- Le Nouveau Décaméron
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Nouvelles tragiques lovées telles des vipères au sein d’une nouvelle écrite dans un style percutant, empreint d’humour noir comme la mort. Il y eut des jours où l’écrivain (imaginé) aurait bien fait de ne point écrire… (Yves Goulm au clavier).
Des mille et une façons de vivre et de mourir
Questionnez un écrivain sur la part la plus rebutante de son boulot, neuf fois sur dix, il répondra : les corrections.
Quinze jours que l’enveloppe de l’éditeur le narguait. Renflée d’un épais paquet de feuilles, baleine à mots, il la toisait de dépit, car, oui, passés les fastes de l’exaltation, les joies de chaque instant dans l’excitation d’une nouvelle obsession, un texte finit par susciter à son démiurge une sourde rancœur pouvant basculer dégoût. La plupart du temps, à la phase des derniers détails, ponctuation, chinoiseries, arbitrage entre imparfait et passé simple (ah… le passé simple, l’enfant chéri…), ergotage entre virgule et point-virgule, ultimes lourdeurs, fautes typographiques, etc., une nouvelle passion enflamme déjà l’esprit, exclusive, vorace, fougueuse, rageuse, accapareuse, les intentions, les attentions ; une tension permanente, tout ce qui n’est pas elle, poque le rébarbatif. Passer des heures à débusquer des mites dans les nippes fripées de votre ancienne amante, alors que les doigts brûlent des dix mille feux sacrés d’étreindre le corps neuf et frais d’une jeune maîtresse, vous rend passablement irritable, voire exécrable.
Il s’était engagé à envoyer la mouture définitive aux portes de mai. Inutile de regarder le calendrier. Mi-avril. L’à-valoir englouti depuis beau temps, plus possible de lanterner. À raison d’une nouvelle par jour, le recueil en comptait quinze, le délai semblait tenable. À ce stade, pour se fouetter les sangs, il se remémora l’anecdote du moine copiste, arrivant haletant devant son supérieur lui révéler sa trouvaille, fruit de l’étude du plus ancien des grimoires connus, récemment découvert dans une niche secrète d’une vieille abbaye désaffectée : « Père, ce n’est pas chasteté mais charité ! » Détail, certes, mais, convenons-en, modifiant considérablement le sens… On néglige trop souvent les détails, pourtant prévenu de qui peut s’y cacher.
L’assemblage s’intitulait Des mille et une manières de vivre et de mourir. Déjà, à ce stade, on le pria de statuer entre manière et façon. Sodomie de tsé-tsé répondit-il. Son texte portait sur la nature incertaine du destin. Manières ou façons, peu en chaulerait au lecteur.
Il s’y mit. La première nouvelle, L’assassin du tueur, mettait en scène le maquillage d’un meurtre en cambriolage. La victime était surnommée « le tueur » dans le milieu (sic) littéraire. La chronique qu’il signait dans l’un des hebdomadaires les plus lus du pays, alliée à l’émission radiophonique qu’il animait sur une fréquence publique, sans oublier péroraisons et rodomontades dans les salons et démolitions dans les multiples jurys où il officiait, lui valaient ce sobriquet sans ambiguïté. Dans les premiers temps, il fut « le bouledogue », mais, dépassant allégrement ce grade, on l’affubla vite de ce « tueur » dont il s’enorgueillissait quitte à forcer le trait. La quantité de bouquins qu’il avait étouffés dans l’œuf ne se comptait plus. Les auteurs le haïssant étaient si nombreux que l’enquête s’orienta naturellement dans cette direction. Les indices étaient maigres, hors l’évidence du soin de maquiller le crime en vol, saccageant çà et là, agissant comme, justement, n’agissent jamais les monte-en-l’air. Le « tueur » était cocu. Sa troisième femme, sa cadette de vingt ans, lasse de ses croupetades essoufflées, confia sa libido au patron d’une concession automobile rencontré lors de l’achat de son nouveau coupé. Un soir, le garagiste se rend chez le chroniqueur pour une franche explication afin que le célèbre vitrioleur consente, sans fracas et surtout sans pertes, au départ de son épouse adultère. Sa morgue dédaigneuse l’y amena. L’amant de sa hauteur d’échassier, il le fit sortir de ses gonds pour une première gifle (Oh, combien d’entre nous n’eurent pas payé cher pour la lui infliger !), mécaniquement suivie d’une plus rude et musculeuse, l’envoyant valdinguer contre l’angle du linteau de la cheminée. Il s’affaissa, soupira et mourut en moins de temps que nécessaire d’ordinaire pour dézinguer un premier roman.
La suite est sans surprise. On découvre de nombreux courriers de menace dûment cotés et archivés, piste des inimitiés vainement explorée par les limiers.
Après trois heures de concentration, il jugea définitive cette première nouvelle. Sans appétit, Dieu que ces ultimes retouches le rendaient apathique, il s’envoya deux mugs de café noir puis, à l’accoutumée, s’allongea dans le hamac de la véranda.
Le téléphone l’extirpa d’un vilain rêve. Combien de temps avait-il dormi ? Quelle heure était-il ? Englué dans un flippant coaltar, il laissa la sonnerie s’évanouir sans lever le petit doigt. Elle fut immédiatement suppléée par celle de son portable. Or, le monde des humains se divise en deux catégories distinctes : l’une ne possède pas son 06, l’autre, une trentaine de personnes max, affranchies qu’on en use d’une parcimonie de joaillier, surtout entre six et treize heures. C’était Germain. Pas le genre à le biper pour rien.
« Ouais ?
- Tu as su pour Moisard ?
- Su quoi ?
- Mortibus.
- Quoi ?
- Hier. Un braquage qui aurait viré vinaigre.
- …
- Tu m’entends ?
- Ouais.
- Ce con a fini par se faire occire par un voleur de poules.
- Tu déconnes ?
- Non, non. J’te jure. Ad patres le tueur.
- …
- On priait tous pour qu’il se fasse déglinguer par une de ses victimes. Même pas. Encercueillé par un tire-laine. Chacun sa fin.
- Ben merde.
- C’est p’tête bien c’qu’a dit c’t’abruti au moment d’y passer.
- …
- Oh ! T’es pas loquace aujourd’hui.
- Veux-tu que j’dise ? Je me réveille.
- T’inquiètes. Rendors-toi. J’voulais juste t’affranchir. Ça va dégoupiller du muselet chez beaucoup d’éditeurs. Comme si t’annonçais aux jésuites que l’diable est mort. Allez j’te laisse. Bise.
- Bise. »
Il resta longtemps incrédule, scotché. Voilà deux heures il mettait la dernière main à une histoire dont le personnage était d’évidence inspiré par Moisard. Si, d’aventure, ces jours prochains, l’enquête aboutissait à l’arrestation de l’amant de la Simone, lieu et place du supposé riffaudeur, son texte deviendrait une sorte de prémonition.
Sortant de sa stupeur, il composa le numéro de son copain flic. Il en apprenait toujours des vertes et pas mûres. Question turpitudes, un flic est une inégalable ressource surpassant la plus fertile des imaginations. Mine d’or pour un écrivain.
« Allo !?
- Sherlock, c’est moi.
- Je sais bien que c’est toi. Ça s’affiche.
- Comment va ?
- Toujours vivant.
- Pareil.
- Que me vaut le plaisir de ce saint appel ?
- Moisard, t’es au jus ?
- Sûr. Un de mes collègues est dessus.
- Alors ?
- Alors quoi ?
- On m’a parlé d’un cambrioleur.
- Tu parles Charles. Ça c’est pour les journaux.
- Accouche.
- D’ac, mais pas un mot avant que ça sorte officiel.
- Évidemment.
- L’amant.
- L’amant quoi ?
- Une dispute qui s’envenime.
- C’est-à-dire ?
- À ce que j’en sais, des taloches l’auraient envoyé dinguer la tempe en plein dans l’angle de la cheminée.
- Vache de mouche, j’y crois pas.
- À propos de mouche laquelle t’a piqué ?
- Aucune t’inquiète. Il a déglingué tellement de gens, que j’ai pensé que c’est une de ses victimes qui l’avait refroidi.
- Ben non mon petit père. Banale affaire de fesses, pas de pattes de mouche.
- Excellent. Tu n’as pas perdu la main… du coche.
- Allons, allons, on tourne en rond là.
- Trop fort. La battle est pour toi.
- Autre chose ? Faut pas que je tarde.
- Niet. Je te laisse. Un frichti chez Angela un de ces jours ?
- D’ac. Samedi soir ?
- Va pour samedi. Bise Sherlock.
- Bise. »
Pas de doute, la réalité et sa nouvelle collaient sosies. Ça flanque un drôle de pataquès dans la tête. Certaines coïncidences sont plus troublantes que d’autres. Pas question de verser la moindre larme crocodilesque sur la dépouille de l’éreinteur. Se poserait celle de l’opportunité de conserver cette histoire dans le recueil. Qui la croira écrite avant le drame ?
L’éveil le trouva plus fourbu qu’au coucher. Passés ses petits rituels matinaux, vaille que vaille, il attaqua la seconde nouvelle. Elle narre la mort orgasmique d’un pudibond meneur d’un mouvement anti-avortement. Le lascar succombe en épectase dans l’enchevêtrement divin de six jambes guêpières appointées en piochant allégrement dans la caisse de son association de bonnes mœurs. On apprend, au passage, qu’originellement qu’épectase différait d’aujourd’hui. Il s’agissait de l’effort des chrétiens vers Dieu. Un célèbre cardinal, sommité, auteur de sommes théologiques sur l’économie du salut, connut, si l’on peut dire, les deux aspects de la chose. L’hommage malicieux d’un canard satirique le fit mourir ce par quoi il vivait. En y songeant, quelle superbe mort, encastré dans un vagin, retour à l’envoyeur, en plein effort, position déesse ou bretzel amoureux. Un président du conseil, un vice-président étatsunien, un compositeur (et pas des moindres), un acteur et des légions d’anonymes ont eu le privilège de cet extatique décès, ultime jouissance terrestre pour s’aller au 7e ciel des petits veinards. Notre père la vertu ne squatterait plus les plateaux de télé. Fini ses discours moralistes teintés de vapeurs brunes. Les trois péripatéticiennes témoins de ses derniers bandaison et souffle, confirmèrent qu’elles voyaient Monsieur Gilles chaque jeudi soir (le saint inclus, l’enquête le confirma), dans différents hôtels de luxe, précisant que Monsieur Gilles était encore vigoureux pour son âge. Cependant, engloutir autant de petites gélules bleues que d’hosties lui avait chahuté le palpitant. La presse s’en donna cœur joie. Ces demoiselles ne se firent pas prier (hum…) pour fournir moult détails croustillants rémunérés en replets dédommagements de cash consentis par les paparazzis du stylo, reporters du glauque et de la fiente pour les innombrables torche-culs tapissant les présentoirs des kiosques. La plus charismatiquement bimbo, deviendrait chroniqueuse dans l’émission cathodique la plus répugnante du genre échos d’égouts, laquelle gagna de précieux points d’audimat synonymes de nouveaux annonceurs juteux aux tarifs de diffusion copieusement rehaussés. Les anciens compagnons de route du défunt promirent leurs grands dieux (sic) qu’un ménage à la Augias, balayerait, sans aucune mansuétude – le pardon, pourtant, figure en tête du hit-parade des vertus – ceux qui étaient au courant et n’avaient rien dit, couvrant ainsi de leur(s) silence(s) les turpitudes lubriques du traître à la cause. Évidemment, ces bonnes intentions restèrent lettres mortes, à l’exception d’une poignée de lampistes qui payèrent pour tous, car, on s’en doute, tout le Landerneau savait.
Dans l’arc-en-ciel des termes disponibles pour décrire au plus juste son état, tandis qu’à son habitude, il feuilletait le journal du soir à la terrasse du Café Carabosse, lequel choisir ? Le problème avec les mots, finalement, c’est qu’il en existe trop pour certaines choses et pas assez pour d’autres.
À la seule lecture du titre, ses joues pâlirent. « Gilles Winec, président du mouvement "LA VIE ENJEU" retrouvé mort dans un lupanar de luxe » lui explosa au regard, gaz paralysant. Entre incrédulité et sidération, il se retourna pour repérer les comparses d’une caméra cachée. Avait-il besoin de poursuivre le fil de l’article pour vérifier sa gémellité avec son texte ? Le gourou fondamentaliste était mort, la veille, dans la suite 324 d’un Intercontinental (son tarif additionné à celui des trois Grâces aboutissait à la somme de 5 000 €. Multipliée par 52, elle atteignait le coquet total annuel de 260 000 € directement ponctionné, par le truchement d’une comptabilité bidouillée, sur le budget du mouvement auquel abondaient une nuée de petits donateurs dont on imagine sans peine le goût amer qu’allait leur laisser au travers de la gorge ce denier du culte devenu du cul.) Un à un, ses amis ministres et parlementaires, sortis d’une sorte de cour des miracles d’ingénus, tombant des nues, publièrent un écheveau de communiqués plus outrés les uns que les autres où tous juraient n’avoir rien entendu ni vu, véritables singes de la sagesse. De l’autre bord, les bouffeurs de soutane lâchèrent les chevaux : une jolie foire d’empoigne animée par une escouade de faux-derches.
C’est peu dire qu’il resta ahuri face à ce sortilège. Par quel maléfice ses deux nouvelles semblaient prendre corps dans le réel. Ce ne pouvait être qu’un hallucinant concours de circonstances. Néanmoins, il martyrisa ses nerfs provoquant une crise mêlant fou rire et spasmes d’angoisse. Puis vint la question fatale : « Demain, qu’en sera-t-il ? »
C’est humain, même au stade embryonnaire, un mystère, c’est sa nature, intrigue, questionne, déstabilise, paralyse parfois, terrorise aussi. Peut-on tirer une conclusion d’une équation à deux inconnues ? Après tout, que le vitupérateur et le libidineux finissent par se faire battre des verges (hum) qu’ils avaient liées, ne constitue nullement une anomalie au cours des choses.
On l’imagine : une certaine fébrilité le tenailla à l’entame de la troisième nouvelle. Cette fois, Camus résonance, un accident de voiture révélerait que le ministre des transports, au sortir de l’annonce officielle d’une baisse drastique de dix kilomètres heures sur l’ensemble des routes à deux voies du territoire national, avait poussé son chauffeur à rouler très au-delà des vitesses qu’il imposait au pays. Au sortir d’un virage sans grand danger (tout du moins à 90km/h, mais au terrible choc, le compteur bloqua à 162), le véhicule percuta un couple d’auto-stoppeurs, avant de s’entortiller sur le tronc d’un massif yeuse à dire qu’un artiste land art l’avait paré d’un ornement métallique. Quatre victimes. Deux sur le coup, deux suite à leurs blessures. Deux malheureux routards belges (le pataquès diplomatique s’annonçait splendide), le conducteur (père d’un enfant en bas âge) et le membre du gouvernement (venant par là-même de singulièrement augmenter les statistiques en matière d’accidentologie, pourtant l’une des principales missions de sa feuille de route (sic) ministérielle.) Il intitula ce nouveau « faites ce que je dis, pas ce que je fais », « À tombeau ouvert ».
Tournant le bouton de la radio, il savait déjà ce qu’il allait entendre. Banal accident de la route. Une plaque d’huile pour une huile. Au troisième top, sans surprise, la journaliste, trémolo d’usage dans la voix, annonça la tragédie. Hier soir, vers vingt heures, rentrant d’une visite de terrain, préfet, sous-préfet, directeur de cabinet, colonel de gendarmerie, gendarmes, policiers… pour une « pédagogie citoyenne » auprès des médias sur l’importance vitale d’abaisser la vitesse autorisée, la voiture du ministre des transports, Hubert Chanfeuille, a effectué une série de tonneaux, avant de percuter un couple d’auto-stoppeurs. Le bilan est épouvantable : deux morts, ministre et chauffeur, deux blessés graves, pour lesquels, formule consacrée, le pronostic vital est engagé, et, puisque nous n’en finissons pas d’enrichir l’idiome publiciste, considérés en « urgence absolue ».
La suite, délectable, mettait l’accident sur le dos des jeunes Liégeois empiétant largement sur la chaussée, dont le destin avait basculé pouce tendu vers le haut vers le bas. Un énième petit mensonge d’État. Comment faire déglutir à la populace la pilule d’une restriction, s’il s’avérait que le véhicule cocardé roulait tambour battant. Nous savons. Nous acceptons. Panurgiques ovins, nous baissons la tête, regardons nos pompes. Complices. Coupables.
Troisième nouvelle. Troisième jour. Troisième concordance. Par quel maléfice ? Les indices de probabilité explosaient la calculatrice. En outre, hélas, il savait, avant tout le monde, que les deux blessés ne survivraient pas à leurs blessures.
La solution était, peut-être, d’abandonner les corrections et ce projet de parution. Peut-on inverser ou modifier le cours des événements ? Par quel autre moyen briser ce sordide sortilège ? Si encore les suivantes portaient leurs lots de liesses, réussites, bonheurs, du positif, mais, on s’en doute, elles charrient du noir, des larmes, explorations sur la nature du mal, jusqu’au terrible dénouement de la quinzième. Était-il responsable ? Comment pouvait-il l’être ? A-t-on jamais vu, hormis quelques prophéties sur lesquelles il y a tant à redire qu’une se vérifie quand mille sombrent dans l’inavéré, la littérature, comme qui dirait, s’incarner ? Son hémisphère gauche l’incitait à briser là, l’autre l’aiguillonnait à poursuivre. Comme souvent, le second l’emporta. La curiosité, saine ou malsaine, est un de nos principaux carburants.
Cette fois, forçant le trait, il rudoyait (si elle existe) la loi des variables aléatoires. Une célèbre actrice manquait son avion, banal contretemps dans l’existence trépidante d’une icône glamour. L’appareil s’écrase. Un miracle dans le drame. 167 passagers. 167 morts. Apprendra-t-on, au passage, que le chauffeur coupable de ce retard, congédié sine die, sombrera dans une précarité qui le mènera à la délinquance ? L’agent de la comédienne hésite sur la meilleure stratégie. Ira-t-elle aux obsèques en signe de partage de l’affliction des familles ? Créera-t-elle une association pour recueillir des dons ? Une chanson ? Une émission spéciale à la télévision ? Ne rien faire pourrait traduire de l’indifférence. Trop, de l’indécence. La suite ? Prise d’un malaise à l’annonce de la catastrophe, choquée, elle se rend chez son médecin qui prescrit scanner et IRM. Le diagnostic d’une tumeur maligne intracérébrale est posé. Un lourd traitement n’empêchera pas la double peine de douleurs aiguës quasiment ininterrompues six mois durant, une perte sensible des facultés mentales (ne l’empêchant, pour autant, jamais d’ignorer son état) et le lancinant leitmotiv d’une malchance crasse d’avoir loupé cet avion. Elle n’aurait pas eu à affronter cette dégueulasserie dans son cerveau, ni se voir déchoir si pitoyablement. Aérienne ou tumorale, la catastrophe est dans l’air, inhérente à la vie.
« Selon les premiers éléments de l’enquête, il n’y aurait aucun rescapé. » Sachant avant quiconque, pour cause, la maladie encore inconnue de la diva multi-césarisée, il en avait presque oublié le crash aérien. Aurait-il pu l’empêcher ? Se présenter au commissariat avec son manuscrit ? Qu’importe ce qu’on dirait. On le prendrait pour un fou mais les évidences accumulées plaideraient pour lui. Le contenu des autres nouvelles méritait d’essayer d’en dévier le cours. Les réécrire conclues d’happy end ?
167 morts. Il regardait, hagard, le bandeau défiler au bas de l’écran sur l’image d’un zinc disloqué, carcasse éparpillée, plaques de fer fumantes. 167 victimes et une tumeur. Voilà la récompense de sa propension au drame. Même pas le minuscule réconfort d’un rescapé, petit miracle d’une fillette sortie des décombres. C’est tellement touchant qu’on en oublie les 166 autres. Ça focalise l’attention des télés. Si attendrissant. Si porteur d’espoir. Ses parents, frères et sœurs et grands-parents, figurent sur la liste des disparus. Retour de vacances en famille. Voyage en Europe. Paris. C’est si joli Paris. Les quais, les bouquinistes, Notre-Dame, la Tour Eiffel, le Louvre, Montmartre… Tous morts. Hormis la gamine. Quel beau symbole. Quelle consolation. Du baume au cœur. À chaque séisme meurtrier on nous fait le coup du bon toutou reniflant un gosse coincé sous une tonne de gravats. Rires et sourires. Applaudissements. La une des journaux. Une photo de légende. Une médaille pour le clébard et pour le maître-chien. La cynophilie adoubée. Les chaînes d’info enchaînent les reportages sur le dressage canin. Drogue, bombe, pistage, compagnon canne blanche, avalanche, gardiennage… Rintintin, Milou, Laïka, Idéfix, Rantanplan, Pif… Les politiques rappliquent. Les deux héros sont reçus au palais présidentiel. Belle cérémonie. Le corps des sapeurs en exergue. Où votre instinct commande de fuir, leur mission commence. Bravoure et abnégation, vertus exemplaires. Le don de soi au service d’autrui. Les autres ? Quels autres ? Les 166 ? Une bande de rabat-joies. Des empêcheurs de célébrer en rond. Faut les oublier. Ressasser ne les ramènera pas.
- Pas un de moins. Pas un de plus. Pas d’enfant miraculé. Tous morts. Et la star des plateaux qui s’entend diagnostiquer être plombée du ciboulot. Quatrième nouvelle. Encore onze. Un alignement de planètes provoquant un invraisemblable concours de circonstances. Inouïes coïncidences. Sinon quoi ? Cesser. Il supprime le fichier de l’ordi et déchire le manuscrit. Plus traces. Dans la corbeille. Au néant. Aux oubliettes. Désactivé. Texte maléfique. Texte diabolique. Appeler l’éditeur. Lui annoncer renoncer. Pas satisfait. Un autre projet. Être patient. On oublie ce satané bouquin. Le suivant sera cent fois meilleur. Rien de bon à attendre de celui-là. O.K. pour rembourser l’avance.
Les drames se succèdent. Les cadavres s’empilent. Cinquième nouvelle. Plutôt bien écrite. S’est-elle déjà réalisée ou, macabre simultanéité, se déroule concomitamment ? Son texte est la preuve de l’épreuve qui l’accable. Il lui sera simple de prouver cette déconcertante mésaventure. Mésaventure : terme un peu terne. Tu vois une panne de moteur en rase campagne. Rien d’agréable mais rien de grave. Comme qui dirait : « Y a pas mort d’homme. » Fléau conviendrait mieux. De l’index divin ou d’un hasard à frémir, ses idées sont engluées dans une mélasse épaisse, une poix aveuglante. Cinquième nouvelle. Retarder le point final. Il devrait abandonner ce texte. Ce n’est pas Des mille et une manières de vivre et de mourir qu’il devrait l’intituler, mais La revanche de la fiction. À force d’inventer des contes à dormir debout. Mettre un terme à ce foutoir. Saine renonciation. Ses yeux se posent sur les premiers mots. Ses lèvres les chuchotent. Puisqu’il en est ainsi. Trop tard. Cinquième nouvelle. Un tsunami pour toile de fond. La tête gorgée d’épouvantables images de celui survenu des années auparavant en Asie. La vague submergea d’horreur les côtes de plusieurs pays. Une monstrueuse déferlante. Des victimes par dizaines de mille. Carnage où il place un couple au bord de la rupture, tentant un ultime rabibochage. Quoi de mieux qu’un voyage exotique ? Ils se parlent. Ils font l’amour. Mais, de plus en plus nombreux, les silences sont pesants et ils s’accouplent en forcenés. Où l’excès de luxure l’emporte, la tendresse s’estompe. Ils se parlent mais ne se disent plus rien. Au mugissement du Léviathan, ils se précipitent vers la baie vitrée de la chambre d’hôtel. Un mur d’eau se rue vers eux. Fuir ? Courir ? À quoi bon ? Ils se prennent par la main même se disent : « C’est aussi bien ainsi. ». Le déluge fonce engloutir leur passion fanée. Pour le meilleur et le pire. Tendre et romantique clap de fin. Voilà, corrections achevées. Point final. D’une démarche de pantin désarticulé il se dirige vers la télécommande qui l’attend. L’écran plat s’éclaire. Flash spécial.
Sixième nouvelle. Il se demande dans quel état il est vraiment. Conscience, intelligence, raison. Bras séculier de la fatalité. La lucidité myopisée. Pour imaginer cette suite de farces macabres fallait qu’il soit déjà bien atteint. Voilà qu’elles se réalisent. Au montage, le réalisateur voit les personnages sortir de la pellicule. Non les acteurs : bel et bien les personnages. Tels que scénarisés, tels qu’écrits. Ils s’extraient de la bobine, traversent la salle sans prêter aucune attention aux spectateurs et gagnent la sortie comme si de rien n’était. Sur l’écran, un monde vide.
Les deux types s’appellent Lucas Sobant. L’un, escroc ordinaire, améliore le sien d’arnaques minables ; l’autre, toubib des quartiers riches, profite du masque de l’honorabilité pour mener d’une main de fer un réseau de trafic d’organes de haute volée, fournisseur, à l’échelle de la planète, de cœurs, reins, foies, yeux, sang de nourrisson, etc. à une clientèle des plus huppée, fortunée, en quête de l’éternelle jeunesse. On enlève des bébés dans les maternités, des enfants au jardin, des jeunes gens vigoureux… On falsifie des certificats de décès, des déclarations de dons d’organes… On organise un tourisme de transplantations et d’injections d’élixirs régénératifs… Un fin limier lève une piste. L’identité supposée du monstre à la tête de l’odieux négoce est trouvée. Des années que les polices le traquent. Il agit sous une couverture quasiment indétectable. Ni portrait-robot, ni empreintes ; un vague témoignage et une plongée dans les entrailles d’un labyrinthe bancaire où les comptes fantômes succèdent aux fausses adresses de sociétés écrans. Un beau jour un nom sort du chapeau. Écoutes téléphoniques, filatures, discrètes enquêtes de voisinage, rien n’y fait. Dans le doute, on décide d’interpeller les deux homonymes. Le premier, on l’imagine, est abasourdi par les moyens déployés pour lui faire avouer ses combines : arrestation nocturne, troupes d’élites, cagoule sur la tête, placé en isolation dans une unité hyper sécurisée. Le second, le vent du boulet menace, joue l’incrédule bon père de famille. Pour autant les enquêteurs se persuadent vite que l’un est un faiseur de micmacs, l’autre la scélérate fripouille pistée depuis des lustres. On relâche l’inoffensif (non sans une petite admonestation l’enjoignant à cesser ses filouteries de quartier). Deux jours plus loin, la rumeur et l’ignorance étant des Rémus et Romulus tétant le lait de la bêtise, un homme dont l’épouse enceinte de huit mois avait été la victime d’un de ces horribles rapts, enquêtant en parallèle, apprend que, faute de preuves, on avait relâché le monstre, le trouva à la sortie d’un pub (où il venait d’avertir le patron qu’il cessait de le fournir en cigarettes de contrebande), l’obligea, sous la menace d’un pistolet parfaitement orphelin, à monter dans un fourgon direction un coin de campagne. C’est là, le dos calé contre un talus moussu, qu’il reçut deux balles dans la tête, ayant à peine le temps de se demander comment quelques maigres cartouches de cibiches le condamnaient à celles qui lui transperçaient la tempe.
Quant à l’abominable scélérat, son replet carnet d’adresses, garant de relations jusqu’aux plus hauts sommets d’états, d’assemblées et autres consortiums, obtint vite une amnistie camouflée. Déclaré mort, il jouira, sous une fausse identité, pour les trente et quelques années lui restant à vivre, des fruits de son commerce, sur une île privée du Pacifique.
Ce bouledogue d’éditeur a laissé un message sur son répondeur pour s’assurer qu’il est bien dans les temps. Six jours. Six nouvelles. Six catastrophes. Six prédictions. Encore neuf.
La septième. Un suicide. Ça manquait. Un pendu dans une forêt. Pas très original. Un chagrin d’amour. On se pend pour faillite ou abandonné par sa douce moitié. Sauf que le gars s’est passé la corde au cou (sic) victime d’une mauvaise blague. La plupart de ces facéties potaches se terminent en franches rigolades, mais, là, le gag vira cagade. Ses coéquipiers de rugby préparaient d’un zèle enthousiaste un diaporama gorgé de drôleries pour enjouer la journée de ripailles où ils étaient conviés à célébrer les noces d’étain de leur capitaine. En secret, ils dénichèrent des photos de naissance, d’enfance et d’adolescence des deux mariés. Pour l’âge adulte, ils avaient matière à foison, se côtoyant régulièrement dans l’ordinaire festif d’une bande de copains. Pourquoi a-t-il fallu que l’un d’entre eux laisse inopportunément traîner dans sa voiture un tirage papier du diaporama sur lequel ils en étaient à écrire d’hilarants commentaires ? Un soir d’entraînement, des crampons dévissés, une pince dans un coffre, prends les clefs dans ma poche, une sacoche s’entrouvre, une photo glisse… une photo-montage. Le clou du spectacle. Ils s’en bidonnaient d’avance rien qu’y penser. Sa femme en partie fine avec deux footeux de l’équipe locale, apparemment pas si manchots que ça.
Sa mère l’a appelé pour lui raconter l’invraisemblable histoire du fils des voisins Pansart. Il s’est pendu dans le bois des Trois Fontaines. On dit que sa femme le trompait. À part ça comment vas-tu ? Ton prochain livre, ça avance ? Ton père s’est mis en tête de refaire la verrière du jardin. Il finira par me tuer avec son incessante bougeotte. Enfin, tu le connais, pas à son âge qu’on va le changer. Tu viens quand ? Il y a longtemps que tu n’es pas venu nous voir. Ça te changera de ta ville polluée. Bon, je te laisse, ton père me fait des grands signes dans la cour. Quel animal. Allez, je te laisse. À bientôt.
Que dire ? Le fils Pansart balance au bout d’une corde. Sa femme n’était pas infidèle. Le saura-t-on un jour ? Par-dessus le marché, cette inconsolable jeune veuve sera mise à l’index, perdra son travail, quittera la ville. Peut-être se mettra-t-elle à picoler ou s’abrutir de médocs, ou les deux. Peut-être qu’au bout d’une longue dépression, fruit vénéneux de cette horrible double peine, viendra-t-elle au pied du chêne où son chéri se fit craquer le cou, dans le bois des Trois Fontaines et, peut-être, se libérera-t-elle en s’y pendant à son tour. Ce ne sont pas les peut-être qui manque. Les peut-être sont l’ADN de tous ces foutus romans. Hélas, ceux de ses Mille et une manières de vivre et de mourir n’en sont plus. L’un après l’autre, ribambelle diabolique, ils se réalisent. Il faut qu’il appelle Jean. Peut-être vit-il la même chose. Peut-être qu’en ce moment tous les écrivains du monde subissent le même phénomène ahurissant. Peut-être que l’Esprit a perdu la boule les accablant de cet ensorcellement. Si une seule personne peut le croire, c’est Jean. Pourquoi n’y avoir pas pensé plus tôt ? Sept longs jours qu’il vit l’enfer, journées d’esclavage à lire et relire son texte. Nouvelle après nouvelle. Les calamités s’empilent, se succèdent sans hoquets. Du copié-collé. Sosies de ses écrits. Et ce n’est pas fini. Il y en aura pour tout le monde. Nul ne sera oublié. Pas de jaloux. Jean comprendra, l’aidera à y voir clair. Il y a forcément une explication. Il y a une explication à tout.
Ouah ! Ben mon salaud ! La plus brillante idée que t’aies jamais eu. J’en suis jaloux comme un pou. Ça m’arrive vraiment Jean ! Ça arrive vraiment ! Excellent ! Excellentissime ! Ne change rien ! On y croit. Croix de bois, croix de fer, si je mens aller simple pour le Styx. Vraiment mon poteau. Génialissime. Surtout ne me raconte pas la dernière. J’vais tenter de la deviner. Chuis certain que tu ne nous décevras pas. Mon salaud. Faut que j’te laisse. Chuis à la bourre. J’te rappelle.
Jean a raccroché. Vers qui se tourner à présent ? Personne. Personne n’est là. Personne ne saura. Ni ne voudra. À sa mère ne rien pouvoir dire et n’être pas cru ou compris par l’ami. À quoi sert un ami qui ne vous croit ou comprend pas ? ». À rien. La plupart des gens ne servent à rien, raison pour laquelle voilà des lustres à mille ampoules qu’il les a occis à longueur de bouquins. S’en rend compte maintenant : sont bondés de macchabées. Si l’on calculait le nombre de morts qu’il a écrits. Rien de grave : ce ne sont que des bouquins. Petits tas de papier inoffensifs. N’étant pas de vrais vivants, les morts des livres ne sont pas non plus de vrais morts. Ça ne prête pas à conséquence.
Ni ta mère, ni l’ami. Peut-être, comme qui dirait, que c’est écrit (sic). Pas d’autre issue que d’y revenir. Corriger la huitième nouvelle. Contre les évidences, les culs-de-sac et les bouteilles vides, la lutte est inutile. Il combat, un peu, se débat, sachant pourtant que la pieuvre du livre le rattrapera. Il débranche le téléphone. Sonnera dans le vide. Comme presque tout le reste. Puisque personne ne l’entend ni ne l’écoute, à quoi bon ? La pendulette du vestibule marque onze heures. Le moment où, ordinairement, il quitte son bureau. Les choses allant à l’envers, pourquoi pas lui ? Doit-il tenter de briser le rythme infernal de cette mécanique sourde ? Il se redresse. Vrai, il voûte des épaules ces temps derniers. Tête envoûtée, dos courbé. Les charges invisibles sont les plus terribles à porter. Il subit trop. Tout n’est peut-être pas fini. Faut réagir. Si, en effet, tout cela est réel, il doit faire face à une responsabilité considérable. Tous ces drames, ces victimes… à cause de lui ?
Les gamins, parfois, de drôles d’idées leur traversent la caboche. Ils avaient débuté par des insectes. On en fait assez vite le tour. Sans doute pour quoi la loi ne l’interdit pas. Elle protège les vertébrés, y compris les formes larvaires autonomes ou fœtales évoluées, et les céphalopodes. Constituent ces catégories, les poissons, les oiseaux, les mammifères, pas les insectes. Évidemment les gamins l’ignoraient. La loi est une affaire d’adultes.
La première fois c’est arrivé comme tant de choses arrivent la première fois : on ne sait trop comment. L’un d’eux attrapa un papillon, l’immobilisa sur un carré de carton, le regarda se débattre puis, la chose germa dans sa tête, saisissant dans sa poche le cutter chapardé dans les outils paternels, l’entailla de haut en bas d’une vive incision, l’ouvrant sur toute sa longueur, de la tête à l’abdomen en passant par le thorax. Un papillon les tripes à l’air ce n’est guère impressionnant, à peine dégoûtant. C’est peut-être dans cette insignifiance que se cache l’origine de leur goût pour la vivisection à vif. Non qu’ils progressassent dans la chaîne animale d’un désir croissant d’explorations scientifiques car c’est l’attrait fascinant d’un animal mourant sous leurs yeux (et de leurs mains) dans d’atroces souffrances, qui motiva crescendo leur petit groupe de dissection. Au début, ils s’intéressèrent à l’organisation organique de ces animaux éventrés, passant rapidement à plus conséquents qu’un papillon, les batraciens, puis les mammifères, là aussi, de plus en plus grands. Au premier chat, la curiosité d’un professeur Foldingue avait déjà disparu, seuls comptaient les délicieux frissons morbides les parcourant aux cris et spasmes de leurs victimes.
La mécanique de la dépendance suivant inexorablement son cours, de l’alcool aux opiacés en passant par la pornographie ou la bigorexie, il leur en fallut davantage de plus en plus souvent. Une échelle de Richter de la mise à mort dans l’unique but d’une toute-puissance ressentie couplée aux fièvres et vertiges les saisissant à chaque sacrifice renouvelé. Ils étaient devenus quatre petits prêtres d’une secte exclusive, liés par serment.
Cette huitième nouvelle mettait entre leurs mains devenues expertes, un être humain, dernier maillon de la chaîne, une pauvresse femme, mendiante aux halles, à laquelle ils promirent un réconfort, qu’ils droguèrent et séquestrèrent dans le réduit d’une cave abandonnée. Ces petits salopiauds firent la masse de ce que chacun put récolter de somnifères et d’antidépresseurs dans leur famille respective. L’époque faisant, ils n’eurent aucun mal à s’en procurer plus que nécessaire. L’adage seriné aux enfants de ne jamais accepter une friandise d’un inconnu venait de s’inverser. Ils attendirent patiemment son réveil. La vieille pocharde, pieds poings liés, un mouchoir dans la bouche, nue, eut comme dernière vision terrestre, le regard magnétique d’un gamin, hypnotisé, tandis qu’elle sentait l’intérieur de son ventre battre à l’air libre, volcan d’eau et de sang, giclant assez haut pour retomber sur son visage atterré. La douleur corporelle si elle ne s’effaça pas, fut moins vive que celle de voir le visage juvénile de ses bourreaux. Les monstres n’ont pas d’âge.
Une clocharde émeut moins qu’une bimbo téléréelle. Même si les deux catégories font florès ces temps-ci. D’après le canard local, la pauvre vieille a été retrouvée dépecée. Une sauvagerie sans, apparemment, perversion sexuelle. Vu l’âge et la décrépitude de la victime, c’eût été le viol du siècle. Aux premiers éléments d’enquête le procureur penche pour plusieurs agresseurs. L’analyse des lieux, sordides, par la police scientifique en dira plus d’ici deux jours. Quant au mobile, il n’apparaît pas, à ce stade des investigations.
Les parents de ces petits gnomes déjantés s’apprêtent à vivre un rude moment. Hormis lui, nul ne sait encore que les pandores, demain, à l’aube, toqueront à quatre portes d’un propret quartier tranquille. Ils y embarqueront un marmot par maison.
Qu’en faire ? Ils seront placés dans des centres de rééducations spécialisés, d’antan appelés maisons de correction ou de redressement, puis foyers pour jeunes délinquants. De nos jours, ce sont des Institutions Spéciales d’Éducation Surveillée. Les époques changent, les méthodes avec. Les crapules demeurent. Les dingues aussi. Chaque société, les siens. Pas d’exception. Une pensée pour les papas et mamans, pas sitôt qu’ils retrouveront le sommeil, cachetons ou pas ; victimes collatérales d’un jeu d’enfants un peu particulier qui a mal tourné.
Si le temps lui était donné, il aurait pu envisager d’en poursuivre l’histoire, suivant à la trace ces petits assassins. Las, avec ce qui lui arrive, c’en est terminé des histoires. Basta.
Cette fois, à quoi bon, appeler ou aller voir qui que ce soit pour raconter son invraisemblable feuilleton ? Il pourrait dévoiler le pot aux roses aux autorités. Certes, il ignore l’identité des psychopathes juvéniles mais sait, par contre, de source sûre, que le méfait est bien l’œuvre (sic) de quatre gosses dont le plus âgé vient de souffler treize bougies. On lui demanderait d’indiquer cette fameuse source. Il apporterait son manuscrit. Et ? On l’enfermerait à son tour. Dans une camisole. Il y en aurait pourtant un, dans le commissariat, qui vérifierait ses dires. Au vu des huit premières nouvelles, l’évidence poindrait. Alors, qu’est-ce que je vous disais ? Par quel maléfice ? Je n’en sais rien ! Je n’en sais foutre rien ! Si je savais. Si j’étais certain qu’en le brûlant tout cesserait. Mais, il existe d’autres exemplaires, chez l’éditeur, le correcteur, des membres du comité de lecture. Que faire ? En lisant les suivantes, nous pourrions peut-être prévenir certains drames.
« Peut-être, mais je vous le déconseille.
- Pourquoi ça. Au contraire.
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée que vous lisiez la suite. Ceci étant, je veux bien rester là. Une prison l’autre, ça m’est égal. »
N’a pas écouté. Il a lu. Des tronches de flics virant baudet il en avait déjà vu quelques-unes. Là, il s’éberlua. Sa réaction détonna avec tout ce que l’on pouvait attendre. Il vint voir l’auteur dans sa cellule pour lui demander, le front perlé de sueur, s’il se moquait du monde ? Ce que je viens de lire est l’exact compte-rendu d’événements de ces derniers jours. Je sais bien, opina l’auteur. L’hic c’est que j’ai écrit ces histoires noires il y a un an environ. Je les relis une dernière fois à la demande de l’éditeur avant parution. Vous vous foutez de moi ? Vous êtes un piètre usurpateur. J’ai des preuves pourtant. Des preuves ? Je garde mes brouillons et l’éditeur les versions successives. Admettons, admettons. Si vous dites vrai, que se passe-t-il ? Je l’ignore. Ce que je sais c’est ce qui va arriver. C’est-à-dire ? Inspecteur, j’ai écrit quinze histoires. Nous en sommes à la huitième. Mazette de mazette, vous voulez dire que… Que si mes nouvelles se réalisent, d’un maléfice au ressort diabolique, pourquoi le phénomène n’irait pas à terme ? Alors c’est mon devoir de lire les suivantes. Je vous conseille pourtant à nouveau de n’en rien faire. Pourquoi ? Trop flippant ? Je ne vous le fais pas dire. Racontez-moi juste la neuvième. Je ne préfère pas. Pourquoi ? Comme ça. Comme ça quoi ? Je vous dis que non. Et je vous dis que oui. Si vous vous entêtez, je peux allez la lire dans mon bureau. Ne faites pas ça, je vous en prie. Je répète : pourquoi ? Ce n’est pas sain de connaître l’avenir. Pourtant vous… Moi, oui, moi. Mais c’est involontaire. Ça m’est tombé dessus comme la vérole sur le bas clergé. Je subis. Ta ta ta, vous ne m’aurez pas avec vos calembredaines. J’y vais. Je vous en supplie, non.
Trop tard, le policier était sorti. Une nouvelle, une bonne, maîtrisée, dépend d’un vrai savoir-faire. Elle doit aboutir d’emblée au résultat escompté. Pas donné à tout le monde. Faut un vrai talent servi d’une technique maîtrisée. La neuvième ne dérogeait pas à cette règle. La pendule du commissariat indiquait le quart lorsqu’il referma son bureau. Elle était à peine à la demie qu’une détonation claqua dans l’immeuble. Un vent de panique souffla. On se rua. Trop tard. Un mélange visqueux de sang et de cervelle maculait le portrait du président de la république et le pan de mur où il était clouté. L’inspecteur, à son bureau, venait de s’éclater le crâne avec son arme de service. Vilain temps. Marche blanche. Les syndicats vent debout pour dénoncer un énième suicide dans les rangs. Manque de moyens. Déconsidération. Pression insupportable. Le préfet et le ministre rappliqueront pour assurer l’octroi de rallonges budgétaires, rassurer la population, décorer le mort de l’ordre du mérite, saluer sa femme et assister à l’hommage funèbre.
Du coup, plus besoin de vous dire que la neuvième narre le suicide d’un inspecteur de police pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de divulguer ici par respect pour sa mémoire et afin que ses enfants continuent de penser que leur mère fut une bonne épouse.
Aucune charge retenue à son encontre. Moins deux qu’on ne lui fit pas des excuses. Retour case départ. Neuf nouvelles sur quinze et toujours personne le croire. La dixième, intitulée Dites 33 ! raconte l’accident fatal d’une star pop-rock, soudainement happée par le syndrome des morts à 33 ans. S’il avait été frappé par ce sort six ans plus tôt, le cortège des disparus eut certes été autrement plus prestigieux, mais le titre ne fonctionnait pas. Dites 27, n’aurait rien évoqué à personne.
Voici donc notre roi du disque d’or, jouant à trompe-la-mort, sports extrêmes, bolides, substances et stupéfiants, roulette russe et diverses autres pratiques déjantées. Bref, le brûleur de planches risquait sa vie quasi quotidiennement pour (se) prouver que les légendes liées aux disparus de tel ou tel âge, ne résistaient pas face à la réalité ni, certainement, devant un bon statisticien. Direction la Bolivie. Il a entendu parler d’une route de la mort. Quel meilleur nom ? Deux choix s’offrent : vélo tout terrain ou voiture de sport. Première option. Le jeu consiste à rouler à bloc pour dévaler une pente à flanc de ravin fréquentée par de nombreux camions. Deux heures d’une folle descente. Départ à 5000 mètres d’altitude. À fond. À mi-chemin environ, pour éviter un vieux bus brinquebalant bondé comme un œuf, un dérapage, des gravillons, la roue avant bloque, un soleil presque parfait côté falaise, de plein fouet dans la roche, les deux bras, les deux jambes, le bassin et le crâne multi-fracturés. Arrivé vivant à l’hôpital, une rapide prise en charge le sauvera. Les premiers éléments transmis à la famille sont atterrants : ce sera désormais l’immobilité et de graves séquelles côté fonctions mentales. Une vie de légume. Direction un pays frontalier pour une injection létale.
À ce stade personne n’a encore soulevé le lièvre, qu’en fait Des mille et une manières de vivre et de mourir il en existe tout de même des tranquilles, banales, sereines. Ici on patauge dans le pathos. Un récapitulatif glace le dos d’un froid tombal : deux meurtres, deux suicides, une vieille délardée en morceaux, un orgasme fatal, une rockstar euthanasiée, un accident de la route, une catastrophe aérienne, une tumeur, un tsunami. On ne compte plus les morts. On ne peut pas dire qu’il y aille avec le capuchon du stylo. Ça envoie du bois. On apprécierait un petit sas de décompression. Le lecteur mérite cinq derniers contes plus légers. À force de lire ce bouquin on se demande s’il ne va pas nous tomber un carambolage interstellaire sur le coin de la planète. Un déluge de météorites chacun plus gros qu’un Liechtenstein. La Terre grêlée. Une variole céleste. Une vérole divine. À chaque paragraphe on lève d’angoisse la tête au ciel. Ce n’est pas ce qu’on attend d’une lecture. Au contraire. D’un bon texte on ne détache pas les yeux. Là on passe son temps le pif en l’air. Même les sagas de vampires ou les récits glaçants d’horreur, tu les lis jusqu’au bout, obnubilé, saisis par le talent hypnotique de l’auteur. Mais ici, ces nouvelles se réalisant, tu flippes un max.
Onzième nouvelle. Quand le vin est tiré. Parmi les histoires qui fascinent (et rebutent) le plus, incontestablement, celles liées au cannibalisme tiennent le haut du pavé. Le cannibalisme de survie, pardonné par l’Église, crash d’avion, famine, siège interminable, Antioche, Troie, suscite son lot de réactions plus ou moins objectives, à l’origine desquelles, semblable à celle liée au gain multimillionnaire, surgit la reine des questions : « Que ferais-je si ça m’arrivait ? »
Plus savoureux (sic) sont les cas de cannibalisme ordinaire. Par culture, habitude et goût, le plat du jour se compose souvent d’un morceau d’autrui. Les faits nous apprennent qu’antan en de nombreuses contrées on se goinfrait de l’ennemi vaincu et capturé.
Quelque part, quelqu’un possède un élevage. Variant la nature et les quantités d’aliments, selon le résultat escompté ; croisant les reproducteurs pour améliorer les qualités gustatives, l’hybridation allant jusqu’à l’accouplement de reproductrices avec de vigoureux quadrupèdes ou hominidés, triés sur le volet, sélectionnés d’un cahier des charges, fruit de multiples observations et expériences. Après l’amélioration des races animales et des variétés végétales, logiquement, vient notre tour.
Ce spécialiste de l’engraissement humain, loin d’agir pour sa consommation personnelle, vend ses rôtis, jambons et abats, à un réseau d’amateurs disséminés aux sept coins de la planète. Pour la majorité du petit dernier, on organise une méga fête au menu de laquelle figure, embroché et cuit sur des braises de sarments, un noir joufflu dont la viande juteuse promet des sucs aux incomparables plaisirs de palais. La pièce de 100 kg n’est pas donnée. Qu’importe, le petit n’aura 18 ans qu’une fois. Notre éleveur organise aussi des séjours à la ferme avec table d’hôte (son épouse est un cordon bleu comme il en existe peu). Calme, repos, balade bucolique, scrabble, lecture, tous les bienfaits d’une villégiature en pleine nature, et, le soir, les convives s’attablent autour d’un dîner de haute volée où les pâtés en remontrent aux confits, la charcuterie sèche et la salade de gésiers, ragoût, entrecôte braisée. Pour le dernier repas du séjour, point d’orgue, on sert une pièce de six mois, nourri au sein, farcie de cèpes flambés d’un armagnac hors d’âge.
Évidemment, cette prestation haut de gamme n’est pas à la portée du premier pauvre venu. C’est cher, très cher. Les riches s’ennuient souvent, raison pour laquelle ils recherchent constamment de nouveaux plaisirs, des sensations fortes, des moments rares d’exception inaccessibles au commun. Après le candaulisme, la cocaïne, le tourisme spatial et la chasse à courre, amusements dont on se lasse, comme du reste, pourquoi pas l’anthropophagie ? Et, ce qui ne gâte rien, c’est vraiment, vraiment savoureux.
Le présentateur du J.T. réfréna en vain un haut-le-cœur à l’annonce du reportage : on venait de démanteler un macabre trafic d’humains. Il n’est nullement question d’un commerce d’organes mais, la réalité dépassant la fiction, d’assouvir une clientèle d’anthropophages. Parmi Les mille et une façons de vivre et de mourir, à quel rang classer une captivité de gavage s’achevant dans la cuisine d’un maître queux de la fricasse et du fricot humain ? On pouvait seulement espérer leur trépas dénué d’épouvantables souffrances et surtout qu’aucun de ces malheureux, avant de garnir la table des monstres, n’apprenait jamais, si l’on peut dire, à quelle sauce il allait être mangé. L’addition s’il vous plaît !
Encore quatre nouvelles à tirer sur la chaîne. Puisque du côté des flics ce fut un fiasco, il songea à un ecclésiastique. Entrer dans une église, attendre le prêtre et, dans le confessionnal, raconter l’invraisemblable de son texte prédictif et le remettre dans ses mains prédicatives.
Le matin, il ne vit que le bedeau. Monsieur le curé est très occupé. Laissez votre message et vos coordonnées. A quelle heure confesse-t-il ? Une fois par semaine, le mardi en soirée. La prochaine dans six jours ? Impossible, il doit le rencontrer avant. Le plus simple est de faire le pied de grue à la porte du presbytère en attendant qu’il regagne ses pénates.
Ce n’est qu’à la nuit tombée qu’une lente silhouette arquée chancela au bout de la rue, rusant des pieds, toquant de la canne. Le regard éteint de fatigue d’un visage émacié répondit à son apostrophe la plus posée possible pour ne pas apeurer le vieillard.
Je vous attends depuis midi. Je dois expressément vous parler. Depuis midi ? Ici ? Sans bouger ? Mais alors, vous n’êtes pas au courant ? Au courant de quoi ? La catastrophe voyons, LA CATASTROPHE !!! La catastrophe ? Quelle catastrophe ? (Posant la question, l’auteur sentit subitement, sous son bras, le manuscrit s’alourdir d’un poids sous lequel il tituba.) Le conclave, cet après-midi. Tous morts. Le pape, nos évêques, tous. Aucun rescapé. Un attentat ? tenta l’auteur. Non, une fuite de gaz. Vous vous rendez compte, une vulgaire fuite de gaz, une gigantesque explosion, un incendie. Tous morts. Qu’allons-nous devenir ? L’Église se relèvera mon fils, Elle se relèvera… mais dans quel état ?
Devait-il encore amener ce pauvre ecclésiastique déboussolé à se pencher sur ses nouvelles ? La douzième, oui, on l’aura deviné, raconte une fulgurante explosion décimant le catholicisme de ses représentants les plus éminents. La fuite de gaz est, en réalité, effectivement, un attentat, mais les chefs d’État des nations majeures, ont, commun accord, décidé de taire cette vérité, porteuse d’une ère de carnages où l’appel à la vengeance et à la guerre sainte, recevrait partout un écho décuplé.
Sans demander à ce visiteur nocturne la raison d’une si longue attente, il entra dans son presbytère, marmonnant sans cesse : « Prier, pour l’instant il faut prier, beaucoup prier. »
Que faire ? Que dire ? Plus que trois nouvelles à corriger. Plus que trois jours. Comme promis, en temps et en heure. Le lendemain, il se mit tôt au travail. La treizième n’était pas la plus facile. Heureusement qu’il en était aux fignolages, sinon il l’aurait refondue. La forme ne le satisfaisait pas. Sur le fond, un engin spatial, au lieu d’exploser au-dessus d’une ville, peut tout aussi bien le faire au-dessus d’un désert inhabité. Une avalanche n’emporte aucun alpiniste. Une vague scélérate aucun nageur. Quantités de phénomènes se produisent sans victime à déplorer. Un ouragan au milieu de nulle part n’abat pas l’arbre sur la toiture. C’est juste qu’on ne l’écrit pas. Les seuls à s’occuper des tempêtes sans victimes ce sont les météorologistes dans leurs registres de statistiques. Un romancier décrivant pareil phénomène, ça passerait une fois, pour le bel effort stylistique. Mais s’il répète la prouesse sans drame ou sans un sauvetage miraculeux, sans raconter la panique dans l’avion, le bateau ou l’insoutenable inquiétude de l’aiguilleur du ciel, ou celle des femmes de marins, plus personne ne s’intéressera à ses écrits. Le lecteur, pas d’histoire, il lui faut des histoires.
Cette treizième, la modifier ou laisser les choses suivre leurs cours ? En sincérité, il commence à piocher, blasé, las, presque vaincu par la fatalité. Pas grand-chose à retoucher. Une coquille ici, un pluriel omis là, la pertinence d’un adjectif… C’est tout ce que l’éditeur attend : les ultimes petites vérifications avant la mise en branle des rotatives.
C’en est assez. Il referme la chemise. Elle paraîtra telle que, si elle parait. Elle ne manque pas d’une certaine qualité. Si le contexte n’était pas ce qu’il est, sans doute, oppressé de regrets, l’aurait-il, au grand dam de l’éditeur rugissant des délais, modifié dans les grandes largeurs. En d’autres temps, il aurait agi différemment. Mais aujourd’hui, sans déconner, en quoi importe la qualité littéraire d’une de ces nouvelles, ces quinze fléaux ? En rien. Et d’ailleurs, seront-elles jamais lues par quiconque ?
Le comble, cette treizième, par coquetterie vaguement superstitieuse, il pensait la supprimer. Ne pas attribuer ce numéro à mauvaise réputation. Entre l’Iscariote et les générations maudites, la triskaidékaphobie frappe un nombreux public constitué d’un paquet de gogos, de symbolistes et de mystiques.
Toute une génération de robots humanoïdes domestiques (que l’humanité est fière de maîtriser l’intelligence artificielle ! Quel extraordinaire défi technologique relevé !), frappée par le dysfonctionnement d’un minable micro-processeur ou contrôleur, mute en cerbères. Des centaines de milliers de parents du pays du Soleil Levant découvrent, rentrant chez eux après le labeur, leur progéniture cyanosée d’un étouffement féroce. À côté des malheureuses petites victimes, un tas de ferraille désarticulé, à penser à une crise d’épilepsie, annone d’inintelligibles onomatopées. À de rares exceptions près, l’ensemble de la classe moyenne de la société nippone s’est, dès sa sortie, payé un exemplaire de cette dernière génération d’androïdes passeur d’aspi, cuistot, garde d’enfant, diffuseur d’encens… Des centaines de milliers de gamins… Les classes aisées se sont, quant à elles, offertes le modèle luxueux (qui ne pâtira pas, matériau de qualité top oblige, de la même tare). Quant aux couches les plus modestes, elles s’offrent le modèle de base dans les hard-discount. Dotés de moins d’applications et d’aptitudes moindres, les leurs ne connurent pas cette déplorable panne. Drame. Deuil national. L’Empereur se rend dans les sanctuaires. Les autorités font détruire les exemplaires en stock. Le PDG du consortium de constructeurs se répand en contritions, courbettes et excuses (très, très forts les nippons pour les courbettes et les excuses !). Des assisses sur l’avenir de la robotique organisées à l’échelle planétaire. Vœux pieux et chartes éthiques que des investisseurs servis par des docteurs Maboul s’empresseront de transgresser. Question anthropomorphisme mécanique nous ne sommes pas au bout de nos surprises ! On dénombrera environ 200 000 petites victimes de ce bébécide de masse.
Comme toujours en pareil cas, des théories complotistes fleurissent, accompagnées de déclamations sur un châtiment divin ou l’ingérence d’une puissance extraterrestre. Plus prosaïquement, de substantielles économies réalisées sur la puce déclenchant la destruction d’insectes, guêpe, frelon (asiatique ou pas), moustique, taon, tique, etc. L’option était gratuite pour offre de lancement. Un coup de génie commercial : ce fut le rush. On en vendit des dizaines de milliers le premier jour. La pièce, de médiocre qualité, se dégrada vite. Ce n’est plus le signal d’exterminer les dangers bestioliques menaçant les petits hommes que reçut le robot mais l’exact ordre inverse. Le chemin d’exécution d’une instruction dévié à cause d’un nanotube de carbone s’échauffant anormalement jusqu’au dysfonctionnement.
Pas besoin de la télé ou d’un journal. On ne parlait de que de ça où qu’on aille. Le choc était à la hauteur de l’horreur. Ce qui, évidemment, n’empêcherait absolument pas l’humanité de poursuivre dans la voie robotisante, vaille que vaille, avant de trouver mieux, donc pire. Si nous étions capables de raison à stopper net l’implacable processus nous menant à l’horreur, Auschwitz eût été le dernier camp d’extermination et Nagasaki (décidément, le Japon…) aurait permis le démantèlement total et unilatéral des forces de frappes nucléaires. Mais, nous ne sommes ni sages, ni vertueux. Une petite voix intérieure nous le confirme.
Par quelle invraisemblable acceptation du cours des choses notre auteur tint-il le coup après toutes ces calamités ? Nul ne le sait. Même pas lui. En fait, il oscillait entre deux pôles : soit il était une sorte d’annonciateur de la marche d’événements, soit il en était le détonateur, l’origine. Dans les deux cas, coupable, ses prédictions s’avéreraient-elles bonnes (sic) jusqu’au bout ? Deux nouvelles à relire et s’en serait terminé de ce cauchemar.
La quatorzième, l’avant-dernière. Nouvelle manière de mourir. Combien de victimes cette fois ? Combien de destins annihilés par le biais de ce livre noir ? Ses yeux parcourent les lignes, train fou sur les rails d’un voyage sans autre terminus que le déraillement.
Des mois qu’ils attendaient ça. Trois potes. Ils avaient constitué une cagnotte, deux ans durant, versant mensuellement 30 €. Au total, la boite à sucre contiendrait 2 160 €. Ils avaient, dès l’ouverture des réservations, acheté trois billets en tribune principale pour 600 €. Restait largement de quoi payer l’hébergement, l’essence, la bouffe et la bibine. C’est entendu, lorsqu’on prend des places pour une demi-finale de championnat d’Europe un an à l’avance, on ignore quelle sera l’affiche. Auraient-ils la chance de voir leur équipe ? Quoi qu’il en soit, à priori, le gage d’un match entre deux nations majeures de la planète foot.
C’était le cas : Allemagne - Angleterre. Pas un affrontement de pimpins. Dans la deuxième demie, le lendemain, à l’autre bout du pays, la France affronterait l’Espagne. Le match fut magnifique, d’une intensité de chaque instant, leur offrant le bonus des prolongations et la séance des tirs au but. La totale ! 2 - 2 à l’issue du temps réglementaire, avec une égalisation teutonne à la dernière minute du temps additionnel. 3 - 3 après la demi-heure de rab. Le portier anglais, une fois n’est pas coutume, réalisa deux authentiques exploits et les Allemands, une fois n’est pas coutume, ne gagnèrent pas à la fin. Quel match ! Quelle soirée ! Aux abords du stade, des british ivres de joie puis de bière leur payèrent des rasades à n’en plus finir. Ils ne furent pas en reste, remettant moult tournées. Une fraternité à grands coups de pintes jusqu’au vœu britannique d’une qualification française pour la finale. On chante le God Save The Queen et La Marseillaise, on s’échange les maillots, les écharpes, les perruques. À la fermeture de la fan zone, direction un bar de nuit pour finir la fête en beauté. L’établissement, sis à trois rues de leur logement, ils pouvaient se lâcher sans souci.
À la cloche, ils éclusèrent les fonds de bouteilles, whisky, gin, vodka ; s’embrassèrent bon pain, se quittèrent quasi-frères et promesse de retrouvailles pour la grande finale.
S’égosillant, dans leur mufflée, au Dieu protège la Reine, bras dessus bras dessous, nos trois copains regagnent l’hôtel lorsqu’une bande de loubards patibulaires déboule en les insultant, les traitant de « sales rosbeefs de merde » ou « de cochons d’englishs », les bousculant avant qu’ils puissent moufter, les ratonnant à coups de tatanes (en l’occurrence de bottes noires cloutées genre punk), et des batteries de torgnoles appuyées de poings américains. Trois copains, attifés en anglais, pris par une escouade d’houligans. Le premier décédera peu après son admission aux urgences, un deuxième perdra son œil droit et l’usage d’un poignet, tendons lacérés, le troisième, commotionné cérébral, souffrira sa vie durant de graves séquelles.
La police arrêta rapidement une bande d’ultras violents qui, depuis le début de la compétition, écumait les villes hôtes de l’Euro pour en découdre avec des supporters étrangers. Plus tard dans la nuit, l’un d’eux, shooté à l’acide, n’entendit jamais la sonnerie de son portable. Il lui fut, comme aux autres, confisqué, dès sa garde à vue. Des deux épreuves qui l’attendaient, la première lui fut ainsi évitée : celle d’entendre la voix de sa mère lui annoncer le décès de son père sous les coups d’une bande de brutes. La seconde ne le lui serait pas : le regard de cette même mère, au procès, lorsque le juge prononça son nom et sa sentence.
Moralité : ne jamais se déguiser en Anglais les soirs de matchs.
Au début, il voulait placer ce parricide particulier lors d’une guerre civile, à l’irlandaise. Ni fils, ni père, ne sachant l’autre sur la barricade d’en face. Ou l’un plaçant une bombe artisanale dans un lieu ou l’autre se trouvera. Finalement, il avait trouvé plus ridicule encore, d’accoutrer la victime d’oripeaux anglais (c’eût parfaitement pu être ceux d’un autre pays), pour le faire mourir sous la violence et la connerie crasse de sa progéniture.
Des mille et une manières de vivre et de mourir, il en restait donc une. La quinzième. Est-il utile de préciser que notre auteur à bout de nerfs est au bord du gouffre, système émotif à l’os, speedé à vif des deux dernières semaines entre sommeils détraqués, rasades de scotch et cachetons. Il se débat seul avec son texte prédictif. Il est temps que ça se termine.
La quinzième nouvelle s’intitule 27 jours, 7 heures, 43 minutes, 12 secondes. Chacun sait qu’il s’agit du laps de temps nécessaire à la Lune pour effectuer son tour de Terre. Elle décrit formidablement bien l’art âpre du nouvelliste, narrant l’histoire d’un auteur acceptant une commande juteuse, façon Mozart de Forman. Le commanditaire souhaite la livraison du texte moins de trente jours après la signature du contrat afin de pouvoir envoyer à la fabrication le catalogue de l’exposition de la Maison des Gens de Lettres intitulée : « Les écrivains au destin hors du commun. De Rimbaud à Mishima, Levi à Gary, Bukowski, Dostoïevski… ». Sont retracés, panneaux, vitrines, vidéos, reconstitutions de lieux, maquettes et tout l’arsenal muséographique, un certain nombre de vies extraordinaires et atypiques de quelques-unes des plus talentueuses plumes de l’histoire.
La nouvelle commence par rappeler que la vie biologique est la résultante de la rencontre de la plus grande cellule humaine avec la plus petite, un ovule et un spermatozoïde. Déjà la démesure. Elle se poursuit, arguant que tout est langage. Les plantes, par exemple, communiquent entre-elles d’un idiome de molécules odorantes quittant la feuille sous forme de gaz. Des échanges floraux, on passe aux oiseaux puis au reste de la création au bout de la chaîne de laquelle, trône, roi imbécile, l’être humain. D’une conscience larvaire à la foliaire, du grognement animal à Crime et Châtiment. Singulier parcours.
Bref, un texte où s’enchâsse un autre texte, ficelé avec art. L’état mental de l’écrivain s’y dégrade irrémédiablement le long des vingt-sept jours et quelques. Pourquoi dépérit-il ainsi ? Cette commande serait-elle vénéneuse ? Tandis que les boucles argumentaires et descriptives s’enchaînent d’une série de tresses subtiles, à la Borges, notre homme est saccagé, saisi d’un mauvais charme, un envoûtement. Les ultimes lignes de relecture approchent. L’auteur a les yeux injectés de sang, les mains tremblantes et la tête au bord de l’implosion. Le mieux et simple à faire, pour le soulager enfin, est de simplement retranscrire les phrases terminales de cette quinzième nouvelle restée sans équivalent : « Abruti, hébété, épuisé, à grand mal, il rassembla ses dernières forces, ultimes watts d’une pile déchargée, impuissante à actionner le jouet au ressort fatigué. La der des ders de ses énergies, il la sacrifia pour inscrire au bas de la feuille de son texte un définitif « FIN DE L’HISTOIRE ». Ses yeux se fermèrent tandis que sa main déposait son stylo sur le bureau. Son cœur cessa de battre, sa tête s’abattit sur le tas de feuilles. Il mourut, arroseur arrosé, et, effectivement, l’histoire s’arrêta net. »