Doria Pazzoni-Gavini - Une lettre

  

Magnifique et cruelle beauté de l’enfance. Par Doria Pazzoni-Gavini 

 

 

Une lettre

 

Argenteuil, le 28 février 

Coucou chouchou comment va ? Moi, comme tu sais j’attends avec impatience nos retrouvailles. J’en rêve depuis des mois, des années même. Retrouver la terre des miens, de mon enfance joueuse, des amitiés, des dragons et des histoires, rien que d’y penser je m’y vois déjà. J’ai hâte de te lire et te serrer dans mes bras. 

Comme, mémo, ration, tu te souviens chouchou quand on jouait avec les mots, manuelle, truelle, poubelle la belle et séraphin le serpentin, Lili la chauve-souris ou Gaspard le léopard. On n’en finissait plus, les mots rebondissaient de l’une à l’autre jusqu’à plus jour. Des rigolades de jeunesse sans fin. 

Tu racontais, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer et le tour était joué. On s’envolait par-dessus les monts, on voyageait dans un ailleurs de feu, de foi, de foin et l’on roulait et s’ébrouait du haut de nos ans. On s’écorchait parfois et déchirions nos vêtements, pas bien grave, aujourd’hui moi, demain était tien. Tu vois chouchou en même temps que je t’écris, je revois le tablier bleu brodé de blanc, nos cartables bourrés, les godillots et nos cervelles emmitouflées. On les avait les pieds gelés, les engelures, les cloques, les hivers enneigés. Et les cartons ! Tu te souviens des cartons qu’on allait en bande récupérer à la superette CODEC signe de notre modernité ? On les choisissait, on les choyait et chérissait, pour de futures glissades sur la fougère sèche et tassée. On n’avait rien à envier aux plus chanceux des villes, nous avions des idées et ça surpassait le sort, enfermé dans le creux de la montagne qui tenait dans un poing, ce poing levé à la moindre des batailles de nos jeux enfantins.

  Les mains dans les poches, on se la jouait cowboy, chouchou, on partait en campagne à la recherche du déserteur on s’inventait des scénarios de meurtres, d’enlèvement, nous étions équipés de canifs et nous nous retrouvions au réservoir d’eau, on n’allait pas plus loin, il nous annonçait la fin du voyage. On revenait alors dans la réalité des grands, on se séparait avec l’assurance de se retrouver le lendemain.

  Et puis il y a eu ce jour où le chef de bande nous a fait parvenir un petit billet plié en quatre. Il nous convoque au monument aux morts sur la place de l’église et derrière la stèle nous nous blottissons. À l’arrivée, fallait le mot de passe ou tu éjectais sans autre forme de procès. Déjà là il dresse le tableau ! On chuchote, on se parle à l’oreille, on se dit des secrets, rien ne doit sortir du groupe. Je raffolais de cette complicité, on était serrés les uns contre les autres, on s’aimait, on le savait, on s’adorait.

  Aujourd’hui est un grand jour, la chemise blanche et les yeux pétillants. On allait participer à un cérémonial tout aussi barbare que jubilatoire. Le mot qu’il nous a adressé « Rendez-vous 8h30 aux urnes, sacrifice ! ». Tu te souviens, je n’en ai pas dormi de la nuit pressée de participer au rituel macabre. On se retrouve et nous mettons au travail. Deux bois solides en forme de croix scellés par une grosse corde bien nouée, direction le lavoir, en ordre de bataille, devant les chefs viennent ensuite à l’arrière les complices suivant l’âge. La procession arrive sur le lieu, essoufflée par le rythme soutenu de la marche. Et les bourreaux se mettent à l’œuvre, attraper une grenouille, qui leur échappe, jusqu’à ce que la moins chanceuse s’immobilise dans leurs mains acérées et victorieuses. Alors à tour de rôle on crache à terre pour enlever le venin de la bête puis le chef l’allonge sur la croix et son second cloue ses quatre pattes ensanglantées, comme le christ crucifié. Chouchou, on aurait aimé ne pas faire de mal à cette pauvre bête, mais c’était courir le risque de ne plus faire partie du lot. Alors on faisait comme si, à notre manière Chouchou nous avons offert la grenouille en sacrifice pour la renaissance de nos morts et le sang lavait nos péchés. Et cette pluie légère qui du ciel nous envoyait la bénédiction et atténuait notre culpabilité. 

Tu vois Chouchou nous étions une bande de garnements et je ne l’oublierai jamais. À très vite et que revienne la mémoire. Bisous Chouchou à bientôt de te voir, de te toucher et te lire. Je t’embrasse fort ton amie comme les doigts de la main.

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021  et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.  

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La seconde proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Une commémoration privée » : Vous organisez une cérémonie pour célébrer un événement ou une personne de votre entourage. Ecrivez à un(e) proche comment vous voyez les choses, sans citer la personne ou l’événement à célébrer.

  

 

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