Pierre Lieutaud - L’Alzheimer des humanoïdes

  

En ce temps-là, les humanoïdes commencèrent à décliner. Frappé d’obsolescence, ils commencèrent à divaguer… Une nouvelle de Pierre Lieutaud.

 

 

L’Alzheimer des humanoïdes

  

Les humanoïdes. Des carcasses qui s’auto-réparaient et arpentaient la terre... Brillantes comme si elles sortaient d’un atelier de peinture, silencieuses comme des félins en vadrouille, elles conservaient un côté juvénile éternel pendant que les hommes naissaient et mouraient à la queue-leu-leu en s’émerveillant encore dans leur dernier souffle de cette éternité mécanique. Rien ne leur échappait de la vie et de la compréhension d’un monde devenu routine monotone au fonctionnement feutré et aux jours toujours pareils.

Les algorithmes tournaient et retournaient le long des tresses de câblages qui tapissaient leur intérieur. Déclenchés par les horloges atomiques, un geste des humains, un changement dans la couleur du ciel, un orage imprévu, un mot plus haut que l’autre, un programme d’alerte ou de sauvegarde, les humanoïdes prenaient en charge à la milliseconde près l’infinité de situations de la vie sur terre…

Chacun faisait partie d’une tribu. Un vieil ordre social qui avait fait ses preuves divisait cet immense troupeau en corps de métiers indispensables aux hommes. Les laveurs de carreaux des buildings de verre côtoyaient les jardiniers, les conducteurs d’autobus, les militaires, les fossoyeurs, tous allant et venant, se croisant, se succédant sans heurt et sans problème.

Depuis quelque temps pourtant, des dysfonctionnements étonnants affectaient ces merveilles techniques. Sans raison, sans logique, ces corps humanoïdes faisaient des cabrioles, changeaient l’heure des quadrants d’horloges des gares ou des aéroports, saisissaient des bêches et retournaient des sillons, arrachant les plants de tomates ou de haricots. Certains s’approchaient de leurs semblables, tiraient sur leurs bras, vrillaient leurs têtes comme par jeu, et s’en allaient en sifflotant, reprenant leurs vies et leurs missions.

Tous les jours, les équipes de contrôle découvraient des carcasses assoupies, couchées sur les bas-côtés des chemins, des humanoïdes loin de leurs postes de travail faisant l’arbre droit dans les avenues, riant sans raison, poursuivant les chats, les chiens, les enfants en poussant de petits cris aigus ou en chantonnant des berceuses.

Et ces comportements anormaux devenaient fréquents bien au-delà du taux accepté pour ces mécaniques complexes. Habituellement un humanoïde qui présentait ces anomalies était compacté jusqu'à n’en faire qu’un petit bloc de la taille d’un dé à coudre. Il y avait tant d’humanoïdes que sa disparition ne perturbait pas la marche du monde. Mais là, c’était comme une épidémie et les petits blocs s’empilaient à l’infini dans des décharges interdites au public.

Alors, on réactiva la cellule de surveillance du fonctionnement des humanoïdes. Des savants poussiéreux, aux vêtements d’un autre âge, confinés dans des instituts oubliés où ils conservaient les savoirs des temps passés. Et l’on vit passer au petit matin un défilé d’hommes portant des abaques, des pieds à coulisse, des rapporteurs et des compas qui s’en allaient, marmonnant des formules mathématiques, des théorèmes et des proverbes, vers des laboratoires aux meubles de bois massif à l’odeur d’encaustique où ils échangeaient leurs idées en soupirant jusqu'à la tombée du jour.

Une des premières démarches que décida ce cénacle fut de convoquer, avant de le détruire, un des humanoïdes qui dysfonctionnait. Édouard 742 J (du corps des jardiniers) se présenta aussitôt, une bêche à la main et il se plaça devant l’assemblée au point exact où tous pouvaient le voir. Il bourdonna quelques secondes puis se mit en position d’attente, les bras ballants, les genoux légèrement fléchis, le regard dans le vague.

« Édouard, mon ami, pouvez vous nous expliquer ce qu’il vous arrive ?

- Frououou… Votre honneur, tout va bien. Mon efficience est correcte…

- Alors pourquoi ces comportements ?

- Quels comportements, votre honneur ?

- Eh ! bien, par exemple ces coups de bêches dans les pelouses, ces cabrioles dans les rues… Que sais-je encore… ?

- Frououou… Je ne vois pas ce dont vous parlez… Fououou…

Le président, perplexe, ne lui posa pas d’autre question. Il n’en tirerait rien. Édouard était étranger à lui-même. Mais il ne le ferait pas compacter. On surveillerait son comportement comme celui d’un animal de laboratoire.

- Retirez-vous, Édouard… »

 

On vérifia les algorithmes. Les brassées de séquences d’ordres en cascades, indélébiles et verrouillés, occupaient les cartes-mères et n’avaient pas bougé d’un iota depuis la naissance des humanoïdes qui eux-aussi ne présentaient aucune anomalie. Ces carcasses rutilantes, souples, à l’allure légère, obéissaient aux algorithmes avec une promptitude et une précision qui montrait bien leur côté intact.

Il ne restait que les câblages. Des kilomètres de circuits filiformes qui irriguaient le corps inerte des humanoïdes. On contrôla chaque filament, chaque croisement des fils, chaque circuit de suppléance, de secours, de mise en attente, chaque micro-borne de connexion de fils où se croisaient les algorithmes. On mesura les différences de potentiels entre le début et la fin, la vitesse de propagation, la régularité des flux.

Et tout cela prit beaucoup de temps. Les hommes avaient repris la main sur le fonctionnement des humanoïdes, mais ils avaient depuis si longtemps déserté ce domaine qu’ils durent réapprendre des choses oubliées.

Ce qu’on découvrit étonna les hommes et les rassura aussi quelque peu. Les humanoïdes vieillissaient. Ils avaient beau s’auto-contrôler, s’auto-réparer, des choses échappaient à leurs mécanismes de remise en état. Des choses si infimes, si minuscules qu’aucun contrôle ne pouvait détecter ces anomalies qui se situaient sur les filaments où passaient les ordres des algorithmes. Le passage incessant des influx électriques avait par endroit endommagé les filaments et modifié la vitesse de passage des ordres. Pour un ordre unique sur un seul filament cela ne présentait pas de difficulté majeure, simplement l’ordre tardait à venir. Mais il en était autrement en cas d’ordres complexes ou des successions d’ordres rapides. Bloqués dans le goulet d’étranglement des fils amenuisés, prêts à se rompre, les ordres s’accumulaient sans atteindre leurs cibles et embrouillaient tant les algorithmes que des lambeaux d’ordres découpés comme des confettis arrivaient où ils pouvaient, ordonnaient des mouvements inappropriés dont les algorithmes n’arrivaient pas à venir à bout.

Tant bien que mal, on mit en place des programmes d’urgence. On équipa chaque humanoïde d’un module d’intelligence artificielle, un boîtier rond et lisse fixé sur leur dos. L’intelligence artificielle de cet être lui-aussi artificiel analysait la situation et déclenchait un programme d’urgence qui remettait tant bien que mal l’humanoïde debout, tout droit, en position d’attente.

Mais cette situation ne pouvait durer. Les hommes passaient leur temps à soigner sans les guérir des bataillons sans fin d’humanoïdes qui n’effectuaient plus aucune tache. Des hordes d’humanoïdes immobiles qui semblaient au garde-à-vous parsemaient la terre. Un monde à l’envers.

« La seule chose à faire, c’est de remplacer tous les fils des câblages », déclara le savant Buissonnière.

L’opération Pénélope fut le nom donné au recâblage intégral de tous les humanoïdes. Penchés sur les tapis roulants des usines où défilaient les carcasses des humanoïdes ouverts comme des fruits murs, des robots enroulaient les fils et en mettaient d’autres à la place. On grava sur chaque poitrine une date de péremption. « Pour intervenir avant l’usure des fils », déclara Buissonnière après des heures de calcul.

On avait ajouté un message de sécurité que l’humanoïde émettait quand les algorithmes passaient mal dans ses circuits, une chanson douce : « J’ai un problème, je crois bien que je traîne… ».

Le monde put alors reprendre son chemin de routine monotone et de fonctionnement feutré. Les humanoïdes fonctionnaient.

Paradoxalement, la découverte de l’origine de cette panne mystérieuse permit de comprendre les maladies neurologiques des hommes. Celle qu’on appelait Alzheimer était due à l’usure des circuits de neurones et des connexions, débordés d’afférences, hyper utilisés par les obligations de la vie moderne. Mais si on pouvait changer le câblage des humanoïdes, il était impossible de le faire chez l’homme. La seule solution était d’améliorer leur vie et de confier la modernité aux humanoïdes. Ce qui fut fait pour le bonheur des hommes et que résuma une formule devenue célèbre : « L’esprit de l’homme reste clair si l’humanoïde peut tout faire »

 

 

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