Yves Rebouillat - Dix ans !

   

Tous les chemins mènent à Kiev, capitale du désespoir ! Une nouvelle d'Yves Rebouillat.

Chroniques ukrainiennes - n° 1

  

Dix ans !

 

J’avais atteint l'âge de la toute fin de ma jeunesse à trente ans. Sans grande expérience du bonheur. 

Un état qui ne s’éprouve qu'au présent et qui avait duré dix ans. Quand il vint à cesser, la mémoire, l'imagination, le rêve, la divagation, ne parvinrent pas à en étirer les effets qui pussent m'offrir une  paix acceptable ni un reste d'envie de vivre. Il résistait physiquement, se cramponnait au passé, m'ignorait. Je restais impuissant dans la poussière du temps passé à faire revenir les journées et les nuits disparues ; dans mon cas, un continuum de 3653 jours presque indifférenciés de félicité absolue.  

À quoi rime de quantifier ce qui ne peut être mesuré ? Longueur, intensité, fréquence, impact, conséquences du bonheur ? Imagine-t-on un étalon-jour de bonheur qui parlerait à tous et permettrait d’établir des comparaisons, des ratios qualifiant une vie de belle, de ratée, de valant ou non la peine d'être vécue... ?

Je percevais le scintillement des jours heureux comme des éclats de lumière issus d'étoiles mortes depuis des millénaires et des traits de feu qui, loin d'apaiser mon supplice, me brûlaient les chairs et transperçaient mon cœur.

J'ai, à ce moment précis où j’écris, une vision globale de ce qu'a été ma vie et la perception aiguë et douloureuse de ce qu'elle pourrait devenir.

Plutôt marcher dans les rues de Kiev, soûlé du bruit des canons, le corps fouetté par le vent sibérien, le visage cinglé par la pluie glacée que rester une heure de plus dans cette chambre d’hôtel étriquée où rien n'est à plus de six pas de n'importe quel autre endroit de la même pièce. J'ai résisté à la tentation d'ouvrir le mini-bar et de siffler une rasade de vodka. Je n'aime pas les alcools forts, j'aurais juste eu besoin de basculer dans une montée d’euphorie. Mais rien ne dure - j'ai payé cher pour le savoir - et l'effet obtenu n'est pas renouvelable. J'ai essayé, ça ne marche pas ou la vie a vite fait de devenir salement compliquée. Je ne suis pas alcoolique et me garde de le devenir. L’abêtissement, les nausées et les migraines sont rarement à l'origine d'instants de jubilation. Mais comment faire pour vivre encore quand tout le monde est parti et quand à ses propres yeux, rien ne vaut plus qu'on s'y emploie ? Rien, sinon donner sa vie utilement, à une noble cause, en un dernier geste ? Humanitaire s'il aide, égoïste parce qu'il ouvre sur la délivrance et l'oubli éternel ? 

En attendant, je m'efforce de réserver au meilleur usage les armes à feu mise à ma disposition par la Résistance : un browning et une Kalachnikov chargés.

J’aimais notre maison. Nous y avons vécu dix ans. Elle avait une âme, voire plusieurs. Celles de ses constructeurs occitans qui marchaient dans les pas lointains de leurs prédécesseurs que j'imaginais artistes-tailleurs de pierres, géomètres, charpentiers, couvreurs, tous illustres inconnus revenus d'un chantier d'édification d'une cathédrale reconnue longtemps après, « Patrimoine Mondial », fatigués d’œuvrer sans fin à la gloire d'un dieu ingrat, au profit de castes égoïstes, désireux de construire pour les femmes et les hommes de leur siècle. Celles de vagabonds éclairés, compagnons pédestres du Tour de France, paysans d'appoint, soldats défroqués de quelque campagne guerrière, tous passés par là pour aider, apprendre et gagner trois sous. Des âmes qui l'avaient habitée : agriculteurs, bourgeois, commerçants, chefs d'entreprise, d'animaux qui n'en n'en étaient pas dépourvus. L'écurie et l'étable avaient été transformées en grandes pièces habitables dédiées aux rassemblements à l’abri des intempéries, aux fêtes, à l’amitié et à l'amour, points de rencontre d'âmes nouvelles, contemporaines.

Cette maison, nous l'avions achetée dans le Tarn à un prix très abordable que justifiait son état de début de décrépitude. C'était au temps flamboyant des amitiés nombreuses cultivées par ma compagne puis faites miennes et de ma foi de nouveau converti à l’humanisme concret, s'incarnant dans des rencontres, des cohabitations, de l'entraide et de la confiance dont témoignaient nos fêtes, les petits et grands repas, égayés de vins de soif et d'eau fraîche issue du puits qui jouxtait la demeure, toujours dans son ombre et celle d'un pin parasol centenaire, planté dans la petite prairie attenante qui venait buter contre une chênaie profonde.

Pierre le maçon, Christian le tailleur de pierre, Antoine le plombier, Clara la menuisière, Aldo l'homme à tout faire, Josée l'électricienne, et une dizaine d'autres personnes, ouvrières, ouvriers, manutentionnaires appliqués et disciplinés, bricoleurs indispensables ou très accessoires avaient animé un chantier-ruche dont nous étions, par chance, Élisa et moi - architectes associés -, les organisateurs partageux, les propriétaires heureux et les petites-mains aussi. Après quatre ans de soins, de transformations, de modernisation intelligente et respectueuse de son histoire, la grosse demeure de pierres blanches, aux grandes baies vitrées, avec toiture restaurée à l'ancienne et tuiles creuses en terre cuite aux ocres panachées, avait fière et belle allure. Ne manquait que la piscine, la pandémie avait brisé nos élans de bâtisseurs.

Quand elle n'était pas « squattée » par ses ayant-droits - tout ceux qui y avaient travaillé y étaient chez eux -, elle s'ennuyait, il lui fallait le brouhaha des discussions croisées, les cris et les interpellations des enfants, les jeux de plein-air dans le vaste jardin autour d'elle... Plus exactement, Élisa et moi avions besoin de ce fourmillement duquel, en cas de variation de nos humeurs, nous pouvions nous extraire : la propriété recelait toujours, selon les heures du jour et de la nuit, un nombre infini de solutions.

Mon enfance avait été terne, solitaire et la suite, du même tonneau. Il y eut une courte période étincelante, lumineuse. Un virus et un camionneur s'associèrent pour couper le courant.

Bien avant, la vie de famille me fut pesante mais elle était mieux que rien, croyais-je. Sitôt que je la suspectais de prendre une direction dangereuse, je craignais que celle-ci nous précipitât dans des jours plus sombres. Le cœur de la famille tenait, palpitait sans interruptions ni grosses crises de tachycardie. Je souhaitais à mes parents un impossible bonheur et à ma fratrie bien plus si c’était possible. Je cherchais à être leur utile. Mais j'étouffais. Un long continuum qui durera trois décennies, si longtemps, parce que pas plus que mes parents, je n'étais doué pour être heureux. Peut-être seulement plus conscient qu'eux, qu'une assignation à l'ennui pouvait être brisée, je ne sus cependant pas comment me tirer de ce bourbier. 

J'ai connu les meilleurs moments de ma jeunesse au bord d'une rivière qui passait sous nos fenêtres en rêvant, en allant pêcher le goujon, en écrivant des messages secrets qui racontaient des histoires que je ne donnais à lire à personne, en dessinant des paysages urbains, des maisons, et des villages. 

Mes études furent d'une grande banalité parfois déchirée par l'enseignement éclairant d'un professeur attentif. Élève discret aux résultats seulement corrects, je parvins à intégrer une école d'architecture. Jusqu'à trente ans je m’ennuyais moi-même et ne fréquentais guère mes semblables de peur de les importuner et qu'ils m'enquiquinassent.

Ma première rencontre avec Élisa eut lieu en terrasse d'un café à Nancy. Je trempais mon spleen dans un demi de bière et ne l’avais pas vue s’asseoir à la table d'à côté. Je griffonnais des esquisses d'un petit immeuble à construire, je n’en avais pas l'envie, mais il fallait que j’avance sur un projet qui, m’avait prévenu mon patron, devait faire dans la simplicité académique. Je voyais très bien ce qu'il voulait dire : conventionnel, pas cher et facturé avec grosse marge. Ce qui ne m'empêcherait pas de formuler une jolie proposition. À prendre ou à laisser,  ou...à retravailler... j'étais loyal, et faible.

Elle interrompit l'errance de mon crayon en me demandant si je connaissais la ville et ses constructions « Art Nouveau ». Je lui aurais volontiers dit « non » ou que je n'étais pas guide touristique. Mais je n'étais pas miro au point de ne pas reconnaître une belle femme d'une trentaine d'années, ou malhonnête en refusant d'admettre qu'elle me plaisait foutrement, ni à ce point idiot de refuser de la renseigner. Je répondis par l'affirmative et sans réserve à ses deux demandes. Sans enthousiasme. Je traversais une des périodes les plus désespérantes de ma vie. J'avais un emploi à plein temps et des économies, mais je m'emmerdais, sans femme sans enfants, sans autres projets que ceux de partir quatre mois plus tard, seul, à Florence où j’avais réservé un petit appartement dans le centre ville et d'y dessiner des maisons, modernes en diable, qui n'existeront jamais, inspirées de toutes les autres et réinventées au gré de mes lubies, avec les compétences et l'art qu'on me prêtait.

Ça commençait fort. Elle ne me demanda pas immédiatement si je pouvais être son guide mais s'enquit de ce que je crayonnais. 

- Votre crayon, votre bloc de papier, vous faites quoi ?

- Je dessine un petit immeuble, modeste et joli.

- Un passe-temps ?

- Une commande !

Je lui avouais ma condition piteuse de salarié qui s'ennuie mais qui doit manger et la nature dudit asservissement. 

- Coïncidence, moi aussi, mais architecte d’intérieur...

- Déjà complémentaires !

Elle s'emballa et me proposa de la conduire dans la ville parmi les chefs-d’œuvre architecturaux du XIXe siècle finissant et du début du suivant. J’eus, non pas la faiblesse, mais le courage d'accepter, de vaincre mon apathie déjà ébranlée par notre rencontre inespérée, en l’invitant, dans un élan subit, à dîner au restaurant, Rue Gourmande où nous nous trouvions. Il était vingt heures, nous eûmes juste à pénétrer à l'intérieur d'un établissement voisin.

- Un apéritif ?

- Un verre de vin blanc.

- Moi aussi.

C’était un début, notre niveau d’exigence était bas. J’essayais, sans guère d'espoir de voir mes tentatives aboutir, de susciter son intérêt de la manière la plus triviale. La conversation prit au cours du dîner, un tour beaucoup plus sérieux, à la fois intime et honnête. Nous partagions de nombreux centres d’intérêt : la campagne toscane, les grosses demeures au murs de  calcaire, l'association du verre et de la pierre, du fer et du bois, les paysages viticoles et les vins qui vont avec, la montagne, les balades en forêt et le long de crêtes d'où la vue se perd dans la contemplation d’horizons lointains ou se fixe sur un point proche, un relief, une construction plein champ de pierres sèches, un pré, un étang, un chemin qui serpente, s'enfonce et se perd dans un bois, le piano, la guitare électrique et le saxophone... Nous divergions sur le besoin des autres. Elle avait une foule d'amis, de copines et copains, participait à de nombreuses activités de groupe - yoga, gym, théâtre... -. Moi, j'aimais bien la solitude, je me tenais autant que je le pouvais à l'écart des exigences des autres afin d'éviter leurs empiétements. Au fil des jours et des années, les autres devinrent une expérience radieuse, sous la précaution mutuelle d'avoir toujours eu en vue, une voie bien dégagée pour en sortir sans pépins.

La nuit fut douce, jusqu'au terme de deux exquises et totales insomnies. Faite d'absolue complicité et de tendresse. D'amour juvénile et averti. Et de conversations d'apprentissage de l'autre. Je commençais de tomber amoureux depuis exactement douze heures, elle était - me l'apprit-elle, je n'osais la croire - dans le même état. Il me fallait remonter à des rêves lointains pour trouver semblable bonheur. Sauf que là, je ne rêvais pas et qu'une vie de rêve commençait.

Un coronavirus assassin sévissait. Notre bande de rebâtisseurs réunissait des hommes et des femmes de tous âges et de tous états de santé. Nous prenions des précautions, appliquions les consignes étatiques. Il n’y avait pas de réticences au vaccin, nous étions bien informés. La pandémie se propagea au groupe, tua six  de ses membres, soit la proportion invraisemblable d'un tiers de nos compagnons. Nous nous étions sans doute contaminés les uns les autres à l'occasion de nos fréquentations ininterrompues. Nous avions toujours cru faire preuve de prudence, nous n'avions pas fait barrage à l’infâme et des comorbidités avaient affaibli des organismes. La famille, point de ralliement, havre de paix, lieu de soutien et de consolation était devenue ces semaines là, avant tout, un lieu mortifère.

 Après les hommages aux amis, il fallut bien vivre encore. L'indice de bonheur avait sérieusement reculé chez les survivants qui désormais, effrayés par un tel niveau de danger desserrèrent les liens qui nous unissaient tous, nous laissant à nos pleurs et l'un à l'autre. La peur est parfois bonne conseillère en matière de santé, elle est dévastatrice de l'amitié.

Nous avions la chance Élisa et moi de rester de roc dans la tempête. Les chagrins, la douleur des pertes, renforcèrent notre besoin et notre envie l'un de l’autre. Notre affaire - nous nous étions associés après avoir très vite quitté nos employeurs, nous étions confiants dans notre binôme - nous occupait et nous protégeait contre les accès de tristesse. Nos morts eurent la délicatesse de ne pas hanter trop fougueusement la maison. Notre deuil restait épais.

Élisa dut se rendre à Montpellier. Un probable futur client souhaitait faire construire une maison individuelle au-dessus de la ville. Au sein de notre cabinet, nous étions convenus que nos spécialisations dicteraient la répartition des tâches. C'était donc à moi que revenait la charge de mener les premiers échanges autour d'un projet de construction. Elle intervenait en second ou simultanément sur la conception intérieure, la distribution des pièces, l'harmonie des volumes et les aménagements. J'étais empêché par une autre affaire, elle se résigna et fit contre mauvaise fortune bon cœur. 

Elle aimait conduire, surtout notre MG cabriolet de 1960, en flânant sur les routes aux beaux jours. Elle prit le large de bonne heure, décidée à profiter d'un long moment de solitude accompagnée par sa playlist musicale.

Sur l'A9, un semi-remorque franchit la séparation centrale des voies et vint à sa rencontre. Il roula littéralement sur la petite auto. Élisa y laissa sa vie. Le camion écrabouilla la mienne en sus.

J'aurais voulu mourir à l'instant où j'appris ce qu'il s'était passé et compris que je ne reverrai plus Élisa. Je crus perdre l'esprit face au dernier crime contre mon humanité qui dorénavant n’existait plus. Je ne pouvais pas continuer de vivre dans le même environnement, sans les personnes qui l'avaient habité, modelé, qui y avaient joué des scènes inoubliables, tenu des conversations éblouissantes ou ordinaires... Il me fallut quitter le Midi, tirer un trait, si cela était possible, sur tout ce qui m'avait fait aimer tardivement la vie, les gens, la campagne, le Sud, les balades, les grands et les petits événements vécus entre amis.

Je mis le cap sur le Grand-Est français, les villes de mon enfance, Chaumont, Metz, puis Nancy qui me fut une torture. 

Le miracle des jours heureux avait presque racheté l'infini ennui des décennies précédentes. Il ne nous avait pas protégés du mauvais sort à venir. Je ne disposais pas de la moindre parcelle de courage de replonger dans des abîmes plus atroces que le mol enfer de jadis, pour vivoter, souffreteux, quelques paires d'années sépulcrales supplémentaires. Le troisième continuum n’aurait pas lieu. L'action et le feu contre la barbarie m'offraient l'occasion de clore intelligemment une longue et infernale infortune.

Rue Krugluniversitetskaya à Kiev, devant un immeuble en feu touché par un missile russe, je revoyais les images de l'incendie qui dévorait notre maison que l'eau déversée par les pompiers n'avait pas encore achevé de détruire. Je l'avais sans doute déclenché, il ne pouvait pas en être autrement, mais je ne me rappelais absolument pas comment j'avais procédé. Il y avait une logique dans la survenance de cet événement : tout devait s'éteindre derrière ceux qui étaient déjà partis.

Ma course folle vers l'Est avait pris fin, je ne reviendrai jamais plus en France, je m’élancerai tout à l'heure avec les soldats de l'armée régulière, les hommes, les femmes de la résistance ukrainienne et ses soutiens étrangers, contre la folie russe au cri muet de : « Vivent la mort et la liberté... et basta !»

 

 

FIN

 

  

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