L’inertie abandonnée - Paul-Antoine Colombani

Deuxième participation de Paul-Antoine Colombani qui envisage « déjà » un après confinement, la « paix » retrouvée…   

   

L’inertie abandonnée

 

Après le confinement.

 

L’islam est redevenu le principal sujet d’actualité. Le soleil, qui perçait les vitres de mon appartement, s’achemine de nouveau jusque dans mes yeux. Si je perds moins de cheveux mon médecin ne sait pas pourquoi. Les premiers pas me paraissent presque forcés, et mes paroles une communication creuse. J’échange des bonjours avec quelques soldats, les policiers se serrent vigoureusement la main. Le soleil, étrangement fort, brûle la rue, froide depuis que nous l’avons laissée à la rudesse du vent et de la neige. Cette vision me paraît presque caricaturale : tout le monde s’apostrophe, à la fenêtre les casseroles claquent dans un concert glouton. Je me dis que c’est bien l’image d’Épinal que j’attendais, sinon que j’espérais. À l’ombre des applaudissements, tout le monde danse. Les visages anesthésiés par l’inertie d’un temps figé reprennent des couleurs, les sourires sont moins graves : de ceux qui faisaient le mur ou qui, simplement, craignaient pour leur vie. On me dit que quelques feux d’artifices ont été lancés de l’autre côté du monde, je les entends de l’autre côté de la rive, dans l’embouchure de la rue Bertrand. La Meuse glapit de ses petites pierres jetées pour effrayer les poissons et les quelques vivants qui l’occupent. Chacun s’affaire à retourner à son réel.

            Nous sommes en paix, cela a été répété comme si le ciel devait l’entendre : la guerre a été gagnée. Nous enterrons nos morts et les monuments annoncés rappelleront à chacun que, dorénavant, c’est bien la nature qu’il faut craindre. L’épitaphe est de Nicolas Hulot. Eh bien, à la Nature donc ! Je retrouve ma famille, je les enserre douloureusement. J’ai l’impression d’avoir traversé tout cela comme un fantôme, aussi absent que mécontent. Rien dans ma vie n’a vraiment changé. J’ai bien tenté de rompre mes habitudes, d’accorder au levant les promesses énoncées entre les quatre nuits de ma chambre. On me dit que dans les œillères du monde la plus mince lumière est autant source d’espoir que de prochaines déconvenues. Les journaux de confinement se concluent tous, plus personne n’a rien à raconter, le quotidien s’est enclenché : les Parisiens rentrent, les agriculteurs triment, les caissières sont remerciées dans un dernier grand élan national. L’opération Résilience s’achève, tout concorde à réencorder le quotidien et le monde.

            La réalisation du prochain Marvel a commencé et Netflix nous promet un documentaire salé retraçant l’histoire de la pandémie. On me dit que nous n’avons pas renversés nos imaginaires. Je n’en sais rien, au fond je crois que je m’en moque. Ce n’est plus le moment pour réfléchir, c’est celui des applaudissements, de ces pigeons qui, sur le bord de l’immeuble, apprennent à penser.

Je me couche, je me répète cette phrase : nous sommes en paix. Dix jours plus tard les deux milles médecins fauchés et les centaines d’infirmières non-comptabilisés ont sacralisés l’hôpital public. Sous le sang versé, la plage. Si le traitement du Professeur Raoult n’était pas miraculeux quelques malades ont été sauvés ; de peine en peine, chacun quitte chez soi.  

Mon voisin a abandonné sa femme, à moins que la concierge ne me mente. Beaucoup de mouvements dans cette solide maison de maître, les nouveaux locataires sont des Italiens, ils me disent qu’ils fuient une économie délabrée et toutes ces famines qui maltraitent le pays, « l’Europe ne fait rien, nous laisse crever de faim ». Ils se demandent quel haut-commissaire a signé cet arrêt de mort, à moins qu’en conclave a été désigné le sacrifié. La Chine semble se remettre comme le Prince qu’elle est, nous savons désormais que le nombre de décès a été largement sous-évalué. On me dit que ce n’est pas bien grave, que les Européens eux-mêmes mentent. Le « grand échec de l’Europe », voilà ce que nous lisons en Une. La machinerie libérale est vaincue et chacun participe à sa reconstruction ; la Grosse Bertha enrayée utilise toute l’huile de coude mise à sa disposition. On fait des plans quinquennaux, « il faut travailler plus », le mot d’ordre électrise les contestataires. Chacun retrouve sa rhétorique et son être : ceux-là contestent, ceux-là travaillent, ceux-là crèvent. Ceux-là qui disent enfin, personne ne les écoute.

            La paix, voilà ce que j’endure chaque matin. Les villes se repeuplent : les regards craintifs de ceux osant braver le confinement ont été recouverts par la lente litanie des heures de pointe et des métropolitains en retard. En l’inertie, la pandémie semble avoir trouvée un obstacle à sa taille. Les cadavres, tout comme les souvenirs, n’exigent rien, chacun les use ; chacun devrait savoir que l’inertie, plus que l’eau et le sel, effrite les monuments aux morts, les témoignages, la littérature jusqu’à la philosophie. La paix, voilà ce que nous endurons chaque matin. Car il n’y a aucune parole plus dangereuse que celle annonçant la pax romana, cette grande stabilité prônée au nom de tous. Dans les nuages troués de l’espoir, aucune lueur n’annonce la guerre. Toutes vous diront que nous sommes en paix.

            Pourtant, c’est bien cela qui se prépare, c’est bien cela qu’annoncent les tambours, de l’autre côté du monde, je les entends de l’autre côté de la rive, dans l’embouchure de la rue du Général.

      

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