Pierre Lieutaud - Le rêve d'Alfred

 Le rêve d'Alfred

Alfred en avait assez du vent et de la solitude. Il avait décidé de retourner à la ville. Depuis des années, il était garde-forestier de la Forêt du Bord de Mer. Le bord de la mer ou le bord de la folie, c’est pareil, comme disait Camille.

Son travail, c’était de maintenir en état le Secteur B 28 A74. Il avait remué les ronces et le maquis, arraché les vieilles souches de bruyère, ressorti au soleil les aires à blé, raclé la mousse des façades des maisons d’avant et des églises, nettoyé les dalles des places, coupé les lianes qui barraient les sentiers. Alfred avait sorti de l’ombre un vieux monde qui ne demandait rien à personne.  Il avait presque honte de nettoyer les pierres tombales et d’ouvrir au soleil les chemins éboulés.

Il irait expliquer aux chefs qu’il n’y avait rien à faire dans le secteur B 28 A74. Rien à faire et à voir, il valait mieux laisser pousser les arbres et chanter les oiseaux. Ce qu’il fallait, c’était un Nouveau Monde.

Le soir, avant de s’endormir, il récitait depuis toujours la même prière :

- Seigneur, donne-nous tous les jours notre pain quotidien et donne-moi surtout demain un nouveau monde, Amen.

Et le lendemain, c’était encore l’ancien monde qui craquait dans le vent et luisait au soleil. Le temps passait, toujours le même, sur les rochers et la mer. Les arbres grimpaient jusqu’en haut des montagnes, leurs branches remuaient le ciel où passaient des nuages, silencieux comme des obsèques, et dessous, c’était un trop-plein de rossignols, de lianes, d’écorces, de sources, de murailles de pierres et de chemins qui n’allaient nulle part.

Alfred entendait des voix, des grincements, des bruits de cognements de rochers, des mauvaises chansons, ça tapait le soir dans sa tête comme des pierres à briquet, des crécelles d’enfant…

- Seigneur, pardonne-moi, avait dit Alfred.

Il avait fait un signe de croix et il avait voilé tous les quadrants solaires pour essayer d’arrêter ce temps qui ne lui allait pas.

Au matin, il avait replié la couverture de poils de chèvre, accroché à la selle les gourdes fraîches, rempli la poche au rabattant arrondi de quelques victuailles. Il avait attaché au bât une longue corde de chanvre et  il était parti, sur sa mule vers le col. De l’autre côté, en bas au bord de l’eau, c’était la ville. La mule grimpait lentement, les rayons du soleil ricochaient sur les feuilles des arbousiers et des houx. Assis à califourchon, Alfred cahotait en récitant des Pater.

Le soir, ils ont dormi dans une grotte et pendant cette nuit-là, Dieu a fait se lever la tempête la plus furieuse qu’on ait jamais vue dans ce secteur forestier. Dieu ou le Diable, qui pouvait  savoir ? La mer se soulevait, s’écrasait sur les rochers, de grosses tranches de terre tombaient dans les vagues, les bourrasques faisaient voler en l’air les arbustes du rivage. La mer curait les rochers, grattait les trous des falaises, décollait les arapèdes, lustrait les serpentines et faisait briller sous la lune le mica des grands blocs de granit. Des restes de port, des bouts de digues sortaient de l’eau…

Le vent a enflé encore, déraciné les grands arbres, creusé le lit des ruisseaux, remué la terre des sentiers, lissé l’arrondi des sources et les pierres des fontaines. Des aires à blé, rondes comme des lunes, bordées de grandes pierres taillées, des ruines des tours, des pans entiers de vieilles maisons, des clochers aux pierres creusées par le vent, sont sortis du passé. Dans les murailles, les anneaux rouillés se sont mis à tinter, tout autour la terre est nue comme après un labour, des rides rouges ont creusé les pentes qui vont vers le col…

La tempête a duré jusqu’au lever du jour. Les premiers, les grillons ont chanté, puis les merles venus de l’autre côté de la montagne qui ignorent tout de l’événement.  À dix heures, Alfred et sa mule dorment. Les anneaux scellés dans les murailles brillent au soleil, sur les pierres tombales, des noms et des dates s’inscrivent en longues lignes, les quais du port sortent de l’eau bleue, dans les ruelles et devant les restes des maisons des plats, des pelles, des mors, des barres de fer sont posés sur le sol. Au beau milieu de la nef effondrée, des ciboires incrustés de pierreries scintillent, au bout de longues hampes, des crucifix sortent des éboulis de plâtre.

Des bateaux aux voiles latines et aux coques arrondies approchent du rivage. Alfred et sa mule dorment encore. Les gens d’hier sont revenus d’un long voyage… Capitaines empanachés, ecclésiastiques aux chasubles blancs bordés de dentelles, notables aux tuniques grises chapeautés de calot de velours, marins aux vestes bleues, soldats, lansquenets et arbalétriers attendent, silencieux... Le premier des navires heurte doucement le quai, les passerelles de bois s’abattent sur les rochers, les marins sautent au sol pour amarrer le navire. Ils regardent leur terre où ils reviennent, leurs yeux fixent le ciel, les coteaux et l’eau transparente du port. Les jarres de blé s’alignent sur les quais à côté des tapis aux dessins géométriques, aux franges  épaisses, des feuilles de thé, des galettes, des bijoux des pays lointains, des poteries étrusques, des vases grecs, des statues d’albâtre, des pierres inconnues, des graines nouvelles, des bombardes, des pistolets aux crosses nacrées, des rouleaux de cordages, des outres de peau de chèvres et des amphores remplies de naphte, et puis, sortent des mules luisantes aux longues jambes, le poitrail orné de médaillons de cuivre, les sabots argentés, des chevaux à la longue crinière, l’œil fou, harnachés de cuir et d’or, tenus par de jeunes palefreniers..

Les femmes et les enfants sautent sur le quai et se mettent en marche le long des sentiers de la montagne. Les chevaux et les mules ouvrent la route, l’air sent le crottin, la sueur, le lait chaud, le naphte et les épices et ces senteurs se mêlent à l’odeur d’asphodèle, de menthe et de bruyère qui monte de la terre. À la tombée du jour, chaque famille a retrouvé sa maison et chacun plante devant le seuil de sa vieille demeure, à la limite de ses terres, la hampe d’un drapeau.

Alfred et sa mule dorment, d’un sommeil noir, sans rêve et sans étoiles. Le jour suivant, les hommes commencent  à dresser les anciennes murailles, les femmes suivent les chemins, guident l’eau des sources avec de longues feuilles et canalisent les ruisseaux. Les plus vieux circulent entre les tombes en déchiffrant les noms. Plus tard, viennent les premières pluies. La première moisson de blé d’Afrique, de sarrasin et d’avoine a rempli les jarres. Dans les étables, les mules et les chevaux reposent sur des lits d’herbe sèche, devant les âtres, les femmes et les enfants écoutent les bûches encore humides siffler dans la nuit. Les hommes ont couvert la nef de la plus grande église de poutres de pins et de dalles de pierres violettes ; un autel orné des fleurs de la montagne s’élève tout au fond et la croix de Dieu brille dans la lumière.

Un matin, on a vu monter de la mer un drôle de cortège : un type mal rasé, habillé comme un carioca, avec un grand coquillage en bandoulière, un chat noir qui luisait au soleil, un Chinois tout desséché et tout de suite après, une fille qui grimpait en chantant. Sa robe flottait dans le vent et elle remuait du derrière. Dans les champs, tout le monde s’était arrêté de travailler comme pour l’angélus. Qui  étaient-ils? D’où venaient-ils ?

Le curé  a dit : bénis soient les étrangers qui passent, soyez les bienvenus, vous resterez bien quelques jours ? Installez-vous au presbytère...Toute la nuit, ils ont bu du vin et chanté.

Le soir, pour une histoire de jardins, deux hommes ont été tués et l’enfer est arrivé sur terre. Cris de vengeance, chants d’église, bruits sourds de cognement de cercueils sur les murailles. Alléluia, alléluia, la malédiction était revenue. On a brûlé les maisons et les clôtures, tué des enfants et des vieillards. Les dalles funéraires grimpaient en longues lignes et la montagne ne  portait pas assez de fleurs pour consoler les morts.

Les survivants, sans rien dire (il n’y a rien à dire des destins qui reviennent), sont descendus jusqu’au port et sont montés sur les bateaux. À minuit, leurs voiles blanches gonflées, les navires se sont éloignés dans la nuit.

Alors Alfred et sa mule ont ouvert les yeux. Il ne restait qu’un jour de marche pour atteindre la crête et descendre à la ville…

 

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