Pierre Lieutaud - Les endormis d'Ukraine ou d'ailleurs

   

La mort n’est pas acceptable, pas même à la guerre…  par Pierre Lieutaud

 

 

Les endormis d’Ukraine ou d’ailleurs…

  

Ils attendent, immobiles au milieu des capotes froissées, des fusils et des gourdes. Ma main s’arrête sur leurs visages rugueux, de boue, de sang, de sueur séchée. Que fais-tu là, pauvre enfant ? Ta mère sait-elle où tu es ? Et toi, où est ton village, où sont tes amours ? Je caresse les corps mous et alanguis des jeunes soldats. Ils sont allongés sur des brancards, témoins muets de ce carnage inutile. Un infirmier, une pince à la main, enlève les plaques d’identification de leurs cous et les dépose dans une boite de fer où elles tombent dans un bruit sec. Un bruit qui parait immense. Un bruit qui dit ok, mort enregistrée, mort définitive. Définitive ? 

Injuste. Impossible. Alors, c’est plus fort que moi, je me penche vers eux, je murmure :

- Réveillez-vous, je vous en supplie…

Personne ne bouge, ne tressaille, ne répond, les visages passent devant mes yeux comme des jouets en farandole. Ils n’ont pas entendu. Un soldat perdu dans ses songes m’aide à soulever les corps. Je les assieds à la grande table, j’approche des cruches, des assiettes, des verres et des carafes. J’étends leurs bras, j’appuie les corps les uns contre les autres, je pose la tête d’un soldat sur l’épaule ensanglantée d’un autre, je mets leurs doigts bien à plat sur la table et leurs bagues brillent. J’épingle sur leurs chemises des médailles, des petits sachets de tulle avec dedans une médaille de la Vierge, une feuille d’olivier, un grain de blé et une prière griffonnée sur un bout de papier. Des amulettes pour ne pas mourir. 

- Réveillez- vous, je vous en supplie….

Ma voix résonne sous les voutes de briques. Dieu est absent. Il laisse faire les choses. Un vertige me prend, une révolte, un désespoir. Une rancœur, une haine, pour lui et pour les hommes. Je voudrais crier, hurler mon impuissance, ma tristesse, ma tendresse infinie pour ces enfants perdus. Que faire pour empêcher ces pauvres humains de sombrer malgré eux dans la barbarie ? Du fond de moi, de mes vieux souvenirs, monte une petite lueur… Les mères… Les femmes… Alors, du fond de cette salle glacée, silencieuse, je crie : « Levez-vous, vous qui donnez la vie, ventres chauds, abris bourdonnant de sang et de murmures, seins éclatants de blancheur, mamelons qui semblent des fleurs, regards où baignent des étoiles. Prenez la place de Dieu, arrêtez les bras meurtriers de vos pauvres enfants, caressez-les, chantez-leurs les berceuses d’avant, qu’ils se rassurent à l’abri de vos mains, de vos seins, de votre chevelure... »

Le bruit des canons a cessé… La nuit tombe doucement sur les corps abandonnés. Je sais bien qu’ils réfléchissent et que demain les endormis se réveilleront…

  

  

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