Dominique Gaudin - Un de ces moments d'éternité

Domnique Gaudin nous conte son rituel d'écriture, en tête-à-tête avec son bic, toujours fidèle...

 

Un de ces moments d'éternité

 

Appuyée contre le tronc d'un pin noir dans le Moncayo devant un paysage époustouflant, allongée dans l'herbe au-dessus du lac de Côme dans une quiétude absolue, bien calée contre un rocher me protégeant du vent sur la crête de la Madonuccia, ou les pieds dans l'eau sur la rive du lac Bersau, je suis dans une bulle, ma bulle, ensimismada, à l'écart du groupe.

Le temps pour moi s'est suspendu, je suis dans un autre monde, celui de l'écriture ; je vis un de ces moments d'éternité, un de ces moments diamants qui m'ont toujours été donnés de ressentir lors de mes randonnées... j'écris : la béatitude suprême, la félicité parfaite.

Ô vous ! Mes plumes jumelles (il en faut deux pour pallier aux défaillances possibles), mes troisièmes mains, assignées à résidence dans la poche extérieure de mon sac à dos le temps de la marche, c'est à vous maintenant de coucher sur le papier de mon carnet de bord, les mots qui, tels des haikus, jaillissent en bouquets, se précipitent et se bousculent pour dire un parfum, une fleur, une sensation, un émoi, une émotion, une surprise, un pépiement d'oiseaux, un étonnement, un émerveillement, tout ce qui me touche, m'ennivre, me fait vibrer, me fait vivre intensément ce moment, les yeux mi-clos, les poumons oxygénés par l'air de l'altitude.

Des paroles s'envoleraient bien vite, je le sais, je ne pourrais les retenir ; seuls ces mots écrits me resteront pour reprendre ces bribes, ces éclats et les traduire le plus souvent en poésies, une fois rentrée au bercail.

Quelques jours plus tard, en début de nuit lorsque tout est calme dans la maison, je m'enferme dans mon bureau, je fais place nette sur ma table, j'allume mon ordinateur : j'y ai enregistré toutes les photos de ma randonnée, elles me serviront à retrouver toutes les étapes de ma marche ; je reprends mon carnet de bord, je l'ouvre, je règle le fauteuil et je m'y installe, j'entre à nouveau dans une bulle qui n'est plus la même qu'in situ.

Le deuxième acte peut commencer.

Et me vient immédiatement cette phrase du poète et philosophe persan du XIVè siècle, Hafez :

"Le bec de ma plume peigne la chevelure du langage"

Ce soir, ma plume tu n'as pas de bec mais bien une pointe : la pointe Bic... Vois toute la panoplie qui est là, devant moi : une dizaine de petits pots contenant des pointes de toutes les couleurs, des crayons noirs, des crayons de couleur, quelques crayons gras, pas de crayons feutres, j'ai l'embarras du choix n'est-ce pas ?

Tu ne peux te souvenir de ce temps où l'on écrivait à l'encre ; pour ma plume d'alors c'était de l'encre violette, le porte plume était équipé de plumes Sergent Major, Mallat ou Baignol et Fargeon, le tout fourni par ma grand-mère libraire à Ajaccio. J'étais lisible, une écriture plus ou moins fine selon la plume choisie, les Mallat étant plus larges que les deux autres.

J'aimais l'odeur de l'encre à l'ouverture de l'encrier, avec ma plume, je m'appliquais à ne pas faire de taches, c'était tout un art de doser la quantité d'encre : ne pas la surcharger , ne pas l'assoiffer.

Puis il y eut le passage au stylo à plume : le débit n'était pas toujours régulier, l'amorçage de la cartouche me causait bien des déboires ou je m'y prenais mal, ce n'était pas le grand amour entre mes plumes et moi.

Finalement le stylo à bille a gagné la partie et mon écriture est peu à peu devenue bien difficile à déchiffrer.

Ce qui m'a sauvée et sauvera mes lecteurs potentiels ? La machine à écrire, puis l'ordinateur... Néanmoins, tu es bien placée pour le savoir, tous mes textes passent toujours et d'abord par ton bec, par ta pointe, la Bic !

A ti te toca ahora ! C'est à toi, maintenant que je t'ai choisie, de peigner la chevelure couchée sur les pages de mon carnet ; elle ne demande qu'à être exploitée, démélée, tressée, coiffée... suivant le cours de ma balade : coiffure lache, pas de boucle, ça coule en alexandrins à suivre le courant d'un ruisseau, le bord d'un lac, un vaste plateau, presque languissants, paresseux; coiffure ébourifée auprès d'une cascade, les vers se font alors plus courts, de plus en plus courts, jaillissant comme des étincelles, comme un feu d'artifice, dans un rythme effréné ; tresses encore, rimes intercalées, bien ficelées...

Lorsque tu auras fini de peigner cette chevelure dense et quelquefois rebelle, je te reposerai, à côté du texte, prête à être reprise pour une correction, pour un ajout, pour un retrait dans mes re-lectures successives. Il te restera encore à jouer les Figaro pour recopier le poème avant de regagner ton petit pot et t'y reposer.

Puis je saisirai le poème ou le texte qui ira en rejoindre d'autres après être passé par la case lecture à voix haute, celle qui me permet d'entendre ma randonnée, ou le récit que je me proposais d'écrire.

Nous voilà arrivées au terme de la séquence, je suis heureuse et comblée.

ensimismada : songeuse, à l'intérieur de moi

seule avec moi-même

a ti te toca ahora : à ton tour maintenant

 

Ce texte répond à l’une des propositions de l’atelier d’écriture de Racines de Ciel. Le thème de l’édition 2023 était « les réécritures », soulignant le lien entre lecture et écriture.  Les propositions s’appuyaient sur des textes de Sheila Watt-Cloutier (Le droit au froid), Albert Cohen (Le Livre de ma mère), Antoine Ciosi (Peut-être qu’un jour), Baudelaire (La Chevelure).

 

 

 

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