André Ariotti - L'avion

Le retour n’est pas toujours empreint de gaité… Une nouvelle d’André Ariotti

 

L’avion

 

 

9h 42: Je décolle d’Ajaccio pour Bastia-Poretta.

Je décide de prendre le chemin des écoliers, suivre la côte ouest jusqu’à Calvi  puis  retrouver les montagnes dans le secteur du Cintu et remonter par la Castagniccia pour rejoindre ma destination.

                J’avais déjà en tête trois désirs, celui de survoler la côte avec un motif précis, retrouver la Citadelle de Calvi, dont le nom et son évocation me remplissent d’une émotion particulière car elle reste attachée à mon histoire et regarder ces montagnes à la fois superbes avec cette première pellicule de neige blanche et rappel d’un événement dont je ne me consolerai jamais.

                Me voilà à la passe des Sanguinaires, je le vis se dessiner face à moi, alors que je m’approchais de ce voilier si connu, je sus en un instant que les larmes paisibles sur mes joues  témoignaient la force de mon lien avec ce couple aimé : mes grands-parents.  Trop âgés et malades pour continuer à naviguer,  bientôt je ne verrai plus les lumières des feux de position, je n’admirerai plus la grand-voile déployée, ni n’entendrai leur rire communicatif quand je les aidais à accoster.

Mes larmes parlaient pour moi de ce savoir douloureux qu’il me fallait préparer ; ne plus voir la lumière de leur amour dans leurs yeux.  Les miens brouillés de mes paroles de larmes, je les regardais témoin de leur courage et de leur peine qu’ils avaient su me transmettre pour le premier et m’en protéger pour le second.

Depuis mon adolescence, ils m’accompagnaient sur ma route fragile. Après tout ce que nous avions traversé eux et moi, ils m’avaient permis d’aller là où mon désir me portait, devenir pilote d’avion. Lors de la remise de mon diplôme j’étais heureux et fier de partager avec eux  ce moment empreint d’une  joie profonde et respectueuse.

Pris dans mes pensées, je les vis exécuter les mêmes mouvements de leurs bras comme moi je le faisais avec les ailes de mon petit avion. Un rite  que nous partagions quand je partais pour l’école de pilotage.

Eux sur ma mer, moi dans le ciel, je leur exprimais combien leur présence, leur confiance en moi m’avaient permis de traverser l’indicible, l’impensable.

Un peu plus tard je devinais la « Citadelle » de Calvi, je pensais à cette carte colorée qu’elle m’avait écrite avec l’espoir de nous y retrouver.  Je voyais son sourire convoquer les battements de mon cœur au rythme de mes émotions et, tout en admirant les plages de sable doré, je revivais tous ces moments merveilleux.

J’avais besoin de tout cela pour regarder ces montagnes dont je m’approchais après avoir bifurqué un peu brusquement pour ne pas renoncer à rejoindre ce troisième désir.

Accepter de  les regarder,  majestueuses et violentes à la fois.

Elles gardaient dans leur silence à jamais indéchirable ces êtres ensevelis sous d’immenses rochers détachés de leur socle pour servir de linceul et de tombeau à mes parents. Je les avais quittés un matin en colère après eux comme un adolescent peut l’être, suite à leur refus de me laisser les accompagner pour une escalade de niveau très supérieur à mes capacités.

Visant le point précis du drame, je pensais à mes grands-parents, à  leur force pour  ne pas se laisser engloutir, je me répétais cette phrase, « tout ce que nous avions traversé ensemble ». Je pensais à mes parents, à nos 3 générations avec cette fracture inadmissible que nous avions su transformer, enrichir grâce aux liens visibles et invisibles qui nous unissent encore aujourd’hui.

Avec mon avion, mon compagnon,  dans cet espace  ouvert sur l’horizon tout en me dirigeant vers Bastia, je compris alors ces trois désirs qui m’étaient apparus lors du décollage : Celui de la mer, de la  montagne et des airs, la réunion trinitaire de mon histoire familiale et mon désir de liberté.

Arrivé à Bastia,  prendre le temps de monter à la Citadelle, arpenter les ruelles fraîches puis rejoindre la place St Nicolas. Je regardais les amis déambuler, discuter, attablés sous les arbres si discrets, pleins d’histoires entendues,  jamais répétées.

 

Je rejoignis l’aéroport, mon avion m’attendait  prêt pour de nouvelles découvertes.

14h08: autorisation de décoller, bout de piste, je ressens cette légèreté de l’entre-deux, la confiance accordée à « la machine volante ». Je longerai la côte pour rentrer à Ajaccio, découvrir cette terre ancestrale, témoin d’un passé et d’un futur qui nous dépasseront.

Comment pourrait-on bouder son plaisir, sa joie face à tous ces mystères d’une nature encore peu dévoilée. Ces moments où l’on ne peut imaginer une fin quand on désire un présent étiré vers un futur qui deviendra présent lui-même. « C fà, chì ci si pò fà ? », comme le chante de sa force vivante Antoine Ciosi.

S’il l’on ne peut rien face au temps qui passe alors faisons le mieux pour le temps présent.          

C’est sur cette pensée que je volai vers Porto-Vecchio pour retrouver ensuite le golfe d’Ajaccio avec l’espoir d’y voir ce voilier et ses passagers que j’aime si profondément.

Je le vis avec une inquiétude sourde, une respiration hachée, je ressentis exactement ces moments horribles de mon adolescence à la mort de mes parents. Je le voyais dérivant, personne n’apparut sur le pont, je savais d’instinct, confirmé par leurs paroles sur leur maladie que mes grands-parents ne laisseraient pas le « Crabe » diriger leur vie. La peur intense m’envahit, l’impensable reprenait sa forme funeste.

Par radio, je parlais d’une voix quasi inaudible et angoissée:  « CROSS Med,  ici vol 1924, à vous ». Comprenant l’annonce d’un problème sérieux, celle calme, claire du marin de permanence au Sémaphore de la Parata me répondit : « Vol 1924, ici CROSS Med, je vous reçois fort et clair, en quoi puis je vous être utile ? »

Je savais qu’il ne pourrait rien faire pour eux, je lui expliquai le voilier à la dérive et l’absence de ses passagers. Après l’avoir remercié pour les recherches qu’il lançait, je laissais les larmes envahir mon visage, mes sanglots impulser à mon corps douloureux toutes mes émotions.

Après tout ce que nous avions traversé eux et moi, après le temps qui me sera nécessaire, je savais que la confiance reçue, la force de cette terre et de ses habitants, le souvenir de ces deux êtres allaient m’aider à traverser et transformer cette épreuve.

 

17h12, autorisation d’atterrir.

17h21, arrêt du moteur, je reste un long moment  collé à mon siège.

 

 

 

Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

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