Yves Rebouillat - Il fera jour demain

  

L’attente du lendemain, la certitude de l’épanouissement qui l’accompagnera, la Corse en point de mire, l’amour à nouveau… Un mirage en forme de nouvelle par Yves Rebouillat.

  

  

Il fera jour demain 

  

Le soleil, disque de feu prodigieux, décline et colore le ciel d’ouest strié de nuages de haute altitude, d’infinies nuances de jaune, d’orange, de rouge et de bleu. Un casse-tête pour le peintre qui s’appliquerait à immortaliser le moment. Un photographe s’exposerait à moins de difficultés en utilisant un bon appareil. Il en a plusieurs, alors, il se saisit au hasard de l’un d’eux et déclenche en rafale.

Il a eu de la chance aujourd’hui. Toute la journée ou presque, il a pu voir les Pyrénées barrant son horizon du sud-est au sud-ouest. Un de ces concours de circonstances favorables guère fréquents – nébulosité, hydrométrie de l’air, niveau de particules fines,... – et que l’hiver, curieusement, sait faire advenir.

La chaîne de montagnes dont il distingue nettement les arêtes grises, les sommets couronnés de neige et qu’il sait nommer, le fascine. Elle est comme une frise plaquée verticalement sur le ciel en bout d’une plaine immense rendue plus plate par la position surplombante qu’il occupe sur le plateau où il vit et d'où il regarde.

Enclin à la contemplation et à l’étonnement béat, il lui arrive souvent de passer de longues minutes à l’observer en pensant à la chance qu’il a d’assister à ce spectacle. Il la voit au sud-est s’abaisser jusqu’à la Méditerranée qu’il imagine, laissant à la Montagne Noire le soin de barrer l'horizon à sa gauche, tandis que, très loin à l’ouest, elle se dissout dans les brumes et la rotondité de la Terre.

En cette fin de journée, encore actif intellectuellement, il se pose la question de savoir ce qu’il a bien pu faire de celle-ci.

Régler quelques affaires professionnelles, évaluer l'atteinte des objectifs assignés aux équipes, mettre au point un nouveau projet, réajuster un programme en difficulté, un budget, s’entretenir en vidéoconférence avec ses associés...

Lire, marcher, écouter de la musique, quelques émissions radiophoniques du service public, téléphoner à deux ou trois proches, ranger, faire un brin de ménage, des courses, régler des factures, prendre connaissance de l’actualité, répondre à des courriels, consulter ses pages "réseaux sociaux"... comme lors des jours précédents...

… enfin, pas tout cela aujourd'hui, mais quelques-unes de ces activités récurrentes.

Il se dit à nouveau qu’il faudrait que demain se déroule autrement.

Depuis toujours il prétend que l’aventure viendra à lui et le trouvera au détour des jours, prêt à embarquer, à laisser la bonne folie née des circonstances s’emparer de lui. Sa part de mauvaise foi lui dissimule mal l’insuffisance de son esprit d’entreprendre. À défaut de l’audace de réaliser des rêves, il se résout à guetter des opportunités et fait comme si demain surviendra à temps et l’enchantera. Demain dont il ignore de quoi il sera fait, mais qu’il espère gros d'une chance d'orienter favorablement sa vie dont il n'avait jamais envisagé qu'elle puisse finir dans la morosité.

Il n'attache plus grande importance à ses souvenirs. Il n'est pas une armoire qui renfermerait des sachets, des pots, des boîtes de souvenirs, en poudre, en grains, en gros morceaux. D’ailleurs, quand le passé revient, c’est pour le tourmenter avant que la bonne vieille mécanique de l’évitement ou du refoulement opère. Parfois, il lui apporte des regrets, des remords, un soupçon de honte et rarement une ré-illumination. Alors, il ne ressasse pas trop ou se révolte à voix haute : « Bon, ça va ! Ce qui est fait est fait ! Laisse tomber ! », et parvient à passer à autre chose.

Ses amis, les femmes de sa vie, sont devenus de lointains vestiges mémoriels. Il n’a pas eu d’enfants, il n’aurait pas su s’y prendre, se serait fait du mauvais sang pour eux, aurait redouté qu’ils héritent de sa fâcheuse tendance au vide, qu’ils n’apprennent pas à vivre, à s’amuser, à s’émerveiller...

Il lui semble que de jours en lendemains, il n'a pas vécu de nombreux grands moments sauf une vingtaine de concerts, deux ou trois opéras, trois cents bouquins, trente films, une demi-douzaine de grands cours et conférences, le Louvre, la Corse, la Réunion, Berlin, le Maroc, Rome, la Toscane, Athènes, Paris, la Méditerranée sur des petites fractions d'arc, quelques couchers de soleil en maints endroits, de belles et éphémères rencontres. Il y eut aussi des relations qui eurent le tort de se prolonger, des fêtes courtes et oubliables, des débats vifs et vains, des actions audacieuses et inutiles, des engagements sans effets notables autres que les désillusions et la fatigue.

Il n’a jamais trouvé dans l’exercice d’un job de quoi assouvir son besoin de bien-aise.

Il prend de nombreuses photographies et réalise de courtes vidéos pour immortaliser des scènes, des paysages, images-témoins qu’il archive aussitôt rentré chez lui et ne regarde jamais. Il supporte mal ce qui lui rappelle qu’il a été heureux ou seulement satisfait.

Il réside en Corse six mois par an qu'il trouve parfois plus belle que bien des régions du petit monde qu'il a parcourues. Il y marche plus longuement, y connaît des gens, des villages, des sentiers, de vieux oliviers, des plages, des terrasses ombragées, des ruisseaux, des pozzines, des producteurs de friandises de toute nature, des chanteurs, des poètes, des libraires, des restaurateurs, des navigateurs, des résidents intermittents, des bergers, la marchande de primeurs et la boulangère de six heures à midi du village.

Il n’est pas asocial ni mélancolique ou dépressif et se dit qu'un jour il s’y prendra mieux, osera de petits projets audacieux. Demain...

Justement aujourd’hui, sa vie prend un tour inhabituel. Il lui faut revenir deux décennies plus tôt pour trouver dans ses souvenirs tenus sous bride, une initiative d’importance à peu près comparable.

Le club informel des randonneurs de sa microrégion de résidence corse a monté un projet de raid pédestre le long d’une très longue fraction du GR 20, entre le refuge d’Astu-Stagnu et les aiguilles de Bavella. Deux semaines d’efforts et de rupture avec toutes les routines.

Il est en forme physiquement et ne prendrait pas de risques inconsidérés.

L’idée un brin loufoque : se la jouer "himalayenne" en diable dans l’approche, la constitution de camps successifs, les ascensions et les descentes vertigineuses, vivre les nuits sous tentes, atteindre le Mont Cinto et ne s’épargner aucune difficulté jusqu’au col de Bavella où le complice qui les aura conduits au refuge viendra les reprendre à leur demande.

Ils forment un groupe de quinze personnes – sept femmes, huit hommes – de dix-huit à cinquante-deux ans. Quatre couples, sept célibataires. Il est le plus âgé. Une douzaine d’entre eux a déjà connu les joies et les peines nées de cette difficile expédition.

Le véhicule 4x4 d’accompagnement est chargé comme cinq mules. Au programme, en marge de l’épreuve sportive : feu de camp, grillades, de quoi arroser de rustiques et restreints festins, tchatche, récits d’aventure, relâchements, sentiments, humour et bonne humeur...

Ils souffriront, s’exalteront, s'amuseront, éclateront de rires, feront les fous dans les cours d’eau, s’y aspergeront, retrouveront des gestes oubliés...

Il y aura plein de bons moments mais rien n'égalera à ses yeux, le plaisir éprouvé sur les arêtes, les sommets, au cœur des cirques, le long des ruisseaux, dans la contemplation extatique du cœur somptueux de l’île. À l'exception de ce qui se passera entre lui et cette femme en compagnie de laquelle il marche depuis leur départ et avec qui une relation puissante s’est nouée d’emblée. Ils font tente commune depuis le troisième jour et l'amour aussi, y prennent goût, recommenceront et s’étonnent déjà.

Ils viennent d’arriver au pied des aiguilles de Bavella où s’achève leur raid. Encore une belle soirée pendant laquelle la satisfaction d’avoir accompli quelque chose d’inhabituel, la peur de se retrouver bientôt seuls repris par le fil ordinaire de leur existence, l’envie de maintenir en vie une expérience unique, une amitié partagée, les conduiront toute une nuit blanche, échevelée, à des joies et à des ivresses contenues, à un bonheur sûr.

Le lendemain, il sera seul debout, sous la nuit finissante, à guetter l'embrasement des dentelles de roche. On lui avait recommandé de ne pas rater cela. Alors, dehors, dans l'aurore naissante, il attend que le soleil illumine de rouge-orange-sanguine mêlé au bleu pastel du ciel, la gigantesque dentelle de pierre.

Il n’a pas le temps ni n’éprouve l’envie de photographier ou de filmer l’événement. Pour qui aurait-il aimé le faire qui serait empêché de venir se rendre compte sur place ? Surtout, il ne voulait pas en regardant à travers un viseur réducteur, louper la majesté de la scène.

Assis sur une grosse pierre, les pieds dans l’herbe rase. Il se sent bien et le vertige qu’il ressent doit être l’effet du somptueux spectacle qu’il s’offre.

Il est d’humeur amoureuse et reconnaissante. « Je dois trouver les mots pour dire à Lisa que je l’aime », se dit-il, retombé dans ses emballements qui n’ont jamais duré et dont il ressortait le cœur brisé.

Mais il se trompe, le vertige devient malaise, puis survient une douleur qui lui lacère un bras, lui déchire la poitrine. Sa tête part en avant, puis il glisse sur le sol.

Il n’aimait que demain depuis trop longtemps. Sauf aujourd’hui et les derniers jours écoulés qui l’ont comblé, émerveillé. Avant, son passé ne l’intéressait pas, il craignait qu'aujourd'hui se répète et trouvait dans le présent une planche d’appel vers nulle part qui lui avait toujours semblé être son meilleur refuge.

Il aimait demain, d'un amour platonique et n'en a pas fait grand usage. Sauf pendant ces derniers jours.

  

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