Paul Dalmas-Alfonsi -Comité Dragons. Jours de pluie (suite 1)

Faisant suite au récit de sa première réunion pour le moins cauchemardesque, Paul Dalmas-Alfonsi nous invite à découvrir comment les alliances se font (et se défont !) au pays des dragons. 

 

 Comité Dragons. Jours de pluie

(suite 1)

 

 

Environs de la Carbonite – sur canal de Corse et Sardaigne

Conte ancien en mode nouveau – Les délibérations sont déclarées ouvertes.

1er participant – Un dragon de feu, Cecilio. Il va retenir l’attention.

Il était absent l’an passé, car il a été restauré, avec tous ceux de sa famille, dans un atelier catalan – à Matarò. Il nous conseille les experts de cette escouade technique, il en a été satisfait : « À Matarò, ils sont très sérieux, vraiment pros. Ils ont été très vigilants contre les menées de saint Georges – le patron très envahissant d’un fort lobby anti-dragons sur ce territoire ancestral. » 

S’il a tant tenu à venir, c’est qu’il s’agit de mettre au clair une difficulté sévère dans la gestion de sa famille – un incident qui le tourmente, un cas de confusion des marques d’attention.

« Je dirais que, dans cette affaire, je n’ai pas tenu le beau rôle. J’ai été hautain, ombrageux. La dignité contraint à ces sortes d’aveux. J’ai paré au plus facile et mal investi ma confiance. Je me suis laissé subjuguer. Je n’ai pas été vigilant. 

Je vois vos airs dubitatifs. Vous n’auriez pas cru ça possible. Moi, le stratège des combats, je me suis laissé abuser comme un simple fétu du sort. Pendant longtemps, je vous ai dit : j’ai trois enfants (pas de garçons ; vrai, quel tourment...), une fille juriste, une fille enseignante et une "paresseuse" – qui dort à la maison et n’aide pas assez.

Mais ce que j’ignorais, derrière mon ton bravache, c’était le double fond : avec ses coups en douce, ma deuxième compagne, épousée après le châtiment de la toute première (celle qui s’épanchait trop sur mon compte à l’oreille des siens), était une marâtre. Abusive et cruelle, elle me jurait l’amour... Et mes deux autres filles étaient dans la combine.

Heure de vérité au contenu concret, quand on a décidé de préciser les faits, on se doit d’aller jusqu’au bout : depuis cet épisode et ses évènements, je crains toujours que mes erreurs ne soient des fautes ineffaçables – dans des délais corrects, du moins. Comment avoir pu entacher de la sorte et mon histoire, et mon image, et qui je suis au plus profond ? En regardant ailleurs, j’avais tout déchaîné. 

Je me croyais sincère. Je me disais confiant en chacun des principes que j’ai cru professer. Et j’ai jeté une ombre sur mon cœur de lignée.

Je me trompais du tout au tout avec l’aveuglement de l’homme d’arme, taciturne et bourru, qui revient d’escarmouches pour vérifier surtout qu’en son foyer rien n’a changé. 

À Matarò, j’ai mieux compris car j’ai eu le temps d’observer.

Je pensais ma fille "indolente" et je la disais "timorée". Et pourtant cette "paresseuse", cette languide supposée, avait pour elle, en capital, les raffinements du lézard (sans ses travers, que l’on connaît), un visage bien effilé... Il suffisait de savoir lire sous la poussière et sous la crasse. Elle tenait des lézards, elle tenait de sa mère, que j’avais oubliée sitôt que disparue.

C’est une héroïne, ma fille. Elle dormait dans la cendre à peine attiédie du foyer, sans rancœur contre moi. Elle m’a ému quand elle m’a dit, sans penser à jeter la pierre : « On pourrait en venir à croire que les ennuis vous cherchent. En voilà un de trop qui vous a aveuglé. » 

Elle a gardé espoir, elle a su résister sans prendre les couleurs de la mélancolie...  Elle a trouvé à dire : « C’est cela que je suis, au fond, une rêveuse. » Mais cette songerie n’est pas de l’inertie. Elle a limé les ongles de ses sœurs enfermées qui ne se griffent plus, ne se font plus saigner. Elles seront en état pour le jour du supplice – il leur vient en partage celui des cent morceaux. Pas automutilées, peu marquées au visage, elles y tiendront leur rang et ce jusqu’à la fin. 

Je n’ai plus, réellement, qu’une enfant et c’est "elle". Elle est bien. 

Elle est très vigilante en matière d’équité, en matière d’attention et de miséricorde. Au point que quand j’ai fait, pour nourrir ma vengeance, griller sur une roue les membres de ma femme, ma fille n’a nullement insisté pour tout voir. Elle a juste vérifié le niveau de cuisson de cette chair rôtie avant de la tailler, aidée de ses trois pages, pour en distribuer à tous les assistants. 

Et dire, j’y repense, que j’ai même consacré, en son temps malvenu, une ville nouvelle à cette épouse indigne. Les yourtes en sont rasées, leurs hôtes sacrifiés. Les cent plus litigieux sont rangés au saloir – on les consommera dans un hiver ou deux. 

Pour ce que j’en ai vu, je suis mis au défi. Et je recherche un prince digne de ma maison – race et lignée à préserver. Qu’il soit de bois, d’os ou d’ivoire, peu m’importe le matériau, un gecko tyrrhénien aura ma préférence. »

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2e participant – un dragon de bois, Cifranco, délégué de sa caste, présent dès aujourd’hui un peu au pied levé après disparition de son prédécesseur (vénérable cousin croisé du versantpaternel et décédé à l’improviste, ex abrupto, sans crier gare – juste quelques semaines après le dernier grand Conseil). 

S’il n’est pas tout à fait dans les clous des usages, Cifranco apporte un sang neuf à sa fonction présente. Et il a bien saisi l’appel du pied (d’alliance) du dragon de feu précédent – ce messer Cecilio, au fait de son lignage.

« Chapelle ! Pénitents ! Et vampires rieurs ! » : Cifranco réagit aux prémisses d’accord. « Je vérifie combien il convient de tout dire car si on se limite à la moitié des choses, personne n’y comprend rien – et, moi, le tout premier.

Un gecko tyrrhénien ? Vraiment ? Mais nous y sommes... Mon fils... Mon fils sera heureux de faire connaissance, d’entamer relation... Et de se fiancer... Très heureux et ému, car promu de ce pas à un bel avenir. Il devient le héros de ce récit d’intrigue. 

Présentement, en attente, nous l’appelons Micky parce qu’il est le dernier de mes onze garçons – ils ont choisi ce mot, ils voulaient plaisanter. 

Il faut bien le placer et ce n’est facile. Caser le benjamin est toujours plus complexe. Il a vu le ratage de la vie des aînés. 

Lui est équilibré, un engagé subtil qui sait le poids des mots, le sel des situations. Comme on le dit souvent dans les versets dragons : « Lorsqu’un chasseur se met / En quête, il doit connaître / Le terrain, et savoir / Ne pas faire de bruit. » S’exprimer, pour autant, n’est pas motif de crainte. Il faut juste qu’on soit très précis dans les temps. » 

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1er participant (Cecilio – un peu éberlué par la rapidité) : « Est-il pimpant ? Alerte ? Est-il patient ou vif lorsqu’il se met en chasse ? Dans ses humeurs de guerre, est-il inventif, retenu, stratège, circonspect ? »

2e participant (Cifranco) : « Il renvoie trait pour trait à la définition que l’on doit à Littré. "Dragon", a-t-il porté dans notre dictionnaire : animal fabuleux qu’on représente avec des griffes, des ailes et une gueule. Il s’agit, vous voyez, d’un vrai garçon classique, capable d’innover, pas des plus convenus ni des plus formalistes. » 

« S’il en va ainsi, je m’affirme d’accord, dit le troisième – Fratido : qu’on vient d’entendre ainsi pour sa toute première fois... – Voilà qui nous sommes, les princes ! Nous aimons bien produire en légitimité des pages de grimoires et des définitions. Car l’écrit désormais prévaut pour la mémoire. Et nous y prenons garde car il nous légitime. Cet Émile Littré m’est des plus sympathiques. »

  Le premier, Cecilio, acquiesce de la tête. Il est tout remué. Il est bien consolé. Le pardon se profile. Il voit la solution. Maintenant qu’il y est, écartant les périls, la levée de l’angoisse l’inquièterait plutôt. 

Reste un point à régler : attribuer les noms – les noms définitifs des galants arrimés par ce Conseil des pairs.

Pour que – "croix de bois, croix de fer", promesse et jurement – héroïne et héros ne soient plus seulement "un fils et une fille de", êtres sociaux trop jeunes, êtres en réduction – il faut les qualifier par un nom de projet. 

Prime à leur devenir, il leur garantira pedigree et destin. 

Pour qu’il reste efficace le plus longtemps possible, on n’en rendra public qu’une des deux moitié. Pas plus.

 

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