Paul Dalmas-Alfonsi - E ghjasteme chì s’appiccìcanu - Les malédictions qui s’accrochent

E ghjasteme chì s’appiccìcanu

Les malédictions qui s’accrochent

 Un précipité de tensions. Cet évènement se situe à la fin du XIX^e siècle.

« Voici l'histoire, en quelques mots. Avant de partir au service militaire, un certain garçon du village avait eu un enfant avec une jeune femme qui s'appelait Ghjuvanna. On dit que c'était une beauté. Lui, il était parti. Le service durait longtemps, alors.

Elle, qu'a-t-elle fait ? Il y en avait un autre qui s’appelait Antò. Il lui venait après et elle s'est trouvée enceinte de lui. Dans les villages, tout le monde... on lui a dit :

– "Ô Ghjuvà, Antò doit se marier avec Maria ! Nous t'avertissons. Fais le nécessaire pour que ce mariage n’ait pas lieu. Parce que… Si tu n'as pas attendu le premier, au moins, ne te fais pas avoir par celui-là."

Alors, Ghjuvanna est allée voir Maria. (Cette Maria était la sœur de l'homme du tout début, qui était parti au régiment.)

Elle est allée la voir pour lui dire :

– "Écoute, je suis enceinte d’Antò ! Laisse-le et, moi, je pourrai me marier avec lui."

L'autre a répondu :

– "Ha ! Tu peux parler, toi ! Avec mon frère, tu as eu un fils, mais ce n'est pas pour autant que tu l'as attendu. Eh bien ! Là, tu feras pareil, tu en prendras un autre. Et moi, j’épouse qui je veux !"

Ghjuvanna est alors descendue devant l'église du village. Elle s'est mise à genoux et elle a sorti ses seins. Elle a dit :

"Ô bienheureuse Madone, faites que le sang d’Antò coule le long du fleuve ainsi que coulera mon lait !"

Et, malheureusement !

Peu après, elle a quitté le village et elle est partie à Marseille. Antò s'est mariée avec Maria. Ils ont eu une fille et, ensuite, elle a de nouveau été enceinte.

Antò aurait pu rester au village et y travailler à l’usine, mais il pensait toujours à Ghjuvanna. C’est qu'elle était bien plus belle que sa femme – il faut le reconnaître. Et donc, ce jour-là, d’après moi, il allait la rejoindre à Marseille.

Vers le croisement, tout en bas, les chevaux se sont emportés. Il n'y a jamais eu que cet accident-là ! La voiture de poste est tombée sous la route. et, effectivement, le sang d’Antò a coulé dans le fleuve, selon les mots de la malédiction. Il est mort là, dans les rochers.

Après une telle histoire, tout le monde s’est mis à dire et redire, dire et redire et rappeler que, des malédictions, il ne faut pas en faire. Parce que, souvent, elles s'accrochent à la personne qui les lance ! »

Fluide des mots, fluide du sang, un cas de figure exemplaire. L’épisode est enseignement.

Car les malédictions engagent fort et contraignent qui les formule. Elles maintiennent l’énergie dès l’instant où ce risque est pris. Un petit bloc de catastrophe, tout électrisé par la haine en réponse à la trahison : Antò va le payer très cher – par une sanction capitale – et Maria sera frappée  – restée veuve avec des enfants, pour le reste de son parcours.

            L’émotion doit se contrôler car les mots sont plus vifs que nous, plus puissants que le ressentiment, la perte de la face ou l’envie. Ils sont actifs en situation, cadrent la scène, la déplacent. Qui s’est cru acteur un moment n’est en fait que pantin tragique.

Ghjuvanna − qu’Antò partait rejoindre – n’aurait pu revenir sur sa rage passée. Si l’on signe contrat avec l’imprécation, il ne peut s’effacer ni se renégocier. À quoi s’ajoute, ici, toute l’ambiguïté d’un recours emporté à la Madone, sur le parvis de son église.

            Le destin provoqué nous revient en récit d’un fait divers pénible, de chevaux qui s’emballent et de roues de voiture qui versent en contrebas. Effroi d’une leçon qu’on devra retenir. Cette parole est volonté, jusqu’au fracas, dans un ravin.  

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