Gérard Maynadié - Kenneth White

Hommage vibrant de vie pour Kenneth White, auteur, poète, penseur libre… par Gérard Maynadié. 

 

Le 11 août dernier, dans la soirée, Kenneth White est décédé à son domicile près de Trébeurden, paisiblement, entouré de quelques proches. J’ai apnneth pris cette triste nouvelle le 13 août par un mail de Régis Poulet (l’actuel président de L’Institut international de Géopoétique) envoyé aux membres. Dans la semaine qui a suivi, à part quelques articles sur les sites de 2 ou 3 journaux, ce départ semble être passé quasiment inaperçu. Cependant, dans son mail, Régis Poulet rappelait que “Tous ceux qui ont croisé son chemin ou qui ont cheminé à ses côtés ont pu constater la profondeur de son savoir, sa rigueur intellectuelle et morale, sa bienveillance non dénuée d’exigence et son humour blanc poussant à la transcendance dans l’ouvert. Nombreux sont celles et ceux, lisant ces quelques lignes, qui savent combien il a pu changer leur existence. Kenneth White laisse une œuvre considérable dont personne n’a encore pris la pleine mesure. Il nous faudra du temps pour voir les espaces qu’il a ouverts, puis pour commencer à y évoluer… Les projets qui lui tenaient à cœur dans le champ du Grand Travail sont en cours. L’Institut international de géopoétique, qu’il a fondé en 1989 et présidé si longtemps, y prendra toute sa part.” 

J’ai, depuis ce jour, à plusieurs reprises, mentalement parcouru ces années de compagnonnage, d’apprentissage, de partage, qui avaient trouvé une sorte d’apogée lors de sa venue à Albi, invité par l’association ARPO, pour les 30 ans de “Tarn en Poésie”. Kenneth White né en 1936 à Glasgow se définissait malicieusement comme un “écossais extravagant, européen erratique, occidental qui salue l’Orient, mais surtout nomade de l’esprit qui essaie d’habiter pleinement la Terre.” 

Sa bibliographie est impressionnante, près d’une centaine d’ouvrages, poésie, essais, récits de voyage, entretiens, préfaces, traductions, livres d’artistes, conférences, etc… Œuvre riche et foisonnante écrite en partie en anglais, la traduction étant assurée par Marie-Claude, sa femme, et directement en français. Il a vécu à Paris, en Ardèche, à Pau et depuis 1983, vivait sur la côte nord de la Bretagne près de Trébeurden. Après avoir été lecteur d’anglais et au collège universitaire de Pau puis à Paris VII où il remplit également les fonctions de maître de conférences, il est nommé à une chaire de poétique du XXe siècle à l’université de Paris-Sorbonne, poste qu’il occupera jusqu’en 1996. En 1979, Il a soutenu une thèse de doctorat d’État sur le “nomadisme intellectuel” et en 1985 a reçu le Grand Prix du rayonnement française l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Lors de sa venue à Albi en 2012, j’ai eu la chance de passer du temps avec lui, à la Faculté Champollion pour une conférence, dans certains établissements scolaires qui l’ont accueilli, à la librairie où nous l’avons reçu une demi-journée et lors d’une soirée publique à la Médiathèque d’Albi où je l’ai présenté. 

Ce texte est paru dans le n°43 de la revue “Nouveaux Délits” avec le compte-rendu de “Tarn en Poésie 2012”. Sous la forme épistolaire, je rappelle et précise quelques notions et méthodes de travail qui lui sont propres.

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Médiathèque Pierre Amalric, 30 mars 2012 à Albi

(43° latitude nord - et quelques broutilles. Même latitude que l’île d’Hokkaido… La Pérouse n’est pas si loin que ça !) (1)

 

 

Cher Ken,

 

C’est à la fin des années 70 qu’un libraire aussi facétieux que persuasif m’a fermement conseillé de lire En toute candeur, ton premier livre, je crois, publié en France.

J’avais 10 ans de retard, au moins, sur sa parution mais je découvrais avec ce texte et un peu plus tard avec un numéro de la revue “Cosmose” qui t’était consacré, un auteur inclassable et les fondements d’une œuvre considérable.

À propos d’auteur, tu aimes à rappeler que le mot vient de “Augere” : accroître, augmenter.

Je me souviens de phrases recopiées dans l’exaltation de la lecture et fixées au-dessus de mon bureau en guise de balises pour les moments de doutes ou d’égarements.

“Je ne parle jamais que de présence au monde”

“Le contenu de tout ce que j’écris, c’est : touchez terre à nouveau, revenez à la matria, au monde immédiat”

“Nous avons tenté de vivre au-delà de la terre, il nous faut maintenant apprendre à vivre dessus”

“Je ne connais de rythme que de la mer et du vent – et du vol des goélands”

“Si la poésie apprend quoi que ce soit – et elle le fait, elle apprend le sens de la vie”

C’était le début d’un long et fidèle compagnonnage, riche, fructueux, stimulant, troublant aussi, parfois mais je disais avec René Char : “Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience”, dont acte !

Au cours des années, livre après  livre, chacun renvoyant à une multitude d’autres lectures, m’invitait à “Franchir la ligne, passer par des zones de turbulence, entrer dans un espace non-répertorié […] suivre ce projet de vie […] dont l’écriture, la relation au fil des années a dressé les cartes, indiqué les parcours et les découvertes, signalé les obstacles et les points d’encrage” (Pour reprendre les mots que Marie-Hélène Fraïssé avait utilisés lors d’une émission de radio te concernant).

Je me suis familiarisé avec les notions de paysage archaïque, espace premier, chaoticisme, nomadisme, hyperboréen, sur-nihilisme, possibilisme, bio-cosmographie, érotocosmologie, etc., quelques néologismes dont tu n’abuses pas mais qui témoignent de ta volonté de donner davantage de sens au texte et d’une certaine gourmandise langagière.

Depuis une trentaine d’années, cette nouvelle cartographie mentale que tu nommes « Géopoétique », réunit, concentre et donne une nouvelle énergie à ces mots.

Lors d’une émission de France Culture, en compagnie d’Edgar Morin, tu te définissais ainsi :

“Quelqu’un qui, après avoir fait un certain travail sur lui-même et invitant les autres à faire également ce travail, essaie de voir le monde clairement, en dehors des idéologies, en dehors des symbolismes, en dehors des imaginaires, en dehors du cinéma mental”

Je te cite encore, là c’est dans ton livre Le rôdeur des confins : 

“…ni optimiste, ni utopiste. Je ne suis qu’un archi-individualiste, un possibiliste et un pratiquant de la cosmo-poétique.”

Ce que tu revendiques n’est pas l’utopie mais l’atopie. Se situer en-dehors des cadres établis.

Tu dis qu’il y a un travail à faire ici et maintenant “…pas à pas, de la manière la plus clairvoyante possible, le long d’un itinéraire, avec un esprit de perpétuelle découverte - À chaque pas, le vent pur”

Concernant la géopoétique tu répètes sans cesse que “…il ne s’agit pas d’élaborer une théorie, une variété littéraire de plus. Il s’agit (…) de chemins de cultures, de pistes de pensées, de sentiers du sentir”.  Une manière de composer un monde dont le motif central serait la terre. Ce bien commun à toute l’humanité.”

Cette œuvre exigeante, complexe, cohérente, jubilatoire, tu as trois grands moyens de la formuler :

- Les livres-itinéraires, récits de tes voyages, pérégrinations, errances fécondes, étapes premières qui alimentent ce “champ du grand travail”, c’est l’expression que tu emploies.

Tu aimes entrer en contact étroit avec les lieux, “sensationnellement” c’est le mot que tu emploies.

Tu te dis “voyageur ontologique” et ajoutes que cela signifie : 

“… parcourir un terrain pour reprendre contact avec le monde de manière profonde et, pour ce faire, bien sûr, il s’agit de se transformer soi-même. 

Tout le long de ces itinéraires, en même temps que le travail sur soi, travail qui vient du fait de s’exposer aux hasards, aux méditations, aux contemplations, il s’agit d’essayer de prendre contact avec des cultures occultées, écartées par un Occident conquérant”

- Les essais issus d’un long travail de recherches, lectures, mûrissement, dont le creuset d’élaboration est ton “atelier atlantique” à peu près à mi-chemin entre le Champ Blanc et la baie de Lannion.

- La poésie, pour laquelle, là aussi, tu utilises plusieurs formes. Les poèmes courts, poèmes diamants, proches de la forme haïku, dans lesquels “… il ne s’agit pas de décrire mais de toucher un phénomène et entrer dans le vide/le silence/le blanc…”

Puis les poèmes itinéraires, biographiques dans lesquels tes lectures peuvent côtoyer des considérations ornithologiques, archéologiques et/ou géologiques… Je pense à “ Finisterra ou la logique de la baie de Lannion”

Enfin, les longs poèmes ou livres-poèmes, “Le Grand Rivage“, par exemple, qui ont une forme assez complexe, impliquent une organisation et s’écrivent très longuement.

Quelle que soit la forme, tu dis que pour toi : “Le poème est un moment et un mouvement, l’expérience la plus profonde possible, à la fois de l’existence et du rapport entre soi-même et l’univers”

Tu dis aussi que la poésie qui t’intéresse n’est ni une poésie du moi, ni une poésie du mot mais une poésie du monde. Une autre manière dire géopoétique.

À cela il faut ajouter plusieurs livres d’entretiens qui me paraissent indispensables pour l’apport qu’ils amènent à la compréhension de ton œuvre.

On pourrait penser que ton travail est surtout solitaire mais à partir de cette solitude, qui t’est dans un premier temps nécessaire, tu essaies d’ouvrir un espace plus général.

C’est en partie pour cela que tu as fondé en 1989 l’Institut International de Géopoétique qui a maintenant des groupes (archipels) dans plusieurs pays (Québec, Suisse, Belgique, Écosse, Italie, Nouvelle Calédonie, Serbie) et en France à Paris et près de Bordeaux.

Qu’ajouter de plus ? Probablement des milliers de choses, de détails et oublis importants, de rectifications nécessaires, mais j’ai promis d’être (relativement) court au risque d’être un peu brouillon.

Avant de te donner la parole, je voudrais lire un court passage de ton livre La Route bleue”.

En 1979 à Goose Bay, au centre du Labrador, tu as rencontré un pilote de brousse, Jim Murphy, qui possédait une radio. Tu écris :

Avec cette radio, on pouvait aussi envoyer des messages. À l’aide du code international de transmission, j’envoie celui-ci :

Charlie uniform lima tango uniform romeo echo stop.

Alpha november alpha romeo Charlie hôtel India sierra tango echo stop

Papa lima alpha november echo tango alpha India romeo echo over. (2)

Le message aura-t-il été reçu ?

Peut-être pas.

Mais on va continuer”

Alors, CONTINUONS…

Gérard

(1)  Le passage entre l’île d’Hokkaido et l’île de Sakhaline s’appelle “Détroit de La Pérouse”

(2)  “Culture anarchiste planétaire” 

 

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      PS: Kenneth White a publié en novembre 1998 aux Éditions La Marge, un court texte issu d’un séjour en corse et intitulé: Corsica - L’itinéraire des rives et des monts, dans lequel on croise le botaniste Esprit Requien, l’Écossais James Boswell, ami de Rousseau et de Pascal Paoli, Matteo Buttafoco, Sénèque, Dominique Cervoni, Valery, Stevenson et bien d’autres.

 

 

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