Yves Rebouillat - Un dimanche en v(r)ille

Yves Rebouillat nous raconte un dimanche matin à la rencontre de son destin, quand tout part en vrille pour le pire et pour le meilleur…

 

 

Un dimanche en v(r)ille

 

 

Le printemps avait tardé.

Annoncé depuis quelques jours par de belles éclaircies, un soleil résolu, des nuages complaisants et les premières floraisons apparues dans les parcs et jardins, il avait soudainement renoncé à s’installer. La grisaille, les vents, les pluies, la neige avaient gâché la fête ; une dépression durable ainsi qu’une inhabituelle vague de froid avaient effacé le souvenir des belles journées et des bonnes sensations qui les avaient accompagnées.

Tout était à refaire et c’est bien ce qu’il se passait en ce dimanche d’avril. Un azur intense colorait le ciel qui prenait des tons pastel à l’approche des horizons ; la température avait atteint le niveau idéal de 24°. Les gens se dilataient.

Je marchais dans la ville depuis bientôt deux heures, sans éprouver la moindre fatigue. Je croisais des piétons jamais pressés, en tenue de sport, ou vêtus de façon décontractée, quelconque voire chic. Des gamins jouaient sur les trottoirs sous le regard protecteur d’un parent, d’un proche ou d’une salariée. Ils s’égaillaient dans les jardins publics, cavalant partout, grimpant sur tout, jouant sur des balançoires, des toboggans, des filets pyramide, faisant plus de vacarme que des nuées d’oiseaux, des animaux de compagnie mal dressés, couvrant le charivari provenant des appartements dont les fenêtres s’ouvraient enfin. Bourgeoisie et peuple se croisaient dans les rues sans se mêler ni s’éviter, en se jetant toutefois des regards circonspects. À de rares exceptions près les chiens étaient tenus en laisse et ne s’en prenaient pas aux basques des joggers au long cours ou du jour, courant pour parfaire leur forme ou la recouvrer.

Mon plaisir réclamait lenteur, décontraction, liberté du regard et de l’écoute.

Éloigné du port et du bord de mer qui me rappelaient les foules bruyantes et impolies de l’été, je profitais des odeurs et des sons de la ville. Flâner n’a pas le même retentissement selon l’instant où l’on se sent marin ou citadin ; la tentation du cabotage cédait le pas à l’envie de naviguer d’une rue à destination d’une place, d’un square vers un marché de plein vent, entre les tables et les rayons d’une librairie, du plancher d’un bistrot à l’autre, plutôt que le pont instable d’un bateau pour y étancher une soif insincère en prenant son temps. J’avais besoin  de scènes urbaines et des chemins de la cité, de commerces, tous ouverts ce jour-là, de lieux de convivialité... J’en attendais cette excitation que procure les possibilités de rencontres. Têtues, des fragrances marines me parvenaient ; qu’elles fussent la trace indélébile inscrite dans la mémoire olfactive des gens de mer, ou les effets du vent du large qui s’engouffrait dans les rues ou montait à l’assaut des immeubles pour redescendre ensuite à hauteur d’homme, je l’ignore mais ne détestais pas cette manifestation naturelle.

Il était aux environs de midi quand je décidai de faire une halte en terrasse d’une brasserie et d’y commander un croque-monsieur, une salade verte et un verre d’eau pétillante. Un vent faible, caressant, soufflait sans charrier de trop grands rejets de CO², résultat réjouissant de l’interdiction faite aux automobiles de circuler dans le quartier.

À l’entrée de ma quatrième décennie, je me sentais encore jeune, l’esprit léger mais vif, le cœur empli de bons sentiments envers l’entière humanité. Je n’étais amoureux de personne en particulier. J’avais liquidé les restes de douleur, de chagrin et d’amertume après une rupture inattendue dont je n’étais pas l’initiateur ; je me blâmais cependant de ne l’avoir pas vue venir, pour n’avoir pas su ou pu faire durer une relation qui me convenait. Laimable femme avec qui je vivais depuis seize ans avait cessé de m’aimer et quitté la maison avec notre fille et notre fils, deux adolescents adorables et qui, je l’appris, n’eurent pas le choix. Qu’elle fût lasse de moi ne m’avait jamais effleuré. Elle avait sûrement de bonnes raisons ; je ne me révoltai pas et cherchai à comprendre comment et quand j’avais failli. Nos enfants avaient-ils compris, su bien à l’avance  que cette fin surviendrait ? Ils furent apparemment moins troublés que moi par cette volte-face et ne tardèrent pas à me rejoindre.

Parenthèse.

Sujet à lintrospection, je me reprochais souvent des initiatives, des déclarations, des attitudes peu glorieuses. Je n’écrirai jamais le volumineux catalogue de mes failles, fautes et folies. J’ai eu la manie des bilans amers ; elle m’a passé.

Il me prenait d’entreprendre des dialogues intérieurs au cours desquels l’examen de mes prises de position et de mes actions, de récentes à très anciennes, aboutissait fréquemment au constat de mes insuffisances.

Dans de fâcheuses remontées du temps, la honte me gagnait. Un processus d’auto-détestation se mettait en marche que seule une sorte de schizophrénie parvenait à interrompre quand je m’intimais l’ordre de me taire, de passer à autre chose, d’être moins dur envers moi-même. J’y arrivais avec la plus mauvaises des consciences et me demandais si ces refoulements n’allaient pas me détraquer plus encore. J’avais besoin de faire ces points, une force intérieure m’y obligeait. Ce mouvement irrépressible m’était venu, je crois, tandis que ma fille et mon fils grandissaient. Je les voyais sans défauts, sans mollesse, élèves exigeants pour eux-mêmes, courageux, fins raisonneurs, sportifs élégants, cultivés, amis fidèles et serviables. Ils menaient leur vie avec beaucoup dautonomie ; je les admirais. Ils semblaient disposer de toutes les qualités que je ne possédais pas et parfaitement dépourvus de ce dont j’étais affligé : la propension à l’énervement, la confusion, la précipitation, l’oubli versus, la patience, l’intelligence, l’esprit d’à propos, la mémoire.

Défilaient dans mes cauchemars éveillés, un chaos de misères d’inégales importances : un geste inapproprié, une parole agressive et stupide, des choix inadéquats, de funestes initiatives concernant mes enfants, des négligences à l’égard de mes amis, de mauvaises réactions dans des conflits, des investissements contestables, des contre-temps, des plaisanteries ratées, des loupés émaillant mes relations avec mes parents, une grosse faute de grammaire commise en parlant dans une circonstance solennelle ou à l’écrit dans une lettre, un courriel importants... Basta, pas d’inventaire !

Puis, au terme d’une courte cure psychanalytique, au prix de gros efforts et du fait d’un processus de maturation personnelle que je m ’explique mal, j’ai trouvé la paix, la sérénité, de la confiance en moi et je crois un peu dintelligence. Subsiste de mon inclination pour l’autocritique mortifère, un  penchant critique plus positif.

Bref.

La brasserie occupait un îlot de petits immeubles bâtis en arc de cercle et donnant sur une placette piétonnière fréquentée. Un trottoir prolongeait sa terrasse trop étriquée pour accueillir les nombreux amateurs de l’endroit. Le gérant avait obtenu de pouvoir déployer ses tables dans lespace public, ce qu’il faisait selon un ordonnancement au cordeau.

Assis, j’aime bien repérer les solitaires qui lisent ou dessinent pendant que le monde tourne avec eux, mais hermétiques à lui – sauf à l’objet de leur attention -; observer furtivement, les gens, leurs façons de se comporter, leurs mimiques ; entendre les mots, les éclats de rire qui dépassent le tumulte, lenchevêtrement des murmures, des déclarations péremptoires, du crissement des chaises déplacées, des verres entrechoqués et reposés...

Une rumeur, un désordre se firent entendre, se propagèrent et grossirent.

Une femme courait, sans doute pourchassée. Les passants s’écartaient, protégeaient leur progéniture, d’autres simmobilisaient.

Des voix devinrent distinctes :

« Arrête ou j’te fume ! »

Un homme courait derrière la femme.

« Au s’cours, il va me tuer !

- Sale pute, tu vas tarrêter ! »

Le chœur effrayé des gens de la rue : « Attention, il est armé ! »

Des personnes bousculées tombèrent à terre. La femme, jeune, slalomait, haletante, entre les promeneurs. L’écart entre elle et lagresseur se réduisait inexorablement. Les deux protagonistes prenaient la direction du troquet où la panique l’emportait sur l’élan secourable. Certains quittaient précipitamment leur table, dautres se levèrent en équilibre instable, hésitants sur la conduite à tenir ou figés, pétrifiés. Je voulais intervenir mais ignorais comment m’y prendre sans me mettre en trop grand danger ; je n’avais pas l’expérience des combats de rue et savais ce qu’il en coûtait de ne pas être préparé à ce genre d’activité : beaucoup plus jeune, j’avais perdu de brèves bagarres et subi de multiples contusions, mais n’avais rien capitalisé qui fût durable et utile. Je me trouvais là, au pied du mur, il y allait de ma dignité nécessaire à la sauvegarde de ma sérénité.

Immédiatement après que la victime potentielle fut passé dans mon dos en me frôlant, je me levai en repoussant brusquement mon fauteuil en osier, pile à l’instant où le voyou allait surgir derrière moi. Je n’avais conçu aucun stratagème ; le mouvement spontané, exécuté à l’instant propice, eu d’heureuses conséquences : le poursuivant se prit les jambes dans le siège et chuta en hurlant. Avec le concours de deux consommateurs interrompus dans leurs échanges, sans mal, je clouai au sol l’individu qui continuait de crier en grimaçant de douleur, jurant qu’il avait une jambe cassée. En tombant, il s’était aussi fiché son couteau dans une cuisse, une arme qu’on lui arracha - sans ménagement, par précaution pour nous-mêmes - et avec laquelle il avait menacé et alarmé les badauds. Appelée par des clients, la police ne mit pas longtemps à embarquer le triste sire. Des âmes généreuses manifestèrent leur altruisme en disant toute leur compassion et leur sympathie à la femme désormais libre de revenir à une respiration apaisée et qui ne daigna prendre le verre du réconfort qu’après avoir remercié ses sauveteurs dont elle estima que j’étais ; elle m’avait désigné du regard et de la main puis mavait chaleureusement étreint.

Passer pour un type plus chanceux que courageux ne me tourmentait pas. Qu’un quasi réflexe eût produit cet effet bienheureux, que je ne me fusse pas dérobé, m’évitèrent une honte qui risquait de me faire rechuter. Les apparences étaient sauves, les intentions aussi. Il n’y aurait rien à ressasser les jours d’après sauf le plaisir d’avoir tenu dans mes bras une jolie femme et d’avoir été serré dans les siens. En vérité, plus que cela.

Elle-même – m’a-telle raconté, plus tard, à l’abri des regards, après avoir répondu aux questions d’un policier et communiqué son identité et ses coordonnées, accepté un rendez-vous le lendemain au commissariat du quartier – n’avait pas manqué de témérité avant sa course folle. Elle s’était aussitôt défendue alors que l’agresseur n’en aurait voulu qu’à son portefeuille, puis avait vivement retiré sa gibecière dans laquelle l’agresseur avait glissé une main, et fini par lui cingler violemment le visage avec son sac transformé en fléau d’arme, le blessant grièvement à un œil, d’où la folie meurtrière du vaurien.

Je ne minimisai pas le fait qu’Elle me demanda mon n° de téléphone, qu’Elle me communiqua le sien et me dit, des heures plus tard, après un enchaînement spontané et irrésistible de petites phrases, de petits faits et gestes, d’élans libérés, voire hardis, suivi d’une phase de relâchement, au moment où je mapprêtais à rejoindre la rue – elle habitait un troisième et dernier étage, à deux pas de la brasserie –  : « À bientôt ! », en m’embrassant.

 

FIN... enfin... non, pas déjà.

 

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