La Dame de Bonifacio - Pierre-Jean Giannesini

Pierre-Jean Giannesini, retenu à Paris, envoie cette nouvelle venue du fond des âges, confinement, solidarité… déjà !

  

  

La Dame de Bonifacio

  

Le vent régnait ici en maître. Il n’y avait jamais eu de silence total, de moments immobiles qui auraient pu être suspendus dans un décor figé à tout jamais. C’était tout le contraire. De jour comme de nuit, la rumeur infatigable répandait dans le vallon l’agitation des branchages, le hurlement des roches affouillées, l’appel d’un oiseau, et, venu de plus loin, se ruant entre les murailles rocheuses, le grondement des vagues sur la grève.

 L’abri ne protégeait que très peu de ce tumulte extérieur. Tout juste en atténuait-il la violence, la multipliait-il en d’obscurs conciliabules se répercutant sur les parois blanches de la grotte. Et quand venait la nuit, des peuples aux langages étranges surgissaient dans les songes, des êtres sortis de l’imaginaire ou du tréfonds des peurs ancestrales.

Djinka les connaissait bien, ces multitudes murmurantes, ces cris arrachés aux pierres, ces claquements secs de branches brisées. Elle ne connaissait que cela, le bruit du vent, celui de ce monde tapageur du dehors qui mêlait le chant des oiseaux aux gémissements des proies blessées, aux odeurs aussi de cet univers qu’elle façonnait avec ce qu’on lui racontait, sur les montagnes reculées et dorées au crépuscule, la grande étendue d’eau gonflée par le vent, les forêts profondes plus loin au Nord. Et quand le vol immobile du goéland venait la surprendre, c’était ce monde là inconnu qu’il lui offrait, avec au bout des ailes le grand espace bleu du ciel. Ce monde-là qu’elle ne verrait jamais.

Une certitude que venait lui rappeler perpétuellement ce vent, plus souvent violent que caressant, à l’image des pierres qu’il  polissait depuis des millénaires, des strates qu’il faisait naître dans les parois rocheuses, des cavités qu’il creusait sans savoir qu’elles y abriteraient la vie.

Il y avait trois ou quatre générations que les aïeux de Djinka s’étaient installés dans l’une d’elles. Un abri parmi tant d’autres nichés au bas des parois rocheuses, là où l’eau sourdait en toute saison. Des excavations comme il en existait un peu partout dans ce grand plateau calcaire qui offrait à la mer et aux bourrasques ses falaises laiteuses et son étendue rocailleuse entaillée de ravines.

Une communauté familiale restreinte aux deux frères de Djinka, à ses parents, plus un oncle et une vieille cousine qu’ils avaient recueillis. D’autres clans s’étaient éparpillés dans les anfractuosités alentours, communiquant entre eux autour des rares points d’eau, pour échanger de la nourriture ou troquer leurs objets artisanaux.

Djinka échappait à ces tractations, car le sceau de l’irréversible avait figé son corps, l’avait bâillonné dès la naissance, privant son côté gauche  de toute autonomie, laissant au droit la charge d’assumer l’essentiel vital. Ce handicap lui avait fermé les portes d’une union vouée à l’échec. Car avec cette jeune femme à demi paralysée et boitillante, quel prétendant aurait pu assurer sa descendance, donner à la cellule familiale les bras indispensables à sa subsistance ?

Mais la fatalité n’avait pas condamné totalement Djinka. Enfant, elle s’isolait au fond de la grotte, plus apeurée par le monde extérieur, pensait-on à tort, que bloquée par sa demi-paralysie. Dans son confinement, elle avait appris très vite à parler, à elle-même et à ses êtres imaginaires, enrichissant son langage de mots nouveaux qu’elle expliquait et enseignait à son entourage. Une distanciation qui s’apparentait à une sorte d’indifférence, mais qu’elle balayait d’un geste affectueux en tendant sa main droite, paume ouverte, comme une offrande en guise d’excuse à son comportement.

Parfois, elle entrait dans de longues phases de silence, un mutisme inexpliqué qui pouvait durer des jours entiers, repliée sur elle-même et ses jardins secrets. Comme si le monde environnant était devenu ennuyeux, indigne de son intérêt.

Ce décalage envers les règles sociétales n’altérait en rien son intégration dans le groupe. Bien au contraire. Isolée parmi les siens, elle se montrait créatrice dans ses moments d’hyperactivité. Avec les coquillages que ses frères récoltaient, elle décorait les poteries qu’elle façonnait dans l’argile. Son père les troquait ensuite pour du gibier ou des armes. C’était pour Djinka l’une de ses importantes contributions à l’activité familiale.

On lui avait attribué la garde du feu. C’était presque naturel pour celle que le destin avait confinée dans l’ombre, qui avait besoin de lumière, et qu’une aura de mystère entourait quand les flammes allumaient dans son regard les secrets de son âme. Elle l’alimentait en permanence, laissait la nuit venue les braises rougeoyer pour le lendemain, quand grilleraient viandes et pêches que ses frères ramenaient quotidiennement. Petits mulots, escargots, huîtres, bigorneaux, rougets et poissons de roche constituaient les repas, agrémentés de baies et de fruits grappillés dans le maquis.

Son existence se déroulait dans l’insouciance des jours à venir, quand la subsistance du quotidien était assurée, avec pour seule vision la blancheur des parois rocheuses, et unique certitude l’existence d’un monde plus lointain, inaccessible, comme si celui-ci gravitait autour de cet îlot de vies solitaires.

Au plus profond de son isolement, Djinka avait appris par elle-même à guetter la prochaine ondée dans le ciel, à deviner l’automne avec l’ombre mouvante de la falaise, à compter le temps par le passage de la lune au-dessus du ravin. Et surtout à s’évader avec ce vent que rien ne semblait arrêter. Venu de nulle part et parti pour ailleurs, souffle d’air invisible, enivrant, comme un gigantesque soupir sans fin.

Ce vent qui portait haut dans le ciel un goéland presque divin, celui qui tous les matins venait suspendre son vol au-dessus de la grotte, majestueuse silhouette déployée dans l’azur, aérienne, défiant de sa légèreté celle qui, plus bas, contemplait la beauté de sa liberté.

         Tout aurait pu continuer ainsi en ce lieu de confinement, à voir s’écouler les saisons, à vivre de chasse et de cueillette, à se retrouver le soir autour du foyer quand les braises exhalaient les parfums du dîner.

         Mais le destin en avait décidé autrement avec ce jour sinistre où tout avait basculé. C’était l’une de ces rares journées de la saison chaude, quand les nuages se transforment en une chape grise et uniforme, avec juste une légère brise venue du Sud, étouffante, tapissant d’une fine poussière ocre la moindre surface. Un étrange silence avait recouvert la grande étendue calcaire. Puis, en début d’après-midi, de brefs éclairs suivis de sourds grondements s’étaient déchaînés. Dans chaque abri, cette colère tant attendue était la bienvenue : logiquement porteuse d’eau et de fraîcheur, elle était vénérée comme un don de ceux qui gouvernaient le ciel.

         Mais cette fois ci, ces derniers voulaient montrer leur puissance à la terre et aux hommes. Très rapidement, une épaisse colonne noire s’était élevée dans le ciel. Elle avait transpercé la couche nuageuse, s’était étalée lourdement au dessus des vallons, tandis qu’au lieu de l’averse bienfaitrice, c’était une odeur de feu et une pluie de cendres qui avaient peu à peu envahi l’atmosphère et tombaient sans discontinuer.

         Puis un vent violent s’était levé, accompagné d’un bruit sourd de crépitements. Des flammes dévorant tout sur leur passage s’étaient dressées sur les hauteurs, rabattant les volutes de fumée dans les moindres recoins. Djinka et les siens s’étaient alors réfugiés au fond de la grotte. Pour la première fois, ils voyaient arriver, impuissants, l’anéantissement de l’oasis de vie qui les avait accueillis.

         Le soir, arrivé brusquement, les avait trouvés toujours tapis dans leur refuge, recroquevillés les uns contre les autres, alors que des brandons franchissaient les crêtes du ravin et venaient s’écraser sous leurs yeux. C’était un vrombissement permanent, un brasier qui consumait sans distinction la moindre parcelle de vie. Sa lueur rougeoyante avait persisté toute la nuit, pour s’éteindre lentement aux premières apparitions du matin.

         Les hommes étaient alors partis en reconnaissance. Prudemment, apeurés à l’idée que ne se réveille le monstre dévastateur. Ce qu’ils avaient découvert n’était que désolation : débris fumants, arbustes calcinés déployant vers le ciel leurs branches torturées. Et partout cette odeur de brûlé que rendaient plus forte les fragments de charbon éparpillés sur la blancheur du calcaire. Le plateau étalait jusqu’à l’horizon la noirceur de ses brûlures, avec au loin des colonnes de fumées grimpant encore dans le bleu du ciel. La disette serait au rendez-vous, même si par ci par là, de rares îlots de verdure avaient été épargnés. Au fond des ravins aussi, où la végétation avait survécu, la faune trouvé refuge, et l’eau échappé au tarissement.

         Mais Djinka avait vu, quelques jours après ce grand incendie, une fièvre inexpliquée la gagner, alors que la nuit, repliée sur elle-même, elle sentait le froid l’envahir et la faire grelotter. Le feu lui avait laissé ses braises en souvenir, avait pensé sa famille. Cette dernière avait alors déployé ses modestes connaissances médicales : décoctions à base de plantes, mélanges de poudres animales, invocations à de lointaines divinités. Mais en vain. Rien n’y faisait. La fièvre n’avait fait que s’accroître, jusqu’à plonger la jeune femme dans une sorte de léthargie la privant de plus en plus du peu d’autonomie qu’elle possédait.

         Elle voyait revenir son père et ses frères épuisés et presque bredouilles de la chasse. Ils devaient chasser loin maintenant, partir plusieurs jours jusqu’au-delà des zones brûlées et dormir à la belle étoile. Sa cousine consacrait la plupart de son temps à l’entretien de l’abri et construisait une sorte de fortification tout autour, tandis que sa mère passait des journées entières à grappiller graines, baies et fruits sauvages rescapés de l’incendie. Elle les entassait ensuite dans des jarres en céramique et des sacs en peau de bête.

         Djinka avait vite compris que c’était là une stratégie familiale défensive, alors qu’inexorablement, la maladie gagnait du terrain. Elle avait conscience que sa vie s’en allait, malgré les fils que l’on tendait pour la retenir. Malgré son corps qui s’éteignait peu à peu.

         Beaucoup d’autres communautés avaient péri, et la nourriture se faisant rare, les survivants avaient fui vers des terres plus hospitalières. Non seulement l’état de Djinka avait contraint les siens à rester sur place, mais aucun d’entre eux n’avaient envisagé d’abandonner celle qui, par ses différences, les avaient ouverts à l’acceptation et au dévouement.

         Dans leur abri rocheux, les seuls rescapés du Grand Incendie tentaient de survivre, confiant au vent leur fragile avenir. Au fil des jours, celui de Djinka s’était élevé peu à peu dans les airs, allait rejoindre le grand goéland. À tire d’aile, ce dernier grimpait chaque jour toujours plus haut, emportant dans son duvet celle qui, plus bas, s’était émerveillée de sa liberté.

         Une liberté qu’il lui a offerte un  matin sans nuage. Un ultime matin, après avoir brisé les chaînes de son corps, l’avoir affranchi de sa dépendance aux autres en fermant le grand cercle d’une vie qui n’aurait pu s’accomplir sans ses rêves, ni l’attention et l’estime qui lui avaient été accordées.

 

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         Ils l’ont étendue sur le dos, ont ramené ses bras le long du corps, tourné la tête vers le soleil levant. Ils l’ont ensuite recouverte d’une poudre de terre, rouge comme le sang, censée la préserver. Ils ont posé à ses côtés de quoi boire et manger.

         Puis ils ont fermé la fortification pour éviter l’entrée des animaux, rassemblé leurs maigres affaires, et pris la route vers le Nord et ses forêts profondes. Le plateau calcaire leur ouvrait son étendue calcinée, tandis que derrière eux se refermait l’histoire de Djinka…

 

…ignorant que, des millénaires plus tard, par hasard, d’autres mettraient à jour ce fragment de vie que le temps avait peu à peu enfoui sous l’oubli.

 

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Scène extraite du site :  https://www.isula.corsica/patrimoine/Araguina-Sennola_r43.html

C’est en 1962 que fût découvert, à la suite de travaux,  l’abri sous roche d’Arraguina-   Sennola (Bonifacio). Durant les fouilles de ce site préhistorique datant de près de 7000 ans avant JC (Mésolithique), le squelette d’une femme de 35 ans environ a été mis à jour. L’étude de ses ossements a montré des handicaps importants, liés à des troubles de la croissance ainsi qu’à des malformations affectant le côté gauche des membres. Son décès aurait été dû à une septicémie ou à des tumeurs non localisées.

         Cette femme, baptisée « La Dame de Bonifacio », est le témoin le plus ancien découvert de l’occupation humaine de la Corse par des chasseurs-cueilleurs arrivés (vers 10 000 ans avant JC) de la péninsule italienne.

         Les graves pathologies du squelette laissent penser que cette femme a vraisemblablement bénéficié de la solidarité de sa communauté sans laquelle elle n’aurait pu survivre.

   

   

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