Yves Rebouillat- Chemin faisant...

Quand, pris de nostalgie de l’essentiel, un homme et une femme des villes rêvent de devenir un homme et une femme des champs… Par Yves Rebouillat.

  

Chemin faisant…

  

Elle s’inventait des vies, des voyages, des rencontres. Elle rêvait, souvent éveillée. Elle fit aussi des choix difficiles.

Dès avant sa naissance, ses parents ne doutèrent pas qu’elle serait encline à l’amour dont ils l’entoureraient, ni qu’elle serait brillante. Elle porterait le prénom d’Agathe. Ils ignoraient qu’elle serait souvent déçue, en équilibre précaire, fantasque et résolue.

Devenue enseignante, défroquée de la Recherche, sans plus d’intérêt ni pour la pédagogie qui l’avait passionnée, ni pour les mathématiques qu’elle enseignait et auxquelles elle ne trouvait plus ni poésie ni beauté abstraite, elle s’ennuyait. Elle avait fini par fuir le monde de l’école cadenassé par les pouvoirs publics, les syndicats, les cancres et leurs parents et avait eu l’idée loufoque de se former au marketing de haut vol et de gagner beaucoup d’argent dans l’industrie du parfum et de la maroquinerie haut de gamme. Elle y parvint haut la main.

Respectueuse de l’économie et de sa fonction de production de biens de consommation, mais gardant à l’esprit sa passion de jeunesse pour Marx et Engels, une inquiétude la taraudait, que son frère, témoin gênant resté fidèle à la cause prolétarienne, exacerbait. Son travail ajoutait-il de la valeur aux biens que son entreprise vendait sur le marché extrêmement solvable du luxe où la fixation des prix de vente est très influencée par des considérations irrationnelles, des facteurs psychosociologiques – standing, sentiment d’appartenance, imitation, modes, égards, ostentation… ? Marx et son alter ego n’avaient pas imaginé les coûts additionnels nés, après eux, du déchaînement de la course aux profits, de l’exacerbation de la concurrence entre firmes et de la multiplication des pathologies affectant le capitalisme. Les sciences de l’âme étaient encore balbutiantes et les neurosciences, spéculatives. Ou s’était-elle fourvoyée dans la pratique de la communication mercantile, l’illusion, le factice, l’inutile ? Elle estima finalement que son art relevait de l’abus de biens sociaux aux conséquences financières répercutées dans les prix de vente des produits. La honte la saisit alors.

Elle ne prit même pas la peine de démissionner. Elle dormit un jour entier sous facilitation chimique légère, se réveilla en douceur, prit un énorme et tardif petit-déjeuner, puis, une semaine d’appels téléphoniques, des dizaines de sites Internet consultés et des démarches de tout ordre plus tard, déménagea dans le Tarn, jolies terres enclavées de tourisme dépouillé où l’on ne meurt ni de faim ni de soif et où sa trace forcément se perdrait.

Pour formuler son embarras, elle se mit à écrire. Juste quelques mots, des idées, qui lui venaient à l’esprit. « Le fait majeur de mon passage de l’enfance et de l’adolescence à l’âge adulte, c’est mon divorce d’avec les choses simples, essentielles. J’aimais les séjours à la campagne, je n’y vais plus. Je courais dans les bois, je pratique le marathon urbain et fais du sport en salle. Je me suis perdue dans la recherche, l’enseignement, l’industrie, le commerce. Je ne vois plus dans le ciel vers lequel je ne lève plus les yeux, les rapaces tourner au-dessus des petits rongeurs et des reptiles ; je ne m’extasie plus du ballet sophistiqué des hirondelles au-dessus d’un étang et du looping raté de l’une d’entre elles, rebelle contrariée par une vaguelette accidentelle à la surface de l’eau ; je ne guette plus, comme jadis les matins d’été, la famille de chevreuils venue brouter dans les prés jouxtant les résidences de nos vacances familiales et dont les petits jouaient sous la surveillance inquiète de leurs parents… Traversant les régions, en auto, en train, je ne discerne plus les chemins, les ravins, les rocailles, les cultures, l’espèce des bois des forêts ni la faune. L’avion me prive de la vision des détails ; je ne voyage plus, je me déplace. J’ai oublié les notions d’“Origine” et de “Terre matrice”. Je connais les combats des écologistes, mais j’ai de la nature une approche abstraite ; je n’ai pas suffisamment prêté d’attention aux multiples mutilations quotidiennes qui lui sont infligées… je n’en ai pas pris le temps ! Mais, lors de courts et rares accès de lucidité, j’entends la Terre hurler en silence : à ses abcès, ses purulences, ses cicatrices, ses pestilences, ses pollutions répondent les cris muets de sa souffrance et de ses colères. J’ai envie de humer les parfums d’un dehors vierge de toute contamination humaine, de fouler les sols meubles, de gravir des parois rocheuses, de franchir des cols, de courir dans les prairies, de rouler dans l’herbe, de mâcher des grains de blé ôtés à leurs épis, de cueillir des fleurs des champs et d’en offrir les bouquets aux vases des chapelles abandonnées, au bord d’anciens chemins où seuls ne passent plus que le renard, le sanglier et le blaireau… Je ne peux plus attendre du soleil qu’il éclaire mes loisirs et brunisse ma peau. J’ai besoin d’être à l’unisson avec la faune et la flore, comme elles, d’étancher mes soifs aux eaux qui zèbrent les plaines, descendent des montagnes, ruissellent des nuages et des frondaisons, ou tombent en cascade des escarpements granitiques, de me réchauffer, d’assouvir mon besoin d’ombre et de lumière, de chaleur et de froid. J’accueillerai les fâcheries de la météo, la neige et les brouillards, les vents, la grêle et les pluies, irai me calfeutrer et dormir les jours irrespirables et les nuits glaciales dans mon repaire. J’ai besoin d’entendre les chants différenciés des oiseaux. Je veux ouvrir à nouveau les yeux sur le monde… Et il me faut l’amour, d’un homme. »

Ses parents, politiquement à gauche depuis toujours, qui n’avaient pas compris ni soutenu sa conversion pratique au libéralisme économique, qui s’abstinrent de lui adresser le moindre reproche et qu’elle tint informés de son revirement, furent intellectuellement soulagés, mais « le Tarn ? Que vas-tu faire si loin de tout, et même de Toulouse, sais-tu au moins où c’est ? Ta rédemption passerait-elle par les terres de Jaurès ? »

Entre deux jobs, avant un quatrième, Agathe, sportive en diable, décida, de se donner le temps d’une réflexion apaisée sur les chemins de Saint-Jacques de Compostelle, hors tout esprit de dévotion et loin des aberrations de la croissance du Produit intérieur brut, du Dieu-Tout-Puissant-Fric. Elle irait à pied depuis Cordes-sur-Ciel en empruntant une liaison historique de connexion avec la Via tolosana, au nord de Toulouse.

Le temps promettait d’être beau plusieurs jours durant. Ce qu’il fut. Elle croisa peu de monde avant la capitale occitane. Plus loin, arrivée à Auch, elle prit son temps et poursuivit la traversée d’un Gers agraire, ravissant, vert et bienvenu désert, jusqu’aux abords de la frontière. Un parcours à peine assombri par un orage impromptu et des heures à patauger dans la boue.

À Urdos, à proximité du col du Somport, elle fit une halte confortable. Les pèlerins y étaient nombreux, plus ou moins désœuvrés et hantaient par petits groupes le minuscule village. Elle prit une chambre, la dernière disponible, à l’Hôtel des Voyageurs à la faible capacité d’accueil et qu’heureusement, des marcheurs négligeaient au profit du camping institutionnel ou de son alternative sauvage. 

ωωωω

 

Léandros imaginait des mers, des fleuves, des ruisseaux. Des bâtiments multi-centenaires, les arts partout dans les musées et en dehors. Des villes et des villages en fête. Les gens heureux, tolérants, aimables, profonds. Il idéalisait Venise, ville étincelante, de mer, de soleil, de carnaval, de labyrinthes, de dissimulation, où il n’avait jamais mis les pieds.

Il sondait l’Histoire pour éclairer le présent, il jouait de la contrebasse, de la guitare et du piano, aimait les mathématiques qu’il avait étudiées à Paris et la philosophie qu’il enseignait en classes préparatoires à Toulouse-Saint-Sernin où il eut la chance et le mérite d’entrer dans la fleur de l’âge.

Il aimait les bibliothèques, les vieux livres et les manuels érudits anciens, les odeurs de vieux cuirs et de papiers poussiéreux et louait à la fois les efforts déployés par les conservateurs en matière de numérisation de leurs fonds et collections.

Son job lui convenait. Mais il se forçait un peu en répétant : « Rends-toi compte, je suis bien payé pour parler, discuter à longueur de courtes journées et pour organiser, dans un cadre assez souple, l’égrènement de mes heures de travail : leçons, débats, lectures, corrections, préparations aux concours ! Bah, il y a les réunions, mais un monde sans contrainte ni déplaisir, ça n’existe pas ! » Il jouissait de la statutaire profusion de jours de congé qui lui permettait de s’échapper souvent, loin des servitudes d’un métier dont il aimait encore la fonction d’éducation des consciences qu’il avait plutôt bien assurée.

Mais à l’aube de la quarantaine, Léandros se tourmentait. Sa vie matérielle et intellectuelle lui procurait des satisfactions communes de mortel ordinaire bien qu’aisé : sécurité, confort, accès à des loisirs culturels et sportifs citadins. Mais lui manquait un supplément d’âme. « Gamin, j’aimais les bords de mer, des rivières et des lacs. J’y jouais, je faisais des ricochets sur les eaux plates, construisais de petits barrages sur des dérivations paisibles de torrents pour emplir des bassines ‘‘naturelles’’ à échelle d’enfant. Je pêchais avec mon cousin, plus grand, grimpais dans de petites embarcations à rames et des mini-voiliers. J’aimais voir les étraves déchirer les flots, les sillages éphémères que laissaient les bateaux, les poissons qui se déplaçaient par petits bancs dans les ports, j’aimais entendre le doux bruit que faisaient les rames en creusant à peine la surface des eaux, le murmure des vents gonflant les voiles, le clapotis contre les coques, les pontons ou les digues. Plus âgé, j’ai pratiqué le canoë sur la Drance et la Durance, nagé des kilomètres au large de Fréjus, fait des siestes à l’abri sur le sable des criques ; je me suis baigné nu dans des lacs d’altitude, j’ai pratiqué la pêche et l’exploration sous-marines, et même obtenu un diplôme de moniteur de plongée… J’ai rompu avec cette vie-là qui n’a jamais été réservée à la seule jeunesse, j’ai dérivé, je me suis éloigné de cette Terre-Eau qui se tait quand on la maltraite et dont la protestation muette est faite de la laideur et de la puanteur qu’elle laisse s’exprimer longtemps comme une punition infligée à l’humanité, la priant de réagir… J’aimerais renouer avec ma vie radieuse d’antan et traverser la Méditerranée à la voile, de Marseille à Alexandrie et de la mer Égée à la mer d’Alboran… et qu’Héloïse aille au diable ! »

Lors des vacances d’été, il s’autorisa un périple pédestre sans amis. La solitude et la possibilité de rencontres nouvelles constituaient deux des multiples intérêts de l’aventure. Il avait surtout la volonté de se reconnecter à la planète bleue. Ce serait aussi l’occasion de parfaire sa forme physique, d’inciter son esprit à la fantaisie, de vivre en communion avec son environnement et de faire connaissance avec le petit patrimoine jalonnant sa route tout en songeant à l’innombrable et multiséculaire procession de ses prédécesseurs de toutes obédiences.

Il parcourrait à pied la voie d’Arles en direction de Saint-Jacques de Compostelle et s’arrêterait où il n’aurait plus l’envie d’aller plus loin en se moquant d’arriver ou non en Galice.

Il composa son équipement selon des listes dénichées sur Internet, acheta ce qui lui manquait Au Vieux Campeur, en eut au total pour douze kilos, sac à dos compris, soit un poids proche de la cible visée après revue de ses besoins et désirs et de témoignages de pèlerins contemporains. Il était solide et en bonne forme, il ne se voyait pas ployer sous le joug.

Il s’esquiva une matinée d’été en chantonnant l’aria Casta Diva. Le trajet jusqu’à Oloron ne l’enthousiasma pas, mais la faiblesse des dénivelés facilitait sa mise en condition. Il allait, tranquille, sur les sentiers balisés, à raison d’une trentaine de kilomètres par jour. Prenait un peu de temps pour regarder les vieilles bâtisses, les fontaines, les sculptures de pierre ou de métal, jalonnant les chemins de croix, avec à l’esprit, des scènes de repentance hystériques et d’autres bucoliques, gastronomiques ou paillardes. Les églises que jouxtaient souvent des tombes délabrées, les chapelles abîmées, étaient toutes fermées, il en faisait juste le tour et deux ou trois photographies. « Que de fric et de labeur gaspillés dans des croyances morbido-thaumaturgiques ! Il eut été plus utile de créer des cantines populaires et davantage d’hospices. »

Sa descente plein sud et son immersion en pleine nature furent agréables, mais elles mettaient aussi cruellement en évidence qu’en ville, un sentiment de manque, d’incomplétude venait le turlupiner. Il fit quelques rencontres… pas de quoi entretenir une relation de plusieurs heures, déplora l’état de grand péril affectant des œuvres de plein vent, en admira d’autres joliment entretenues ou restaurées, apprécia collines, vallons, cours d’eau, toujours un peu les mêmes… aima des lacs millénaires et pesta contre les retenues artificielles vouées à l’arrosage en plein cagnard… Aurait-il préféré le GR 8 de Saint-Nazaire à Bayonne ? « Trop plat ! » Il y avait songé… pour la mer.

Le douzième jour, à Urdos, il finit par se demander si son temps ne serait pas mieux utilisé à soigner ses amitiés, à boucler ses articles en cours de rédaction, plus exactement en panne, et à mettre fin élégamment à son compagnonnage en pointillé avec Héloïse.

Il aperçut l’Hôtel des Voyageurs, demanda une chambre. La dernière venait d’être attribuée. Il ne s’en alarma pas et partit en direction de l’aire de camping où il trouva un emplacement pour sa tente et lui. Il passa la fin de journée à scruter les pierres, les façades des vieilles maisons, se fit ouvrir l’église, lui fit subir un examen minutieux… et, alors que le jour était encore loin de décliner, qu’il en avait assez de marcher et d’explorer, il décida de faire demi-tour le lendemain ; il verrait comment.

Ledit hôtel disposant d’un restaurant, il réserva une table pour le début de la soirée, prit une douche au camping, se rasa de près et revêtit une tenue propre. Désappointé, il découvrit, attablée à la place retenue, une femme, aussi avenante qu’inopportune. Plutôt que de s’agacer d’une cliente qui n’y était peut-être pour rien, il s’en alla questionner la tenancière du bar, laquelle lui indiqua qu’elle avait dû refuser du monde et qu’elle pensait que son client pourrait « accueillir dans son petit établissement une personne qui ne prenait pas beaucoup de place, d’ailleurs tout le monde est là pour retrouver des forces et reprendre demain la route, le partage est une belle aventure… etc. »

Il ravala les mots d’énervement qui lui venaient.

 

« Bonjour, on me force à cohabiter avec vous, c’est l’emplacement que j’avais réservé.

– Bonsoir, j’étais prioritaire, je suis cliente de l’hôtel, on m’a donné la dernière chambre.

– Vous aggravez votre cas : c’est la chambre qui m’est passée sous le nez !

– Décidément… J’espère qu’en général, vous avez plus de chance !

– C’est pour minimiser les risques de fiasco final, de naufrage fatal que je m’arrête ce soir. Je ne verrai pas Saint-Jacques de Compostelle et vive la rentrée ! En attendant puisque vous ne m’invitez pas à m’asseoir, j’en prends l’initiative.

– Je vous en prie !

– Je vous offre l’apéritif… bien que… : vin blanc, vin rouge, alcool, cocktail, jus de fruits ?

– Bonne idée ! Vous n’êtes pas rancunier !

– Méfiez-vous, je rumine ma vengeance…

– Vin blanc sec !

– Moi aussi. Je vais commander au bar…

– Abstenez-vous de verser dans mon verre le poison qui vous débarrasserait de moi, je vous surveille.

– Morte, vous resteriez un problème : enquête de police, interrogatoires interminables et, peut-être, incarcération… je ne sais pas si le jeu en vaut la chandelle… Rassurez-vous : ni poison mortel ni philtre d’amour ! »

 

Les imaginations ne s’enflammèrent pas mais quelque chose se produisit.

Agathe : « Il est classe… taille correcte, athlétique, pas typiquement macho, presque élégant, apparemment pas coléreux… Il aurait pu manifester de la très mauvaise humeur… Bon… il n’était pas franchement joyeux et n’avait pas vraiment le choix de s’asseoir ailleurs. C’est peut-être un grand pragmatique… Il fait des phrases correctes, son vocabulaire, pour le peu que j’ai entendu, est choisi… je lui prête un certain sens de l’humour. Il est poli, mais un chouïa austère. Faut pas que je m’emballe ; laissons les événements suivre leur cours sans chercher à forcer le destin. En tout cas, il n’est pas indifférent au fait que je suis une femme… “philtre d’amour”… c’est dire qu’il y a pensé. »

Léandros : « Elle est énergique ; ce n’est pas la gêne qui l’étouffe ; je la devine moyennement compatissante avec tendance à l’humour vache. Elle a de la répartie, le sens du jeu. Elle est agréable à regarder. Assise, elle présente bien. Pas genre mannequin statuaire. Elle me fait penser à Jodie Foster dans Les Accusés. J’ai aimé ce film terrible, dénonciateur une quarantaine d’années avant MeToo. Elle est irrévérencieusement polie… tiens, j’ai trouvé un oxymore sympa ! Bof… essayons de passer un bout de soirée tranquille. »

 

De retour à table.

« Je n’y ai pas goûté ni aperçu l’étiquette. J’ai commandé deux blancs secs sur un ton interrogatif et traînant. La patronne n’a pas relevé. Peut-être une piquette, ou un bon jurançon… à votre santé !

– Vous n’avez donc ni manifesté d’exigence ni protesté qu’on ignore votre demande muette ! Vous êtes plutôt cool…

– Mes combats les plus rudes sont ceux que je livre contre moi-même.

– Souffririez-vous d’un trouble dissociatif de l’identité ?

– Amusante !

– Plaisanterie à part, je suis désolée de vous avoir privé du confort auquel vous aspiriez. Cette nuit, je penserai à vous en m’endormant profondément.

– Vous remuez, cruelle, le couteau dans la plaie ! Blague à part, vous vous rendez à Saint-Jean de Compostelle ?

– Oui, un problème à régler…

– Je ne veux pas m’immiscer…

– Je n’ai pas de grands secrets. J’ai quitté un boulot, j’en cherche un autre… des idées me viendront-elles en cheminant ?

– Les chemins de dévotion sont-ils propices à l’investigation du marché du travail ?

– Très drôle ! J’ai exercé trois métiers que tout opposait, je les ai rejetés un peu brutalement et je ne vois pas le genre d’activités un minimum lucratives auxquelles je pourrais me livrer avec bonheur… disons quelques années… Mais, et vous ?

– Je paresse un peu en ressassant… Je suis indécis… Je me sentais bien sur les chemins à retarder les échéances…

– Vous êtes sujet à la procrastination ?

– Non ! Pas du tout.

– Ah bon ! Me direz-vous ce qui vous poussait sur les chemins ? La mode ? Un pari fou ? Le ras-le-bol de l’automobile ? L’amour des prés et des collines, des arbres, des mammifères et des insectes ?

– La curiosité, la recherche de solutions, l’élan pour autre chose…

– C’est clair !

– Ah bon !? Tant mieux. »

 

Ils réussirent tous les deux à ne pas révéler d’où ils tiraient leurs revenus, ni quels étaient tous leurs projets. Tout restait dans l’allusion, le flou, la discrétion. Ils en disaient beaucoup, mais ne précisaient rien. Ils se livraient, mais avec retenue. Ils semblaient tester leurs capacités réciproques à dissimuler l’intime. Il y avait aussi les ombres du passé : « Cette fois-ci, ne pas se laisser aspirer, sombrer dans le romanesque, le surinvestissement sentimental, l’interprétation complaisante. » Ils se préservaient et tentaient de ne pas gâcher un long moment de calme urbanité.

 

Agathe dormit mal. Elle se demandait ce que l’homme du soir avait bien pu penser d’elle. Elle avait joué, lancé des piques. Elle l’avait testé tout en cherchant à l’intéresser. Avait-elle eu tout faux… la prenait-il pour une dinde snob et narcissique ? « J’ai été plus agressive que drôle, et lui a été plus patient qu’intéressé. »

Léandros dormit du sommeil du juste. La jeune femme du restaurant, qui semblait avoir lutté pour dissimuler son intérêt pour lui et paraître à son avantage, l’avait séduit. Il n’était sûr de rien, mais cette soirée lui avait donné l’envie de précipiter ses adieux à Héloïse.

Tôt sortie, Agathe était de mauvaise humeur. Elle quitta précipitamment la réception où elle venait de régler sa courte pension, ouvrit brusquement la porte d’entrée et tomba nez à nez avec Léandros.

« Vous venez réserver ma chambre ? Elle doit être libre !

– J’ai changé d’avis.

– À propos de quoi ?

– Je ne rentre plus !

– À l’hôtel ?

– Non, à Toulouse, chez moi.

– Et que faites-vous là ?

– … Heu… un bout de route avec vous si vous me le permettez, pour terminer notre conversation et aborder les sujets plus amplement. Le tout en jouant à saute-frontières… à pied, et de toute autre façon, aussi loin que nous nous supporterons.

– Alléchantes allusions ! Vous allez au-devant de mes désirs !

– J’ai calculé, j’avais une chance sur deux…

– Moi, une sur cent, il faudra ajouter à vos qualités, l’optimisme.

– Ben non… Une sur deux aussi… c’est pas de l’optimisme, c’est du calcul élémentaire de probabilités !

– OK, j’ai fait un peu de maths… je voulais dire, hier, je n’ai pas été à la hauteur, je vous prie de m’excuser.

– Vous aimez vous mettre en difficulté !

– Oh ! Pas de psychologie de comptoir !

– Au fait, moi, c’est Léandros.

– Ça alors ! Comment a-t-on fait jusque-là ? Moi, Agathe. On se dit “tu”? »

 

Ils filèrent la parfaite entente jusqu’à Puente-la-Rena, mirent beaucoup de temps avant d’y arriver, firent demi-tour. Rentrèrent en flânant, se promirent de se retrouver en Corse, à Calenzana, au printemps prochain, de parcourir l’entier GR 20 et de trouver dans l’île qu’ils connaissaient bien de quoi entreprendre une nouvelle vie à deux. Ils avaient les idées et l’énergie qu’il fallait : un projet de club de sport alliant les pratiques de la montagne et de la mer mûrissait. En attendant, ils se téléphoneraient et se verraient souvent, ils étaient quasiment voisins.

 

 

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