Dimmi, o Ba ! - Niellu Leca

Niellu Leca nous emmène loin de nos soucis, à une époque où même le feu se partageait, pour demeurer à l’unisson…

  

  

Dimmi, o Ba !

 

 

« Metti a to baretta, chi face u freddu ! », me lance ma mère comme je franchis d’un bond le seuil de notre maison pour me jeter dans l’obscurité où m’attendent mes cousins et le fils de notre voisin.

Je m’empresse de lui obéir et m’enfonce jusqu’aux oreilles cette casquette trop grande, héritée de mon grand frère. Pour rien au monde je ne prendrais le risque d’être consigné à la maison, ce soir : nous sommes le trente novembre, a Sant’Andria. Ce soir, dans toute la Corse, les enfants iront frapper aux portes des maisons pour qu’on leur offre des friandises. Et dans notre petit village de Cinarca, nous ne serons pas les derniers !

 

« Aiò ! Spicciati ! »

Dans le noir, j’ai reconnu la voix de Paulu Cè, mon petit cousin, encore plus impatient que moi. Sans plus attendre, nous commençons notre quête rituelle, inconscients de notre mission : perpétuer la tradition avec la complicité de nos ainés. Les portes s’ouvrent et notre sac se remplit de frappe, fritelli, canistrelli ou autres fruits secs. Parfois, pour nous taquiner, la porte ne s’ouvre qu’après quelques « Quale hè ?... è chi vulete ?... » qui ne font qu’attiser notre impatience et notre plaisir du même coup lorsqu’enfin notre sac s’alourdit d’un nouveau butin. Pas une porte ne reste close et surtout pas celle de mon oncle qui, plus que tout autre, a à cœur de partager notre joie : c’est aujourd’hui sa fête. Même monsieur le curé y va de son obole, nous rappelant quand même, d’un ton faussement sévère, que si notre gourmandise d’un soir nous est pardonnée, nous devons en remercier Saint André, le premier apôtre à avoir rejoint le Christ.

 

Nous sommes maintenant le treize décembre, le jour le plus court de l’année en cette période de l’Avent. Notre précieuse récolte, équitablement partagée entre tous les enfants du village, est depuis longtemps engloutie. Aujourd’hui, de nombreux villages sont en fête pour honorer leur protectrice, Santa Lucia. C’est notre maître d’école qui nous a expliqué qui elle était. En juin dernier, après deux jours de tempête, nous sommes descendus à la plage où nous avons trouvé un petit morceau de coquillage tout rond, d’un rose et gris tendres mélangés comme dans un tourbillon : l’ochju di Santa Lucia. Et il nous a raconté : « Ce que tu tiens dans le creux de ta main est l’opercule d’un coquillage. On dit qu’il porte bonheur, qu’il protège celle ou celui qui l’a trouvé, comme Sainte Lucie protège certains villages de chez nous. Sainte Lucie était une jeune chrétienne du IIIe siècle à Syracuse que l’on tortura parce qu’elle refusait d’abjurer sa foi. En signe de sacrifice, elle se serait elle-même arraché les yeux et la Vierge Marie lui en aurait alors restitué de nouveaux encore plus beaux, ochji di luce, des yeux de lumière, pareils à ce coquillage. Deux yeux de lumière pour chasser les ténèbres de ce jour le plus court de l’année. Cette lumière si précieuse à notre vie, que d’aucuns disent encore :   « Chi Santa Lucia ti conservi a vista ! » Le culte de Sainte Lucie s’est alors répandu dans l’île et jusqu’à Aiacciu où l’artère principale de la ville s’appela Corsu Santa Lucia avant d’être baptisé Cours Napoléon. »

 

Depuis a Sant’Andria, une grande effervescence règne parmi les plus jeunes du village. Chacun d’entre nous étant investi d’une mission ô combien sacrée à ses yeux : ramasser du bois pour u focu di Natale. Gare à qui laisse trainer une buche, un pieu de clôture sur le bord d’un chemin ou tout autre morceau du précieux combustible. Chaque sentier, chaque ruelle est nettoyée comme pour un jour de procession, chacun voulant se vanter d’avoir, plus que tout autre, contribué à édifier le fameux bucher. Chaque village veut avoir le plus beau, le plus grand, celui dont les flammes seront vues depuis l’autre versant de la vallée et sur la place de l’église où il sera allumé, le va et vient est incessant.

 

« L’aghju vistu !... L’aghju vistu !... » en proie à une excitation difficile à contenir, mon cousin répète ces quelques mots en tirant comme un perdu sur un pan de ma pélerine. J’ai tout juste le temps de jeter mes morceaux de bois au pied du bucher, qu’il m’entraîne déjà vers l’église dont nous franchissons la porte restée entr’ouverte.

Un signe de croix, une génuflexion et je le vois à mon tour. À quelques pas de nous, il est là, u Bambinu. Nous nous approchons, sur la pointe des pieds, comme si le bruit de nos pas risquait de le réveiller. U caracutu, le houx, u vischju, le gui et l’albitru, l’arbousier, tous enchevêtrés lui font un berceau de rouge, de vert et de blanc dont les feuilles vernissées scintillent à la lueur des cierges aux petites flammes tremblantes. Vêtu d’une fine robe blanche brodée, il ressemble à ma petite sœur le jour de son baptême et il me semble entendre mon père lui fredonner Ciucciarella comme il l’a si souvent fait pour nous bercer… Je suis tiré de ma rêverie par le grincement de la porte de la sacristie et nous filons tels deux conspirateurs.

 

Dans chaque maison, on s’affaire. Ce soir, pas question de flâner à table, il faut être prêt, propre comme un sou neuf pour la messe de minuit. Nos mères s’activent autour du fucone car si ce soir le repas sera frugal, elles doivent commencer à préparer celui de demain. Ici et là, ce n’est que caprettu arrustitu ou à l’istrettu, curatella, sangui, ventre et un parfum de nepita et d’oignon me met l’eau à la bouche. Mais pas question de chaparder, Misgiu, notre brigand de chat, vient de se faire chasser à grands coups de torchon.

 

Dans un coin de la grande salle, près de l’escalier, là où la lumière de la lampe à pétrole fait danser les ombres dans une semi-obscurité, Minnanna égrène son chapelet. Ma grand-mère, douce et sévère à la fois. Je ne l’ai jamais vue que toute de noir vêtue. Elle a perdu tant des siens pendant la dernière guerre, tant de ceux que le 173e régiment d’infanterie ne lui rendit jamais, que le deuil est devenu son quotidien. Ma cousine Maria est assise auprès d’elle, silencieuse elle-aussi, le visage empreint d’une gravité que je ne lui connais pas, elle d’ordinaire si prompte à partager nos jeux et nos espiègleries. Je crois en connaître la raison mais je n’ose en parler : cette raison-là me fait un peu peur. Hier, j’ai pu saisir quelques bribes de phrases où il était question de mauvais sort, de formules secrètes et de rendez-vous à minuit qui m’ont rappelé mes frayeurs nocturnes après certaines veillées peuplées de streghe et de mazzeri. Une main qui se pose sur mon épaule me fait sursauter. Je me retourne redoutant quelque apparition surnaturelle… Mon père est devant moi, superbe dans son costume de velours noir, celui des grandes occasions. Il me regarde et je sais qu’il a deviné mon trouble. Je reconnais cet imperceptible sourire de tendresse et d’ironie à la fois qui adoucit son regard noir quand il sait m’avoir surpris. « Veni, o figliolu ». Je le suis jusqu’au dehors et m’assieds près de lui sur le banc de pierre devant la maison.

« Aujourd’hui est un grand jour pour ta cousine. Cette nuit, entre le premier et le troisième coup de cloche annonçant la messe, a signadora va l’initier à l’une de nos plus anciennes traditions : l’ochju. Elle va lui transmettre ses pouvoirs. Avec l’eau, l’huile et quelques phrases secrètes qui ne peuvent être formulées qu’oralement, ta cousine aura à son tour le pouvoir de conjurer l’ochju, le mauvais œil et de guérir les plaies et les brûlures. Te voilà rassuré ?... Allez, rentrons dîner ».

 

Tout le village est rassemblé sur la place de l’église. Et moi je suis fier comme un cheval de bronze : tous les regards sont tournés vers mon père. Ce soir, il est à l’honneur. Doublement. D’abord à cause de son prénom, Natale ; ensuite parce qu’en cette veille de Noël 1927, c’est lui le zincafocu, l’allumeur de feu. C’est lui qui va mettre le feu au bucher qui devra brûler jusqu’au Jour de l’an.

Il m’a permis de rester auprès de lui et devant mes camarades, tenus à une distance prudente par leurs mères attentives, je ne cèderais pas ma place pour un empire.

Soudain, une clameur s’élève en même temps qu’une flamme qui se tord, se cabre et dans un crépitement embrase le bucher tout entier. L’âcre chaleur me pique les yeux et me rosit les joues. Des dizaines de mains applaudissent. Les enfants sautent à pieds joints et libèrent leur joie en criant à tue-tête. Pour ne pas être en reste, l’église fait retentir ses cloches, appelant ses fidèles au recueillement de rigueur en cette nuit de Nativité.

Les femmes et les enfants commencent à entrer dans l’église. Moi, je resterais bien là, avec les hommes même si l’odeur entêtante du feu mêlée à celle de l’arbatavacca des pipes de mes oncles me tourne un peu la tête mais un seul regard de ma mère suffit à me faire comprendre qu’il est inutile d’insister.

 

Ite, missa est.

L’église se vide lentement. Avant de quitter la place pour regagner son foyer, chaque chef de famille ramasse un tison au pied du bucher et peu à peu, les ruelles du village ressemblent à une procession de lucioles. L’ambiance est recueillie jusqu’à la maison et c’est dans un silence quasi religieux que nous nous rassemblons autour de l’âtre. En son milieu, trône u ceppu di Natale, cette grosse buche de chêne vert. Avec le tison ramassé dans le bucher dont le rougeoiement nous parvient par l’étroite fenêtre du premier étage, mon père comme son père avant lui et le père de son père, allume la buche qui brûlera jusqu’à demain matin. Le même feu maintenant réchauffe et unit tous les foyers du village. Sans plus attendre, nous passons à table. Ma mère nous sert une assiette de soupe fumante et mon père, après avoir signé d’une croix le dos du gros pain de la pointe de son couteau, en distribue une tranche à chacun.

Au bout de la table, une chaise est inoccupée et une assiette vide, u piattu di u puvarettu, car dans chaque famille, même la plus humble, en cette nuit de partage où tout le Peuple Corse est uni dans la paix, on garde toujours une place pour le pauvre qui viendrait à passer. Ce soir, plus que jamais, notre hospitalité coutumière n’est pas un vain mot.

 

Décembre 2003

J’ai refermé le livre de ma mémoire où résonne encore la voix de mon père, de mon grand-père, de mes oncles, à la veillée.

Ma fille vient de s’endormir. Tout à l’heure, elle m’a dit : « O Ba ! raconte-moi ta plus belle histoire de Noël. Celle que je ne devrai jamais oublier pour la raconter plus tard à mes enfants ».

  

    

Pour lire un autre texte de l'auteur : Quì

  

  

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