Sylvette Pietri Couderc - L'Afghane qui murmure

La poésie est un remède et un baume à la violence et à la guerre. L’Afghane le sait, elle le dit, elle le prouve. Une nouvelle de Sylvette Pietri Couderc.

 

L’Afghane qui murmure



 

L’enfant sort en riant de l’habitation, les cheveux longs et emmêlés ; elle oublie que ses formes naissantes trahissent sa puberté et annoncent son entrée dans le cercle des femmes grillagées. Quelques hommes sont assis en rond, à quelques mètres de là, sur un tapis posé à même le sol de terre ocre. Ils boivent en silence du thé fort et sucré. L’arrivée de la jeune fille effrontée, d’un comportement insouciant, fait se lever l’un des hommes ; belle barbe grise, tunique blanche. Son regard acéré, sa stature imposante sont ceux d’un seigneur de guerre.

Il porte sa main à la taille, prêt à prendre son fouet de cuir, pertubé par ce rire cristallin, si féminin, interdit dans l’espace public. La chaleur alourdit l’air et la poussière vibre par instant sous l’assaut d’un vent léger et fourbe. Une odeur de terre sèche plane.

Surgit, telle une ombre de l’Au-delà, une silhouette toute de bleu, le visage à peine visible, caché par la calotte de sa burqa. Elle se dresse entre l’homme au turban, la main prête à frapper et l’enfant qui s’est figée. D’une voix douce, elle chuchote en élevant sa voix petit à petit, gardant un ton ferme et mélodieux. "... la femme est le rayon de la lumière divine..., l’amour est un océan infini dont les cieux ne sont qu’un flocon d’écume...". Elle continue à psalmodier un autre poème : " Viens, viens, qui que tu sois...". Lui, le geste arrêté, comme plongé dans un autre monde, continue en murmurant, mêlant sa voix à la sienne: " que tu sois infidèle... notre couvent n’est pas un lieu de désespoir..."

Troublé, il se revoit enfant, dans les hautes montagnes de l’Hindou Kouch. Son père, les larmes aux yeux, lui récitait les poèmes de Rùmi. À la maison, sa mère afin de l’endormir continuait à décliner à l’infini tous ces vers qu’il a appris à connaître sans l’oubli d’un mot, comme une ritournelle. " Je choisis de t’aimer en silence car en silence je ne trouve aucun rejet..." Un doute l’envahit et l’angoisse l’étreint. Pourquoi n’est-il pas avec les siens, dans ces lieux où l’émotion vacille et fait pleurer face à la beauté des premières lueurs du jour, avec sa petite fille, qui est sa perle bleue, à lui apprendre la poésie de sa terre, de ses ancêtres. L’absurdité de la guerre le submerge et le pétrifie. Il continue à réciter avec la femme. Elle reste droite et seule la voix semble exister dans ce corps immobile. L’habit, par endroit, est déchiré. Apparaît une main, aux doigts effilés, qui bouge à peine, au rythme de ses paroles. Insolence... Châtiment... Elle n’est plus une femme bravant l’autorité du chef, elle est poésie, la poésie du peuple, l’âme des Afghans.

Submergé de mélancolie, il s’éloigne, presque à regret, rêvant de s’asseoir, ainsi, sur le sol, appuyé contre le mur de la maison, et écouter sans fin, se laisser bercer : " Viens, viens... certaines nuits reste debout jusqu’à l’aube...(fait) disparaître l’ennui et la peine..."

Le vent s’apaise.



(Passages de poèmes de Djalâl Od Din Rûmi, poète mystique afghan du XIIIesiècle.)

 

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