compris l’allusion, après ce qui reste de la villa de l’ancien receveur des postes, qui est reparti en Normandie.
— Tintacciu, sera felice avà che se n’hè andatu in paese !
— Qu’est-ce qu’il dit, Maréchal des logis ?
— Rien d’important, mon lieutenant. Rien d’important… bon, M. Balestrazzi, vous étiez à la maison, et qu’est-ce que vous faisiez ?
— A sega !!!
— Qu’est-ce qu’il dit, Maréchal des Logis ?
— Je vous expliquerai plus tard, mon lieutenant… Bon, sérieusement, M. Balestrazzi, vous faisiez quoi chez vous ?
— Auh ! Mi faceva caccà !
— Mais qu’est-ce qu’il dit à la fin, Ma…
— Il dit : JE ME FAISAIS CHIER ! C’est assez français pour toi, baulu ?
— …
— Balestrazzi, vous allez trop loin. Nous sommes polis avec vous, vous restez polis avec nous.
— Sinon, quoi ? L’article 93 ?
— Qu’est-ce que vous avez dans la main, M. Balestrazzi ?
— L’article 93 à l’usu corsu !
— Mais qu’est-ce que c’est ?
— L’annuaire de la Haute-Corse, je me le suis imprimé, avec ce qui me restait de feuilles, j’en avais plus beaucoup. Et voilà, si vous voulez, je me tape sur la tête avec ! Site cuntentu ?
— Mais, mais, M. Balestrazzi, c’est de la provocation !
— Mais Antoine, tu ne vas pas bien ?
— UUUH, moi qui voulais vous rendre service.
— Je proteste, M. Balestrazzi, c’est de la pro-vo.
— O Paul, averà da continuà cusì, sta faccia di culu ?
— Mais enfin qu’est-ce qu’il dit, qu’est-ce qu’il dit ???
— Faites attention, mon lieutenant, vous postillonnez de partout, et vous perdez votre masque… Et toi, Ant…, et vous M. Balestrazzi, je vous demande de revenir à la rai… Mais qu’est-ce que vous faites ? Qu’est-ce que vous faites ??
— E, cosa, cosa ?
— Mais là, là, qu’est-ce que vous faites ?
— Hé, je me prends le café, je me prends ! Vous vous prenez pas de café, vous ?
— Mais vous n’avez pas le droit !
— Avec un sucre…
— Mais pas pendant une audition, vous n’avez pas le droit !
— Mi, chérie dis bonjour à mon beau-frère et quill’altru, facciacia di tenente VOUZAVEZPASLEDROAAA !
— Bonjour, Paul. Tu m’embrasseras Marie-Do pour moi !
— Vous connaissez le gardé-à-vue, Maréchal des logis ?
— Hé, on se connaît tous dans l’île, je vous l’ai déjà dit mon lieutenant ! Mais non, ça vicie rien du tout !
— Hé, ho, ça suffit les messes basses. J’ai pas que ça à faire moi, si on reprenait l’interrogatoire.
— …
— Bon, mercredi 15 avril, mercuri, mercuri, voilà, mercredi je me passais la tondeuse dans le jardin.
— A 20h50 ? En pleine nuit !
— Buh, c’est pas New York ici, avec la nouvelle heure, c’est la pleine journée 20h50.
— Mais enfin, ce n’est pas possible, M. Balestrazzi, votre commune se trouve à l’Est !
— Sò un priggiuneru pu….
— Non, non, Antò, le lieutenant n’a pas voulu mettre ta parole en doute, mais tout de même, à 20h50, le soleil à Sottana Superiora… hein ?! Tu m’as compris, quoi !
— Ah, c’est sûr qu’il y avait pas de quoi bronzer, mais on voyait très bien.
— Et tu passais la tondeuse ?
— Vous mettez ma parole en doute, Chè, Maréchal des Logis ? Vous êtes même pas adjudant à votre âge, vergogna!
— Et vous passiez la tondeuse, M. Balestrazzi ?
— Ié, même que j’ai gardé de l’herbe tondue, si vous voulez venir faire une perquise.
— Aiò, Ant…, Voyons M. Balestrazzi, soyons sérieux, votre tondeuse, la petite Honda électrique qui ne marche jamais d’habitude ?!!
— Elle a très bien marché !
— Vous avez des témoins ?
— Sò un priggiuneru…
— Oui, oui, on a compris, le lieutenant veut juste savoir si vous avez des preuves.
— L’herbe, ne aghju tant’ é più !
— Non, je veux dire des preuves substantielles !
— Sub-stan-tielles, buh, vous avez fait des études dans la gendarmerie ! Mon cher adjudant, j’ai mieux que ça, j’ai des preuves écrites, subs-tant-tielle-ment écrites ! Ùn putete dì ch’ ùn aghju fattu nunda per a ghjustizià di a vostru paese
    di, eccetera, m’avede capitu, mi !
— Sshh, mon lieutenant, ne dites rien, je vous en prie. Nous devons vérifier ce dernier point. Alors, M. Balestrazzi, vos preuves. C’est quoi ces feuilles ?
— Des preuves écrites, je vous l’ai dit. Voilà, vous voyez le paquet, ùn hè un scherzu, mi, allora, luni… marti… mercuri ! Mi, voilà, vous voyez ce qui est écrit là ?
— Non, non, pas très bien.
— C’est écrit, 18h05, j’ai sorti mon cheval.
— Vous avez sorti votre cheval, sans autorisation ?
— Cumu, sans autorisation ? Hé, bien sûr, puisque je l’ai dans la main et que je vous la montre !
— Vous êtes sorti à cheval ?
— Pourquoi, c’est pas un animal domestique, un cheval ?
— Bon, bon, admettons, c’est pas le problème pour l’instant. Qu’est-ce ça prouve, M. Balestrazzi ?
— Chè, qu’est-ce que ça prouve ? Dites, je commence à comprendre pourquoi vous êtes jamais passé adjudant, vous ?
— Aiò, Antò, basta cusi, un capatoghiu di merda, si, chì sii !
— Vous inquiétez pas lieutenant, après il vous explique.
— Putain, mais qu’est-ce que ça prouve, cette merde ?
— Bè, ça prouve qu’après, je suis plus sorti, tu comprends ça, Paul. JE NE SUIS PLUS SORTI ! Basta. Bon, et pour vous montrer ma bonne volonté, ma très bonne volonté, j’ai demandé à mon neveu de me prêter son truc, son téléphone   
    intelligent ou je sais pas quoi, et je peux vous faire la téléperquise. Comme ça, vous me dites dans quelle pièce on va, et moi je vous montre tout. C’est pas honnête, ça. Un veru attu di citadinenza, innò ?... Hé, ho, induve andate, où
    vous allez, c’est comme ça qu’on termine une audition, Hein… Ho !...

C’hè più nimu, envolés les poulets, bah bah !... Bon, bin, moi je m’éteins la caméra, j’suis pas plus con qu’un autre... Maria, qu’est-ce qu’il y a à manger ce soir ?…. Paste torna, buh, chì vita !... Aiò, apporte-moi une bière, s’il te plaît, une grande Heineken.

      

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