Serge Muscat - Ça va très vite

 

Serge Muscat s’interroge sur l’évolution de notre monde, de notre société, mais également, sur notre responsabilité. Avons-nous encore le temps de nous pencher sur notre avenir ?

  

Ça va très vite

 

            Depuis le futurisme, la vitesse na cessé de saccélérer. Ça va vite. Trop vite ? La course à linnovation est devenue un bolide que personne ne semble pouvoir ralentir. Jobserve tout cela avec perplexité en essayant dentrevoir les limites. Car il y aura bien une limite ! Tout possède une limite. Linfini est un concept qui nous aide à comprendre linconcevable, mais sur notre planète tout est borné et possède des limites.

            Je regarde leuphorie des ingénieurs qui pensent défier la nature dans le toujours plus. Lidée de limite ne semble pas germer dans leur esprit. Ils possèdent la conviction que lon peut faire toujours reculer les limites. La loi de Moore par exemple a été contournée en changeant les procédés de fabrication des transistors, et il en va ainsi de toutes les limites qui semblaient indépassables. Je me suis souvent demandé doù provenait cette rage (il ny a pas dautre mot plus adéquat que celui-ci) de se surpasser dans tous les domaines. Rien ne semble arrêter lesprit de perfectibilité. Persister dans son être, tel semble être le propre de lhomme. Cette volonté de puissance finira-t-elle par nous perdre ?

 

Les nouvelles mythologies

            Nos ingénieurs participent activement à une nouvelle mythologisation du monde. Dans un discours qui se veut éloigné des réalités techniques et de terrain, toute une fiction métaphorique enrobe des technologies comme lIA ou les robots « intelligents ». Un néopositivisme sest instauré chez les techniciens et les ingénieurs qui ne réussissent pas à prendre conscience de leurs actes. Ils ont beaucoup de mal à contextualiser leurs créations et à prendre du recul.

            Lobjet technologique se présente au regardeur dans un pur présent, tout en faisant toujours référence au futur. Dans leurs propos, il existe une positivité du futur, en ne se tournant jamais vers des dystopies possibles. Le discours de lingénieur relève presque du performatif : tout en parlant il fabrique ses objets toujours plus sophistiqués. Nous sommes passés des années 1960/70 dune surabondance des formes à un minimalisme technique où tout se doit d’être compact, de renfermer un maximum d’énergie et de fonctionnalités sur des objets miniatures.

            La mythologie des équipements retombe malheureusement aussi rapidement quelle sest élevée. Au bout de quelques mois, le mythe s’épuise pour ne laisser la place qu’à un simple objet qui ne fait plus briller le regard. Une fois au rebut, il perd toute sa magie que quelques historiens des techniques feront revivre durant lespace dun livre ou dune exposition.

            Le vintage est, lui, un peu particulier. Lobjet vintage, on laura compris, se situe dans une autre temporalité que le high tech. Le vintage fait appel à un âge dor, à un paradis perdu, à un temps ayant atteint son point culminant dans un passé proche ou lointain, que lon ne retrouvera, justement, que grâce à cet objet portant les traces de ce passé que lon ne peut faire revivre. Il en est ainsi, par exemple, du disque vinyle représentant lapogée du son analogique.

 

            Par ailleurs, presque personne n’échappe à la pensée animiste, cette pensée des premiers âges de lhumanité. Et nous projetons dans les objets nos diverses croyances enfouies au plus profond de notre inconscient. Ainsi les ingénieurs trouvent-ils beaux les objets quils fabriquent. Certains vont jusqu’à dire quune usine est jolie. Nous sommes donc là dans un relativisme total où lesthétique dune usine équivaut à lesthétique dune peinture.

 

Ingénierie et pensée fonctionnaliste

            À partir du moment où lingénieur se positionne en tant questhète, se profile alors un univers dont certains ne veulent pas. Si lon sest habitué à lesthétique du Centre Georges Pompidou, il nen reste pas moins que ce musée possède lesthétique dune vulgaire usine. Cest à cela que nous fait aboutir le triomphe de lingénieur. Le fonctionnalisme poussé à son paroxysme nous fait déboucher sur un monde inhumain.

            Dans le fonctionnalisme tout doit être utile. Or ce qui est inutile est justement ce qui est indispensable. Ce qui est fonctionnel nest pas esthétique. Se fondre dans la pure fonctionnalité est une illusion pour ergonomes. Une sculpture nest pas ergonomique, elle est mieux : elle est esthétique. Évidemment les designers tentent de concilier ergonomie et esthétique mais ce nest que rarement une réussite. Une sculpture de Giacometti nest pas vraiment ergonomique. Ni celle dun Tinguely. Pour les fonctionnalistes cest ladéquation de la forme et de la fonction qui crée lesthétique. Et dans cette accélération croissante, le fonctionnalisme devient de plus en plus un critère important dans le choix des objets. Tout est réduit au fonctionnel. Du moins pour ce qui concerne la production industrielle.

 

La durée de vie des produits et les contradictions techniques

            La durée de vie des produits est de plus en plus courte, et un mouvement contraire apparaît avec la possibilité de réparer les objets au lieu de les recycler. Les coûts énergétiques et de matière première sont ainsi amoindris au lieu de fabriquer toujours plus de jetable. Car les coûts de fabrication ne sont pas les seuls à prendre en considération, il y a aussi les coûts secondaires comme les problèmes de pollution et les crises écologiques.

            Les machines finissent par semballer, tout va trop vite et il nous faut retrouver un rythme de vie et de consommation qui soit adapté aux nouvelles caractéristiques de la planète. Car la terre se modifie à force de lexploiter sans retenue. Cette évidence nest pourtant pas acceptée par tout le monde. Des discours dautruches sont encore à l’œuvre dans le monde industriel. On fait appel à la technique pour résoudre des problèmes techniques qui produisent à leur tour dautres problèmes techniques, et ainsi de suite. Nous sombrons ainsi sous une avalanche de problèmes à résoudre car les solutions trouvées ne sont pas les bonnes. Il en est de la technique comme des médicaments : il y a les effets secondaires et indésirables. Aussi est-il nécessaire de prendre tous les facteurs en considération. La société de consommation des produits jetables a abouti à lhomme jetable de lultralibéralisme ! Nous nallons pas dans la bonne direction et nous transformons la société en cauchemar éveillé. La société nest pas une startup. Elle est bien plus complexe quune simple petite entreprise. Les sciences sociales sont là pour nous le montrer. Et il se pourrait bien que nous ayons atteint la vitesse critique du progrès technique.

 

            Que nous le voulions ou non, nous serons obligés de ralentir si nous ne voulons pas être confrontés à la catastrophe. Notre planète est finie et cette évidence finira par simposer aux esprits les plus réfractaires. Zygmunt Bauman, Bruce Bégout, et de nombreux autres auteurs nous ont déjà avertis du précipice qui nous attend si nous ne ralentissons pas. Espérons quils seront entendus avant que la planète entière ne devienne une immense décharge publique.

 

 

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