Olivier Maurizi - La vitre

  

Quand c’est dans le train que ça déraille… Une nouvelle fraiche et revigorante comme l’océan, par Olivier Maurizi.

 

 

La vitre

  

Marcel est dans le métro. Dans le wagon du milieu, celui des anciennes premières classes. Quand il était jeune, il montait dans ce wagon avec un billet de seconde. Pour lui, c’était un grand moment d’exaltation. Il se faisait peur, se prenait pour le bras droit de Mesrine. Lorsque les premières disparurent, il se demanda si les RG ne l'avaient pas repéré...

Marcel est dans le métro et comme chaque matin aussi, il regarde les autres passagers par le reflet des vitres. Beaucoup sont sur leur portable alors, il peut les scruter à loisir, jouer les voyeurs autorisés. Il y a cet homme aux longs cheveux qui porte un costume trois pièces, propre mais, qui se met le doigt dans le nez. Il y a ces deux frères, au fond, qui ne sont pas loin de mesurer deux mètres dix. Ils se tiennent directement au plafond : c’est plus pratique dans ce monde de Lilliputiens ; certainement des joueurs d'échecs. Plus loin, cette femme avec deux enfants qu’elle essaie de maintenir sur les sièges alors qu'ils veulent, à tout prix, explorer le wagon.

Et il y a aussi… Il y a cette femme avec des cheveux épais et bruns, des yeux dont il n’arrive pas à cerner la couleur. En revanche, il est sûr d’une chose, c’est qu’elle regarde dans sa direction. Il jette un œil autour de lui pour voir si les regards ne sont pas destinés à un autre. Il semble que non, il est tout seul de ce côté. Elle le mate vraiment, avec insistance, par la vitre également. Ils ont les mêmes jeux ! Il se redresse, se regarde dans la vitre pour voir avec quelle allure il lui donne le change. Ce n’est pas folichon, il se dit qu’il ressemble à son prénom. Il se redresse encore, le cou surtout. Il a son attaché-case à la main : un cadeau de son père, il y a très longtemps, qu’il trimballe partout et qui, tout à coup, lui paraît incongru. Il le pose rapidement. Il faut qu’il soit à son avantage même par vitre interposée. Il la cherche des yeux, lui sourit. Elle répond à son sourire. Son cœur s’emballe.

L’arrivée en station ramène la lumière. Les contours de la femme sont nettement plus flous. Il en profite pour se remettre les cheveux en arrière. La rame s’arrête, la configuration du wagon est complètement redistribuée. Il est impatient de retrouver la nuit du tunnel. Mais une fois dedans, il ne la voit plus. Le monde l’empêche d’accéder à son reflet. Il n’aperçoit que son manteau, par intermittence. La prochaine station lui paraît si loin ! Le cherche-t-elle aussi ? Ça y est, le métro freine. Les usagers s’entrecroisent comme un ballet bien huilé. Que c’est lent ! Il l’aperçoit de nouveau. Les portes se ferment. Elle est sur le quai. Elle lui sourit encore, hausse les épaules. Que doit-il faire ? Le métro repart. Il doit casser la vitre ! Il regarde le signal d’alarme, va tirer dessus, il faut qu’il lui parle. Qui va gagner : le resquilleur des premières ou le propriétaire de l’attaché-case ?

Le métro est entré dans le tunnel suivant dans un bruit déchirant, infernal. Il récupère sa mallette à ses pieds, elle le dégoûte. Il regarde de nouveau les reflets dans les vitres mais il n’a plus envie. Elle est irremplaçable et lui n’est l’homme que d’une femme. Enfin, il ne sait pas trop non plus car il n’a jamais eu vraiment l’occasion de le vérifier. Les femmes ne le regardent pas souvent. Les usagers le bousculent, le bringuebalent au rythme de leur montée et de leur descente. Il s’en fout.

À force de se faire chahuter, il se souvient qu’avant midi, il doit rendre une note très importante sur les actifs du groupe à son N+2. Il l’attend avec impatience. C’est le moment pour lui de se faire remarquer afin de postuler pour le poste de chef de service. Il se rengorge, se redresse de nouveau. Il est prêt, il a oublié la jeune femme et ses regards. C’est un guerrier !

C’est sa station. Il se prépare. Les portes s’ouvrent, les gens se dispersent rapidement, se froissent et les portes se referment. Il est encore à l’intérieur. Il n’est pas descendu. Il n’a pas pu. Il a sa mallette dans la main, elle pèse trois tonnes mais il la balance d’avant en arrière. Il doit descendre à la prochaine et prendre une rame en sens inverse ou sortir et y aller à pied. Au lieu de ça, il va s’asseoir et regarde défiler les noms des stations.

Saint-Lazare ! Il se précipite sur le quai, prend la direction des grandes lignes. Il regarde, hagard, le tableau de départs. Deauville départ dans dix minutes. Il saute dans le train, sans billet, en première comme avant ! Il doit appeler son chef pour lui expliquer… Mais quoi ? Il éteint son portable. Il s’assied, mallette sur les genoux comme un enfant sage alors qu’il bout intérieurement. Les portes se ferment et il voit le quai s’éloigner. Que fait-il ? Comme il n’a pas de réponse, il dénoue sa cravate et met les pieds sur le siège devant lui. Le soleil l’oblige à fermer les yeux. Les ombres bleutées s’impriment dans ses rétines. Il a chaud. Une douce torpeur l’envahit. Il s’assoupit.

Les portes du wagon le réveillent. Un contrôleur au loin. Il va lui expliquer qu’il n’a pas eu le temps d’acheter son billet. Qu’il est désolé. Qu’il faut être compréhensif. Qu’il n’a pas l’habitude de péter les plombs mais elle lui a souri dans le métro. Qu’il ne le refera plus ! C’est juré, craché même ! Mais au lieu de ça, il s’abaisse. Il se couche sur le sol dans une attitude grotesque. Il est conscient du ridicule mais il persévère. Il essaie de glisser sous le siège. Il y arrive pour une bonne part mais la moitié de son corps dépasse encore. Il est pitoyable. Il attend la sanction. Elle tarde à venir. Personne ne passe, personne ne lui demande rien. Il se relève, épiant entre deux sièges. Il est seul, s’assied de nouveau. Encore une fois, il n'a pas été attrapé. Il a une pensée pour son père. Pour autant, il n’y voit aucun signe du destin, il continue juste à regarder la campagne verte, très verte !

Au terminus, les passagers se déversent direction la gare, la plupart sont attendus. Il y a aussi les gendarmes de la douane. Ils lui font signe. C'est le seul à ne pas être accueilli ; ça doit être louche ! Ils lui demandent d’ouvrir son attaché-case. C’est désespérément classique. L’espace d’un instant, il espérait autant que les képis bleus découvrir de la résine ou un revolver. Non, il y a juste des dossiers. On le remercie, puis il s’en va direction la plage. Que faire d’autre à Deauville ? Avant, il s’arrête rapidement dans une sandwicherie.

 — Alors on vient voir les planches ?

 — Les planches ?

 — Ben oui les planches ! Le film ! Dabadabada…

 — Ah oui Les uns et les autres !

 — Non ! Un homme et une femme !

 — C’est pareil non ?

 — Pas loin, mais vous n’aimeriez pas qu’on vous appelle par un autre prénom ?

 — Pour le coup, ça ne me dérangerait pas.

 — C’est pas la grande forme on dirait ?

 — Un thon crudités et une bière, s'il-vous-plaît.

Il se dirige vers les planches et la mer. L’espace est immense et quasiment désert. Il mange tranquillement, sereinement. Le vent lui envoie des grains de sable. Ça croque un peu sous la dent. Au loin, des adolescents construisent un château qui paraît gigantesque. La brise lui rapporte des mots comme barbacane, mâchicoulis, échauguette : ce doit être des spécialistes du Moyen-âge. La bière lui tourne la tête, un peu… Il aime cette petite griserie.

Quelques images du film lui reviennent à cet instant. Il repense alors à la femme du métro qu'il ne reverra jamais, à moins qu’il ne fasse le trajet tous les jours à la même heure ou qu’il mette une petite annonce dans Libé. S'il l'avait rencontrée ici, le premier échange aurait été plus simple. Il aime à le penser.

Il s’approche des flots. La mer est calme, il se demande si elle est froide. Il se débarrasse de ses chaussures, de son pantalon et de sa chemise qu'il place dans sa mallette à la place des dossiers qu'il met sur la plage. Il fait un petit tas de sable dessus, pour ne pas qu'ils s'envolent. Puis, enlève deux poignées...

Il s’aperçoit qu’il a mis un caleçon aux couleurs de la Bretagne, se demande alors si Deauville en fait partie. La géographie n'est pas trop son fort. Il entend toujours les adolescents qui sont encore aux prises avec leur œuvre d’art. Quelques personnes se sont rapprochées d'eux, ça devient l'attraction.

Il met les pieds dans l’eau, se rend compte que la température de la mer est plus que supportable. Il y va jusqu’aux genoux et rapidement il a de l’eau à la taille. L'eau est bonne. Il ne pense plus à rien… Enfin si, il se dit que l’Angleterre n’est pas si loin. Il se demande combien de temps on met pour faire la traversée lorsqu’on est un nageur amateur. Les premières brasses sont gauches et empotées. Puis, il passe au crawl. Après tout, il faut qu’il soit rentré pour écrire sa note. Il revoit les yeux de la jeune femme ; il aurait dû descendre…

Dans sa tête, il chante : Dabadabada…

 

 

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