Sacha Longau - Mémoires d’une jeune ville rangée

  

La balade des souvenirs égrenés au fil des rues de l’enfance, un récit de Sacha Longau.

 

 

Mémoires d’une jeune ville rangée

  

J’ai vécu à Porticcio, une petite ville à une dizaine de kilomètres d’Ajaccio, jusqu’à mon entrée au lycée. On y trouve donc quelques centaines de mes souvenirs d’enfance : ma première tarte aux fraises, quasiment toutes les autres, la plage sur laquelle j’ai passé dix-sept étés, mes premières fois en vélo sans les roulettes… sans doute même des milliers. Ajaccio, c’était les cadeaux de Noël et les rendez-vous chez le pédiatre. Ajaccio, c’est la ville de mes souvenirs rangés, plus rares mais moins éparpillés, plus jeunes. Ajaccio m’est jeune. Mémoires d’une jeune ville rangée.

Mes premiers souvenirs ici sont ceux des visites chez le pédiatre. Routsi partait très tôt le matin, entrait dans l’immeuble dont je me rappellerai toujours l’odeur, montait les escaliers, rencontrait Rafaela, la secrétaire, et s’installait dans la salle d’attente. Lorsqu’il ne restait plus que deux familles à passer avant nous, elle nous téléphonait, et nous partions, Dadi et moi, la retrouver. Elle attendait pour nous. Je l’admirais pour ça. Ajaccio est donc la ville du premier sacrifice maternel que j’aie saisi. 

Dès que j’ai cessé de croire au Père Noël, j’ai commencé à accompagner Routsi sur le Cours pour acheter les cadeaux. Ces intenses journées de courses me firent comprendre ce que signifiait pour moi le mot famille. Chaque année, je trainais les pieds lorsqu’il s’agissait de trouver des cadeaux pour certaines personnes, dont une partie partageait mon sang, tandis que je m’émerveillais à l’idée de choisir quoi offrir à d’autres qui ne le partageaient pas. Je n’y réfléchis pas. Ce constat resta longtemps à l’intérieur de moi. Je finis, quelques temps après, par conclure ceci des courses de Noël sur le Cours : je choisirais ma famille et j’en reconnaitrais les membres vers la deuxième semaine de décembre.

Le lycée fut l’endroit de mon épanouissement intellectuel. C’est là-bas que je commençai à ressentir un sentiment nouveau, fort, précieux et relativement incompris. Alors que je m’attendais à mettre les pieds dans des cours où régnaient la froideur et le culte de la performance scolaire, je me surpris à développer, surtout à partir de la première, une extrême gratitude mêlée à une affection certaine pour quelques-uns de mes professeurs. Très vite, j’en voulus à mes amis de prendre cela pour un sentiment romantique, et à toutes les œuvres de fiction qui ne parlaient que d’idylle entre élèves et professeurs, et qui niaient par omission mon expérience. Le fait qu’on décide de consacrer une partie de sa vie à transmettre, à moi et à tous les autres, des choses qui nous grandissaient, me touchait à l’extrême. Je me promis dans ce lycée de créer, un jour, quelque chose sur cet amour.

La rue d’Hélène abritait un appartement, celui de mes amis, un joyau de lumière. J’y passai de nombreuses soirées, et mon été 2020. Il fut le théâtre des plus grands débats de ma vie. J’y réappris à parler avec David. La conscience est un privilège humain. Pas du tout écoute ça. Mais si. Attends laisse-moi parler. Vas-y vas-y. Des heures de joutes qui se concluaient toujours par l’envoi, une fois séparés, d’une preuve irréfutable de la thèse de l’un ou de l’autre. Je détestais les preuves, elles arrêtaient les courses effrénées.

Quelquefois, je m’échappai d’Ajaccio par la mer, depuis le quai du temps qui coule. Le bateau sentait la crème solaire. Dès que j’y posais un pied, je n’étais plus nulle part. J’aimais recevoir les embruns sur le visage, croiser d’autres bateaux, rentrer au coucher du soleil, plonger, remonter, replonger. J’aimais poser ma main sous la tête d’Arthur, cinq ans, qui s’endormait toujours contre un des barreaux de la tonnelle. Le temps ne passait pas inexorablement sur ce bateau, il m’en demandait la permission et je le laissais couler sur moi.

J’aimais cette jeune ville rangée, la mienne. Je l’aimais encore plus depuis que je savais que j’allais la quitter. Je lui faisais confiance : elle garderait ma mémoire, la sienne, pour toujours, et elle me la ferait ressurgir, j’en étais certaine.

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La quatrième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Palais de mémoire ». Sur le plan d’une ville que vous connaissez bien, rebaptisez les rues, les places, les monuments selon votre géographie intérieure, puis tracez un itinéraire comme pour une visite guidée.

 

 

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