Paul Milleliri - La chute de l’Aigle

    

Un Aigle a plusieurs façons de chuter… Démonstration éclatante faite par Paul Milleliri !

  

  

La chute de l’Aigle

   

  

Nonobstant sa connaissance limitée de l’anglais, Charles Brunelli, cadre supérieur au Ministère des Finances fut, cette année-là, délégué à Londres pour faire de la figuration – rien moins qu’intelligente – lors d’une de ces représentations officielles aussi inepte que dispendieuse.

« Il importe, mon cher, que la Maison soit présente à ce symposium sur les échanges monétaires au sein des pays non alignés. Le patron y tient particulièrement… », avait expliqué le responsable du département communication ; tout en s’exonérant de cette belle mission qui aurait dû lui revenir de droit.

Ainsi donc, perdu en des pensées amères, Brunelli allait, col du manteau de pluie relevé, tête basse sous un ciel de novembre. 

Il ne la vit qu’au denier moment.

Dans le crachin londonien elle était pourtant visible ; énorme, arrogante. Installée sur ce trottoir près de Waterloo-Station elle méritait, prudence oblige, un large détour.

La rencontre aurait pu avoir pour cadre, Hyde Park, Soho ou même, pourquoi pas ? Tower bridge. Mais, à l’évidence, signature en prime, c’était écrit.

Intrigué par le respectable volume de cette production canine de fraîche émission, il se surprit à supputer sur la taille, la corpulence, la consommation alimentaire moyenne du canidé british. Le dédain pour le caniveau affiché par l’auteur le choqua tout autant. Quoique… À bien réfléchir, si le cœur a ses raisons que la raison ignore, pourquoi devait-on exiger du péristaltisme intestinal de se ranger aux voix de la sagesse en refusant de se laisser aller aux dernières extrémités ?

Il en était donc là de sa philosophie de latrines quand – association d’idées saugrenues – « Waterloo Station » le ramena quarante années en arrière à un de ses maîtres d’école, rendant les résultats d’une composition d’histoire…

L’instant était grave, empreint d’anxiété. C’était une époque où l’on ne plaisantait guère avec la discipline et, sur ce chapitre, monsieur Morettoni était particulièrement redouté. Intransigeant, il maniait aussi ironie mordante et pédagogie. Méthode qui, de nos jours, serait largement discutée par les associations de parents d’élèves. Mais l’heure n’était pas à la contestation et l’instituteur, dans ce village, comme dans beaucoup d’autres, pouvait se prévaloir de pouvoirs étendus.

Immanquablement la remise des résultats d’une composition faisait l’objet de citations des plus belles bourdes relevées par le correcteur.

Ce fameux jour, Michele, le fils du boulanger, eut les honneurs du communiqué pour ce propos inédit :

  « La défaite de Waterloo est due à la défécation de Grouchy. »

Loin de s’inscrire parmi les révélations susceptibles de bouleverser les données acquises de l’Histoire, l’affirmation de Michele au sujet de la défection du maréchal marquis Emmanuel de Grouchy suscita un mince sourire de l’instituteur et ce commentaire lapidaire :

  « Tamanta pranzata ! »

Les élèves de leur côté sans avoir rien compris à l’ironie fine du maître d’école mais se croyant autorisés à donner libre cours à leur hilarité crûrent bon d’y aller de leurs rires, un rien serviles, au détriment d’un pauvre camarade.

Un simple froncement de sourcil de monsieur Morettoni avait suffit à rétablir l’ordre. Toutefois, Marc-Aurèle, voisin de banc de Charles, avait dit, entre ses dents, sans pratiquement bouger les lèvres :

« Il a pas tout faux. Grouchy a bel et bien chié dans la colle. »

Au regard interrogateur jeté par son collègue de banc de nage, Marc-Aurèle eut ce masque tragique du génie en butte à l’incompréhension du vulgaire. Il leva les yeux au ciel, haussa les épaules et l’ignora de sa superbe.

Conscient de ses lacunes, subodorant qu’il venait de s’attirer une inimitié inopportune, Charles résolut de s’instruire puisque l’instituteur n’avait pas jugé bon de faire reculer l’obscurantisme. Sans tourner un instant autour du pot, il avait en effet totalement occulté l’occasion de leur fournir une définition, même des plus édulcorées, du mot : défécation.

L’élève Brunelli, quant à lui, avait copié ce mot mystérieux sur un coin de son buvard. Le soir, à la maison, à consulter le Larousse familial, son vocabulaire s’en trouva grandement enrichi.

Le lendemain, fort de son récent acquit, il s’empressa de dire à Marc-Aurèle combien rétrospectivement sa plaisanterie l’avait amusé. En vain. L’autre le regarda avec commisération avant de lui tourner le dos pour le planter au beau milieu de la petite place qui tenait lieu de cour de récréation.

Ce pauvre moment de sa vie resta longtemps comme un de ses plus tristes souvenirs d’enfance. Il faut dire que l’épisode survint peu de temps après son arrivée au village. Son père, receveur des Postes, venait d’y être muté. Il était « le nouveau » ; étranger, par surcroît, puisque du Vescuvatu, dans ce coin de l’extrême-sud de l’île. Indéniable handicap. Position peu enviable s’il en fut!

Le maître, dès le premier jour, l’avait placé près d’un Marc-Aurèle condescendant. D’instinct le nouveau avait flairé en lui le chef de meute et, par veulerie, il avait cherché son amitié. Sans grand succès ; force est d’admettre.

Toutefois, au prix de quelques flagorneries, il n’en avait pas moins récolté une protection toute relative qui lui avait permis de s’intégrer au mieux.

Et voilà que, tout d’un coup, par la faute de cette maudite histoire de débâcle à Waterloo il se trouvait brutalement frappé de disgrâce ! 

Car, à dater de ce jour son suzerain ne lui adressa plus la parole. Bien plus, non content de le snober, il ne manqua jamais l’occasion de le rabaisser aux yeux de ses condisciples. Charles connut ainsi de bien mauvaises semaines avant de pouvoir refaire surface dans le marigot que constitue toute cour de récréation.

On doit à la vérité de dire que Marc-Aurèle, à corps défendant, participa à sa réintégration.

Fils d’un roitelet politicard de la région, il se prévalait, à tort ou à raison, du titre de baron. Mais ses manières, pas toujours à la hauteur du titre nobiliaire, finissaient par irriter. Sa prestance en prit de plus un méchant coup lorsque son père ramassa une terrible veste lors d’une élection cantonale. Parallèlement, au plan scolaire, les progrès du nouveau lui permirent de détrôner le génial Marc-Aurèle des premières places qu’il occupait, jusqu’alors, en toutes les matières. Enfin l’opportune présentation en classe de sa collection de timbres des colonies françaises attira sur l’élève Brunelli respect, estime et même admiration.

Peu à peu le schisme s’installa à l’école. Chef des hérétiques, il eut son équipe, sa bande, son parti. À la récré, leurs matchs de football devinrent plus musclés ; les adversaires plus virulents et le baronnet, par dérision le surnomma, à cause de son nez busqué, « L’Aigle ». Il y eut des mots, des heurts, des claques et une intervention de monsieur Morettoni sous forme de distribution massive de punitions. 

La fin de l’année scolaire survint avec un grand à propos. Brillamment reçus à l’examen d’entrée en sixième, leurs voies se séparèrent après cet exploit. Charles fut inscrit comme futur pensionnaire au lycée Fesch à Ajaccio. Marc-Aurèle, noblesse oblige, s’en alla rejoindre l’étole protectrice d’un oncle en puissance d’évêchée à Marseille. Ils ne se revirent jamais.

Un train, c’est bien connu, peut en cacher un autre. Un étron peut s’avérer être tout aussi sournois.

Faute d’avoir ignoré cette élémentaire notion indispensable à une fréquentation sans risques des trottoirs des grandes villes, il ne put éviter une malencontreuse glissade. Son réveil au contact des dures réalités de la vie fut brutal. Violent, même. À un point tel que son manteau de pluie et son tibia gauche n’y résistèrent pas.

Autour de lui un petit attroupement s’était formé. Savant mélange de badauds ou la curiosité le disputait âprement à la sollicitude. Quant au policeman présent, il semblait ne rien comprendre à l’anglais scolaire du blessé…

« Vous êtes Français ? », dit un homme en se penchant vers lui, avant de s’écrier : « Par exemple ! Charles ! Tu m’reconnais ?… »

Engoncé dans son importance et un pardessus de bonne coupe, le personnage avait du volume.

Un air hébété, un masque de douleurs et quelques mots sans suite tinrent lieu de dénégations pour le gisant ainsi interpellé.

« Excusez-moi. Je vous avais pris pour un vieil ami », admit l’important personnage emmitouflé de tweed.

Il lança quelques phrases en anglais, aussi brèves que péremptoires.

Le blessé comprit alors que l’on exposait son cas au policeman. Une ambulance ne tarda pas à arriver. Europe-Assistance fit le reste et ce premier et unique passage à Waterloo station se solda par trente jours de plâtre, deux mois de rééducation et l’indicible et éternel regret pour Charles Brunelli de n’avoir pas eu le courage, ce jour-là, de servir le mot de Cambronne à Marc-Aurèle de Peretti de la Pietra.

   

  

  

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