Claude Marmounier - Promenade impromptue

   

 Géographie intime des souvenirs d’enfance, par Claude Marmounier.

 

Promenade impromptue

 

Le calendrier des postes est tombé quand j’ai dégagé le carton marqué « précieux » et le hasard, sans doute complice, l’a laissé ouvert sur un plan détaillé, identifiable entre mille. Corbieux, mon village d’enfance.  Alors la carte, par ses symboles concrets, a ravivé les souvenirs que la mémoire se plait à faire semblant d’oublier. Les images s’animent en parcourant les lieux où j’ai grandi.

Son église, ignorée de ma famille, sera d’abord l’endroit où se jouait le « coup du portefeuille », farce connue qui nous terrassait de fous-rires, nous, les gamins de dix ans quand la main du passant, vexée, faisait place aux leçons de morale des grincheux dépourvus d’humour. À deux pas, le banc de bois abrité des regards par une haie de troènes du japon n’est pas dessiné, mais je revois les grosses vis apparentes que je triturais bêtement quelques années plus tard pour cacher mon émoi à côté d’une Mireille bien plus en avance que moi... Remontant la rue principale voilà le numéro 84, notre maison de famille avec sa façade crépie à gros grains et son large balcon, sorte de promontoire inutile, sinon pour se démarquer des voisines. Elle est restée « ma maison du bonheur » encore aujourd’hui, même si de nouveaux occupants s’y sont installés. Parce que le dessin est imprécis, mes yeux cherchent la petite place Jean Blacher, nom resté parfaitement inconnu jusqu’au jour où des garnements s’étaient entrainés au lance-pierres en visant la plaque sur fond bleue. J’avais reconnu (après avoir juré que non) faire partie de la bande et c’est devant monsieur le Maire (qui était aussi notre instituteur) et le Conseil municipal que nous avions dû, chacun notre tour, dire ce que nous avions appris sur l’œuvre de l’ancien édile, au demeurant très actif au sein de la commune durant ses mandats. Une leçon de pédagogie « intelligente » et nous avions jeté les lance-pierres.

Puis voilà la station-service tenue par Mimile, le garagiste, imposant dans sa salopette à bretelles et à la voie rocailleuse qui rouspétait d’abord quand on lui demandait de gonfler notre ballon. Je l’entends encore. 

« Et qui c’est qui m’paie l’électricité ? Vous croyez qu’ça coûte rien ? Ah ! vous mangez vot’ pain blanc la jeunesse !  Bon allez ! Donne ! »

Et les courroies du gros compresseur s’emballaient dans un bruit d’enfer ponctué de jets d’air comprimé aussi mystérieux que malodorants. Le ballon gonflé, Mimile entamait une série de jonglages qui nous laissait admiratifs car on le tenait pour faire partie des vieux qui ne pouvaient pas savoir jouer au football.

Maintenant la place principale avec sa haie de platanes qui drainait un public déjà conquis vers la lourde porte d’entrée de la salle des fêtes communale. C’est sur cette scène que, des années durant, se sont succédées les animations musicales et théâtrales. Festivités pour petits et grands qui entretiennent la vie sociale d’une cité. Je pense avoir acquis ici quelque chose de précieux, de prépondérant : la tolérance. Car si mes parents avaient des convictions fortes, des certitudes inébranlables, ils faisaient la part des choses et participaient à l’organisation des festivités, pouvaient chanter des cantiques dans la chorale ou donner la réplique sur scène à quelqu’un contre lequel ils débattaient au moment des élections. Fierté rétro active. Puis l’école communale sur la gauche arborant fièrement « École des Garçons » qui me rappelle les reproches de la maîtresse à cause du « s » dont j’affublais systématiquement le mot « parmi » alors que « jockey » (je rêvais de chevaux) m’était familier. 

J’ai refermé le calendrier des postes qui m’a emporté soixante ans en arrière sans éprouver de nostalgie consciente mais, paradoxalement, le carton « précieux » est resté  poussiéreux, ignoré, au bas de son étagère. Le cœur n’y était plus.

 

 

Ce texte fait partie du compagnonnage mis en place entre Le Nouveau Décaméron 2021 et l’atelier d’écriture Racines de Ciel, animé par l’écrivaine Isabelle Miller, dans le cadre des activités littéraires du festival Racines de Ciel.

Le thème choisi cette année était « Commémorations publiques, souvenirs privés » articulé autour de plusieurs propositions successives.

La quatrième proposition à laquelle le présent texte souscrit était : 

« Palais de mémoire ». Sur le plan d’une ville que vous connaissez bien, rebaptisez les rues, les places, les monuments selon votre géographie intérieure, puis tracez un itinéraire comme pour une visite guidée. 

  

  

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