Les abysses - Dumè Paolini

Dumè Paolini offre en un soliloque vertigineux une plongée dans les abysses intérieures, tandis que le confinement a figé le monde environnant et que plus rien ne tourne rond.

  

  

Les abysses

 

I

Je suis en pleine lumière et tout m’apparaît affreusement sombre. J’ai replongé. Depuis hier, j’ai à nouveau perdu le sens de ma vie. Pas de projet fort, plus de nouveauté et je suis atterré. J’ai commencé par être mélancolique, puis triste et finalement me voici terrassé, ne trouvant plus aucun intérêt à mon existence. J’ai beau me gueuler dessus tous les jours que ma vie est belle, que mes ennuis sont loin d’être insurmontables, je sombre de plus en plus profond. J’ai souvent envie de prendre le raccourci, j’y pense presque tous les jours. Abandonné sur le canapé, j’observe avec dédain l’écoulement de mes journées. Les angoisses m’écrasent, m’enfoncent dans les coussins, me poussent entre les coussins. J’ai l’impression de me recroqueviller, de disparaître. Chaque tâche ou responsabilité à venir m’attaque et quand je commence à penser à mon avenir, ces charges me persécutent. Elles m’arrivent comme une pluie de « scuds ». De tous côtés, des tirs se déclenchent, sans même que j’aie le temps de les envisager. De la plus petite chose à régler jusqu’à mon tourment majeur, tout m’accable. C’est un vrai bombardement qui chambarde mon cerveau. C’est tellement percutant que je prends de petites décharges électriques à chaque salve. Ces décharges qui piquent la nuque ou le ventre lors d’une vive émotion. Ces bombes explosent bel et bien en moi. Comment résiste-t-on à cela ?

Tout est devenu insurmontable. Et dans cette situation, non seulement on ne peut plus rien faire, mais le pire est qu’on est persuadé que l’on ne pourra plus jamais rien faire. Dans ces conditions apocalyptiques, il n’y pas une foule de solutions. Cela devient tellement évident que seule la mort peut libérer de toute cette horreur, que la belle relativité n’est plus qu’une chimère. J’ai longtemps refusé les substances qui inhibent ces malaises, mais je ne crache plus sur ces repos salvateurs. Même s’ils conduisent au sommeil, ils offrent une certaine paix. Les angoisses sont si sadiques et si impitoyables.

 J’ai longtemps imaginé que ce fléau mettait des gens à genoux, leur enlevait toute énergie, mais avant de le vivre, je n’aurais jamais pu imaginer la persécution qui en résultait. Cette tyrannie omniprésente, c’est elle qui pousse à bout, elle est ingérable, elle s’insinue comme un virus progresse. Elle semble se reproduire et se propager sans laisser de sursis. Et je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi sournois que ces angoisses postées en embuscade, toujours prêtes à s’abattre sur mon pauvre moi épuisé. J’aurais pu me tuer, moi, avec ma vie géniale, j’aurais pu me tuer pour être en paix. Alors je n’ose imaginer le combat que ce peut être pour des personnes seules, ou en difficulté.

Je m’en veux tellement de ne pas savoir profiter de la vie, que je ne fais qu’accélérer le processus de perdition. Je réfléchis, je calcule, je pèse. Rien n’est simple et je ne fais que tout compliquer. Ce matin comme hier, mes angoisses ont repris place sur le front, elles se repositionnent doucement, prêtes à attaquer. J’ai même l’impression que mon traitement m’écrase et rend tout lourd et poisseux. L’oxygène est rare. Pendant que le Coronavirus s’installe lui-aussi à Ajaccio, mon virus à moi continue d’investir mes cellules grises. Je mime ma vie et tente de faire quelques bricoles pour donner le change. Et cette putain de culpabilité qui viole sans cesse mes pensées et castre toute tentative de remonter des abysses, elle me guette et ne baisse jamais sa garde. J’en ai perdu mes moindres rêves. Je ne sens plus rien qui puisse me faire plaisir.

 

II

Ajaccio cluster du Coronavirus, il ne manquait plus que ça. Déjà une centaine de cas recensés et les bateaux et avions continuent leurs va-et-vient. Mais je l’avoue, je ne ressens rien. Ni inquiétude, ni nouvelle angoisse. Cette épidémie qui fait la une des médias ne me touche pas, elle reste au second plan derrière mon mal-être personnel. Egocentrisme excessif ? Non, mais elle n’est pas encore aussi dangereuse que je ne le suis pour moi-même. Rien de dramatique, pour le moment on ne parle que d’une vulgaire grippe. Pourtant ce virus a stoppé l’activité de toute la Chine durant plusieurs mois. Enfin, quelle que soit son importance, quelle émotion pourrais-je lui consacrer, je suis vide. Ce matin au creux de mon lit, je pensais que la meilleure solution était de le prendre à bras-le-corps ce virus, de me confronter à lui. Je le provoquerais bien en duel pour bousculer ma condition, pour mourir ou survivre puisque je ne sais plus vivre.

J’essaie de tout mettre à plat. D’un côté, mes épreuves, en fait tout ce que cette situation a rendu compliqué, et de l’autre, ce qui m’intéressait et me rendait vivant, bien que cela ne semble plus pouvoir exister. J’imagine que je pourrais m’autoriser un total abandon concernant mes engagements, mes corvées, toutes ces tâches qui souillent l’existence. On peut tout imaginer quand il est question de sauver sa peau. Mais je ne sais plus par quoi les remplacer. Je ne sais plus ce qui me ferait plaisir, plus rien ne m’attire. J’ai beau penser à mes activités favorites, envisager de me les offrir, rien n’accroche, rien ne tient. Mes bonheurs passés glissent sur ma peau, sans saveur, je n’arrive pas à les reconsidérer. Comme il est sournois ce mal. Quel imposteur empoisonne mon sang ? J’étais vivant, je me rappelle, j’étais le plus vivant de tous. Bipolarité mineure, pas si mineure que ça, j’étais le plus vivant de tous, trop vivant à en croire les spécialistes. C’est cette pondération malsaine qui me fait maintenant plonger, je suis monté trop haut et il me faut descendre très bas pour compenser. Ce sont les règles du jeu. C’est en vivant trop fort que j’ai creusé ce trou, il faut impérativement offrir réparation, contrepartie, on ne peut pas vivre fort sans le payer. Je serais donc mon seul et unique adversaire, seul coupable de ma détresse. Je ne peux même plus me faire confiance.

Ce piège me  rappelle la question que j’avais posée à mon ami, Augustin, beaucoup plus âgé que moi, ceci il y a une vingtaine d’année.  À propos du suicide de deux de ses amis. Je ne comprenais pas leur choix.

« Comment peut-on en arriver à ce stade ? Quand nous sommes prêts à perdre la vie, nous n’avons plus rien à perdre, donc tout est possible ! Nous pouvons partir, tout abandonner, ne plus répondre à nos responsabilités, nous détacher de tout. Pourquoi se tuer quand on est enfin libre ?»

Tintin m’avait répondu sans réfléchir, avec son expérience de la vie et accessoirement de la mort. Il m’avait dit à quel point ce malaise était sournois, que ce n’était pas vraiment un choix. Pour toute explication il m’avait dit que la veille de leur suicide, même quelques heures avant, ces personnes en détresse ne savaient pas qu’elles allaient passer à l’acte. Il m’avait en quelques mots décrit une souffrance insidieuse et souterraine qui menaçait d’exploser et parfois explosait sans prévenir.

Je ne me rappelle plus si, à l’époque, j’avais vraiment compris, mais je ne m’attendais pas à en comprendre, un jour, aussi bien, aussi profondément les rouages. Quelle partie infime de notre cerveau peut prendre ainsi tout notre être en otage pour le persuader que la seule paix possible est la mort ?

J’ai mûri depuis ce temps, j’ai compris beaucoup de choses, je sais qu’il ne sert à rien de fuir. J’ai fui pendant des années. Ce n’est pas en rejoignant un ailleurs plus chaud, plus exotique, que je serai heureux. Ce n’est pas en changeant encore de vie que j’en retrouverai le goût. Et ce n’est pas la mort non plus, l’unique libération. Le malaise est en moi. Mon ennemi n’est ni l’hiver, ni ma situation, ni mes divergences avec ce monde, encore moins la vie. Le problème c’est moi ! J’ai bousculé mainte fois mon existence pour dévier mon attention. Je courais après un idéal, fuyais la normalité. Cette course parfois agréable, parfois amère, ne mène nulle part. Je suis conscient qu’aujourd’hui, plus que la fuite, c’est une certaine acceptation qui m’aidera à vivre. Un certain détachement. Je dois essayer de ne plus tout contrôler, tous prévoir, comme on me l’a appris. Ce contrôle permanent tue mon futur, il inhibe mes émotions. J’ai même l’impression de ne jamais avoir vraiment aimé. Cette incapacité au lâcher-prise qui me caractérise m’a privé de l’amour, le vrai. Qu’il soit amical, fraternel ou amoureux, je ne suis pas sûr de savoir vraiment ce qu’est le pur, le profond amour, tout simplement parce qu’il appartient, lui-aussi, à un certain abandon. C’est une capitulation du contrôle qui permet de ressentir ce sentiment puissant, celui qui passe avant tout, qui nous rend prêt à tout, pour un autre être que nous. Alors peut-être est-ce une utopie, peut-être que cela n’existe pas. Mais si cela existe, il faut le vivre, le vivre fort ! J’ai été et je suis amoureux, mais ce sentiment, bien que porté vers une autre personne qui m’est chère, ne semble pas me dépasser. Il reste centré sur moi. Comme un trouble de l’égo qui me pousse à garder une certaine maitrise là où il faudrait s’en passer. J’ai cultivé cette sensation de force, d’autonomie, qui m’a rendu insensible au fait qu’on puisse me quitter. J’ai toujours eu la sensation de pouvoir évoluer seul, de ne dépendre de personne, qu’aucune disparition ne pouvait me mettre à terre. J’ai dû me protéger ainsi, longtemps, lâche et insouciant. Mais aujourd’hui, la donne a changé, je me suis moi-même abandonné. Ces dernières années, j’ai compris qui j’étais, j’ai cerné mes faiblesses, du coup le jeu de rôle s’effondre. Il faut arrêter de simuler et se mettre à vivre vraiment. Il m’a épuisé ce jeu, j’en suis écœuré. À toujours aller plus loin, faire davantage, il m’a enlevé tout notion des plaisirs simples. J’y trouvais parfois mon compte, j’ai toujours été celui qui remuait des montagnes. Je me gavais de tout ce tumulte en passant à côté des menus délices, en passant à côté de la vie. J’ai, dans cette course, raté des millions de petits plaisirs, mais j’ai surtout muté en quelqu’un qui n’est plus apte à les saisir. Quand on s’est persuadé durant trente ans que la vie n’est que moments forts, comment vivre une vie posée ? Je me suis dupé moi-même en montant des décors toujours plus somptueux, je suis devenu addict à une vie que je ne peux et ne veux plus m’offrir. Aujourd’hui le décor est lumineux, mais présumable et je butte contre cette marche. Mon esprit encore soumis me l’affiche comme une marche à descendre, mais je sais, qu’il me faut la voir comme une qui monte. Je sais que c’est une marche à monter, une marche qui mènera vers la paix. Mais tant de choses en moi sont formatées pour la fuite que je suis perdu devant ce que j’entrevois comme du vide et qui n’en est pas. C’est juste plus humble, plus modéré, plus délicat. Il faut apprendre à s’en délecter. La clé n’est pas loin.

 

III

Aujourd’hui, je regrette presque d’avoir saisi les règles du jeu. En abattant mes cartes dans une recherche d’équilibre, je crois que je l’ai perdu totalement cet équilibre. Il faut maintenant tout réinventer avec de nouvelles règles. Je dois poser ma vie ici, parce qu’elle est belle. Mais je l’ai déjà souillée, elle a déjà pris une certaine oxydation, une amertume, puisque c’est dans cette vie que je me suis à nouveau perdu et que je tente de reprendre appui maladroitement. Et je réfléchis, tentant de comprendre ce total désintérêt pour ma réalité, mais réfléchir, c’est déjà contrôler, je sais que c’est une impasse, mon impasse.

Et en plus, cette putain d’ambiance de fin du monde ! Jeudi dernier, les médias nous invitent à faire attention à la propagation du virus, vendredi, le gouvernement fait fermer bars et restaurants, samedi, il nous dit d’aller voter, et lundi, confinement total. Dénouement grotesque et irresponsable, quelle honte. Moi qui ne crois plus en l’humain depuis bien longtemps, je regarde cette mascarade avec recul et pourrais presque en rire. Plus de recul que j’en ai sur moi, malheureusement.

Confinement, et bien je vais pouvoir continuer de me morfondre dans l’appartement sans en porter la faute. Plutôt intéressant pour moi qui culpabilise depuis des semaines de ne pouvoir me remettre au travail. Maintenant, je reste ici, mais c’est un geste civique. Je ne suis plus une merde avachie sur le canapé qui ne sait comment reprendre vie, je suis un citoyen qui protège son prochain. Je n’ai pas bougé d’un poil, mais mon statut a bien évolué. J’en tire un bien potentiel, après tout, ça ne fait de mal à personne. Et si cette épidémie finit prochainement par me toucher, physiquement, financièrement ou psychologiquement, j’aurais au moins eu le plaisir de prendre appui sur elle avant d’être affecté. Je suis mieux dans ma peau depuis le confinement et je n’en ai pas honte. Je suis mieux dans ma tête depuis que le monde s’est arrêté et je ne suis pas le seul. Cela prouve à quel point notre société est en dérive, c’est quand elle est victime d’un accident qu’elle respire.

Je dois profiter de cette scène au ralenti pour chercher et pour trouver mon salut. Il faudrait bien que j’aie retrouvé goût à la vie avant que les portes ne s’ouvrent de nouveau. Ce ne sera pas facile, tant de facteurs entrent en compte. Mais j’ai du temps, il est difficile de se projeter, mais raisonnablement, si l’on en croit les spécialistes, cela risque de durer plusieurs mois. Cela paraît fou de garder une population confinée si longtemps, et je ne parle pas de l’économie. Quel pied-de-nez à notre société décadente. Depuis bien longtemps nous n’avons plus nos vies en main, plus rien ne nous appartient, ni notre alimentation, ni notre éducation, ni même notre santé. Esclave de notre système, nous allons le regarder se tordre, impuissants, et attendre qu’il veuille bien nous reprendre en son sein. Y aura-t-il une once de remise en question ? Je n’y crois guère. La masse d’humains sans potentiel de réflexion, par misère ou par bêtise, est gigantesque et une grande partie des autres ont trop d’intérêts dans ce grand manège pour que le recul qui va nous être offert ne soit source de nouvelles énergies. Il fait peur cet essaim vrombissant d’humains. Mais c’est un nuage docile qui suit ce qu’on lui propose, qui mange ce qu’on lui donne, qui procrée pour se sentir exister.

Moi le premier, dans ma perdition, je suis un bel exemple pointant les non-sens de l’humanité d’aujourd’hui. Dans le confort et l’amour, je suis dans une démarche d’autodestruction. J’attends que mon traitement thymorégulateur lisse les pics de ma vie et surtout qu’il prenne en charge son rôle d’antidépresseur bien au sérieux. Oui, lisser les pics, éviter la manie à tout prix quand la priorité vitale est de sortir de l’ombre, encore une belle farce.

Mon impression est qu’une grande étape de ma vie se termine, si grande qu’elle pourrait être ma vie. Moi qui ai toujours aimé les chiffres, c’est tout de même remarquable que cette étape tombe à mes cinquante ans. Cinquante c’est un chiffre clé, cela ressemble plus à une moitié qu’à une fin, mais bon... Rien d’anormal à ce que mes cinquante ans soient une étape forte de compréhension. Je dirais même que j’aime mes cinquante ans. Enfin, je les aimais avant de tomber dans les profondeurs noires et écœurantes qui matérialisent mes journées depuis quelques semaines. Je n’imaginais pas que ce serait un tel cap et encore moins que ce puisse être ma fin. Comprendre est dangereux, si je mettais fin à mes jours maintenant, je ne sais pas si ce serait sous l’impulsion de mes nouvelles connaissances à mon sujet ou de la totale incompréhension de cet obscur mal-être.

 

 IV 

Confinement total, c’est le jour du printemps, il perce timidement sur une ville endormie. Une douceur paradoxale flotte inexorablement. Une douceur qui nous envahit, dont nous avons un peu honte d’apprécier les contours. La société s’est arrêtée. Certains couraient, débordés, d’un contrat à l’autre, tentant de contenter tout le monde. Aucun répit, pas une minute pour regarder le ciel et ses nuages. Ils se voyaient perdus, dans l’impossibilité de rattraper ce retard qui gonflait de mois en mois, dans l’impossibilité de rattraper la société dans laquelle ils évoluaient et qui les distançait. Et tout à coup, le monde est en pause, tout s’arrête. La société fait une trêve, il n’y a plus de retard, elle s’est arrêtée. Comment ne pas y trouver une certaine satisfaction, comment ne pas souhaiter que cela dure un peu. Pour beaucoup, ce confinement a des allures de congés, mais des congés plus profonds que d’habitude, des congés que l’on ne peut dédier aux occupations de congé. C’est un moment à vivre vraiment différemment, un moment de vide que l’on ne s’accorderait pas de notre propre chef. Quelle belle image que cet univers ralenti. Il faut en profiter pour faire un point et pour moi ça tombe plutôt bien. Je m’inscris malgré moi dans une parenthèse. Je ne vais pas vraiment mieux pour autant, sans doute parce qu’elle n’est pas définie dans sa durée, et sans doute aussi par sa nature anxiogène. Mais je suis presqu’en paix depuis que je n’ai plus le loisir de vaquer à mes occupations. Ce confinement apporte une certaine paix à beaucoup pour le moment, c’est insensé mais véridique. Dans cette société où il faut être à l’heure, courir sans cesse pour ne pas se faire dépasser, le moment où l’on peut s’arrêter un peu, ressemble de très près au bonheur. La société semble se poser un peu pour s’adapter à notre rythme.

Le confinement comme un présent, m’autorise l’inaction, l’oisiveté devrais-je dire. Cette inactivité qui brûle mes semaines depuis déjà un bon moment. Un cadeau empoisonné peut-être, l’avenir nous le dira, mais il me place dans une certaine normalité. J’accepte mieux depuis peu de faire preuve de cet immobilisme qui me rongeait. Étrange période qui se met à mon diapason. Je suis malade dans un monde malade.

 

V

Je ne sais pas quoi faire ce matin, je suis encore en souffrance du rien. Je ne sais même pas si écrire peut me faire du bien, j’ai peur de me répéter. Ce serait naturel, mon mal-être, lui, se répète. Il me faut arrêter de penser à l’avenir, à mon incapacité à le reprendre en main. Cela ne sert à rien. Ce vide est glacial et je ne sais à quoi me raccrocher. Des mécanismes sont en places, bien ancrés et ne me laissent que peu de répit. Chaque chose placée dans mon champ de vision me lance des reproches. La moindre trace invente des pages de reproches. Chaque objet personnel me ramène à ce que je n’ai pas fait, pas encore. Chaque outil croisé me somme de passer à l’acte. La moindre fissure ou peinture écaillée me maudit de ne pas être déjà en train de tout remettre à neuf. Même cette fenêtre dans la cuisine me reproche d’être encore bloquée. Même le parquet me jette ses rayures à la figure. C’est comme si je me sentais responsable de tout et que tout me ramenait à mon incapacité à faire progresser les choses. Et plus je suis assailli, moins je suis capable d’en faire. Chaque détail, même le plus insignifiant, est analysé par cette machine installée dans ma tête et dont je n’ai absolument pas compris le mode d’emploi. Si je pouvais au moins la mettre sur OFF. Quel évènement pourrait paralyser ce système pernicieux. Je les connais bien ces sensations, elles m’ont déjà rendu ma dernière maison nocive. J’ai fini par vendre, partir, par me recentrer sur une vie plus simple, sans maison, avec moins d’obligations. Puis la vie m’a rattrapé. Elle est revenue me cueillir avec ses joies, ses contradictions. Je me suis remis à construire, j’aime construire. Puis de toute cette belle organisation nouvelle, j’ai couru vers mon enfermement. Moi je n’ai pas besoin du COVID 19 pour être confiné. Ma vie, aussi belle soit-elle, une fois plongée en phase « down », m’offre de belles couleurs d’apocalypse. La nouveauté c’est que cette fois je ne crois plus en la fuite. Il va donc falloir chercher et trouver les vraies raisons de cette dégringolade et les soigner. J’hésite à rejoindre le canapé, mon fidèle compagnon de dépression, je pourrais lire ou regarder un film, après tout rien ne m’oblige à me torturer encore. Rien ne m’oblige à trouver ma voie de guérison maintenant, rien ne m’y oblige et tant mieux car j’en suis incapable.

Je ne pense pas que celui qui n’a jamais connu la dépression profonde puisse se faire ne serait-ce qu’une petite idée de ce que l’on ressent. Cela laisse présager qu’une importante partie de nos thérapeutes n’apprécie pas à sa juste valeur ce qu’ils traitent. Cet état est d’une profondeur et d’une absurdité telle qu’il paraît tout bonnement ne pas pouvoir exister. Ce mal sournois glisse ses ramifications au plus profond de notre moi et nous ôte toute capacité à jouir de la vie. Et quand il s’abat sur quelqu’un, comme moi, qui a tout pour être heureux, c’est l’occasion d’en constater la totale déraison et l’irrationalité. Et comment soigne-t-on un mal pernicieux qui ne s’appuie pas sur des relations de causes à effet mais embrasse une absence totale de logique ? Je ne le sais pas, et, malheureusement, je crois que personne ne le sais. J’ai tout ce que je peux désirer de la vie mais je veux mettre fin à mes jours, tellement je souffre de mon incapacité à vivre. Cela m’a parfois mis dans des situations cocasses. Je me rappelle d’un apéro avec deux messieurs plus âgés que moi lors de ma première grosse dépression en 2017. L’un se battait sans grande conviction contre une sclérose en plaque qui le détruisait sans ménagement et l’autre, son ami, m’apprenait qu’il était en phase terminal d’un cancer des os. Et tous les deux, conscients de mon état mental en pleine déliquescence et de ma détresse, me bousculaient gentiment. Tout en regardant ma plaquette professionnelle, ils me secouaient : « Tu as du talent, c’est génial, allez reprends-toi, attaque, tu as tout pour toi ! ». Ces deux personnes mourantes qui n’avaient d’autre choix qu’abandonner, me sommaient de reprendre vie. Puisque moi je le pouvais !  Mon abattement faisait figure d’arrogance à leurs côtés. J’avais honte de ne pouvoir les écouter, honte de ne pouvoir m’appuyer sur leurs tristes destinées pour profiter de cette vie qui m’était offerte. La relativité n’avait même pas réussi à me faire relever la tête. Elle n’est plus qu’une vieille fable dans pareil malaise. Ils auraient pu m’agresser, me lyncher, tellement je devais leur paraître immonde. Rien n’entravait mon existence et mon bonheur. Je pouvais tout faire et surtout choisir, comme mes orientations de vie. Et ceci dans un confort et un amour qui offraient toutes les dispositions possibles. Quel monstre étais-je pour gâcher cette vie qui leur était arrachée. Ce n’était pas la première injustice de notre monde mais il faut avouer que cet apéro reste gravé dans mon esprit. Cette rencontre était improbable et irréelle. Le champagne qui coulait à flot a permis de lisser les pics de nos disparités et nous avons trinqué une bonne partie de la soirée en échangeant toujours sur le même sujet mais avec une conviction corrompue par l’alcool. Cela ne sert à rien de culpabiliser, après tout, je ne leur ai rien pris. Je n’ai fait que souligner par nos échanges un gâchis écœurant. Mais ce qui m’insupporte le plus, c’est que de cet échange, rien n’a fleuri en moi. Je n’ai pas pu relativiser, ne serait-ce qu’un peu. Je suis reparti, mon malaise en poche, aussi solide qu’hier. Rien de cet échange n’a été une menace pour mon côté sombre. Pas la moindre vague de bien-être extorquée au malheur de ces hommes ruinés. Quel sang ignoble coule dans mes veines aujourd’hui pour que ces rencontres ne me donnent pas le moindre élan ?

J’observe les autres, ceux qui sont en bonne santé, qui semblent vivre normalement. Mais je distingue un aspect courant pour grande partie d’entre eux. Pour beaucoup, ils attendent ! Ils attendent d’avoir le BAC, ils attendent une meilleure place dans la société, ils attendent l’âme sœur, ils attendent d’avoir des enfants, ils attendent des enfants. Puis, ils attendent que ceux-ci grandissent, ils attendent qu’ils se prennent en main. Et ils finissent par attendre leur retraite. Et durant toutes ces attentes, ils ont oublié de se poser les questions qui me hantent aujourd’hui. L’attente génère des pseudos objectifs. Ce que l’on attend devient le dessein principal et occupe l’esprit. En attendant toujours quelque chose, on a l’impression de vivre. Alors, il ne faut pas trop creuser, bien entendu, mais en surface, ça roule. Il ne faut pas trop creuser pour éviter de  s’apercevoir que l’on a passé sa vie à attendre au lieu de la vivre. Combien en ai-je vu devenir, à la quarantaine, des maîtres de l’expectative. L’attente devient leur seule vraie activité de fond, ils font tout dans cet état d’esprit. Ils ne font finalement jamais ce qu’ils attendaient de faire, mais trouvent sans cesse quelque chose de nouveau à attendre. C’est bien normal que cela fonctionne, c’est une grande trouvaille qui permet de passer tout au plan secondaire. Dans cette vie qui n’est pas la vraie, qui est juste celle que l’on vit en attendant la prochaine étape, il n’est pas indispensable d’être en accord avec ses convictions, d’être intègre avec soi. Ce n’est pas grave de ne pas être heureux quand on attend le bonheur. Ce ne sont que des phases transitoires après tout, pas besoin de les valider, de les assumer vraiment, pas besoin qu’elles soient à la hauteur de notre vraie vie. Du coup, pas le temps de se poser les questions fondamentales. Pour ma part, je me suis offert des choix de vie qui ne souffrent d’aucune attente. Je dois donc décider et non suivre le courant en attendant je ne sais quoi. Cette liberté, elle coûte chère. Je me suis battu contre des principes, contre la banalité, contre ces courants qui nous poussent à être tous semblables. J’ai pris possession de ma vie et je ne peux attendre, moi, il faut que je vive vraiment. C’est cela qui parfois est difficile, vivre vraiment. Car bien souvent je vis trop, ou je ne sais plus vivre.

 

VI

Si je n’avais plus rien.

Si je n’avais plus rien, toucherais-je l’essentiel ? Scénario de subsistance. Évaluation de ma résilience. Je ne peux pas essayer, déjà parce que je ne suis pas sûr de le supporter, mais surtout parce qu’il n’y a pas de marche arrière possible. Si je dilapide tout ce que j’ai pour vivre cette expérience, en admettant qu’elle soit source de ma renaissance, je ne me sens pas le courage de me battre pour tout recommencer. J’ai déjà des nausées en pensant à ma gestion infructueuse et au lent, mais non négligeable, appauvrissement de mon patrimoine, mais de là à trouver la force de le réduire à néant pour une expérience, somme toute intéressante, non, je n’y crois pas. J’y arriverai peut-être malgré moi, mais je ne peux pas déclencher moi-même ma ruine. C’est pourtant une situation qui pourrait me replacer dans le présent, me ramener à l’essentiel. Mais il suffirait peut-être de se plier à un autre exercice : « Vivre avec moins d’une heure d’anticipation ». Car il s’agit bien de revenir à l’essentiel et l’essentiel, c’est le présent, la minute qui vient de naître et qui court. C’est cet instant qu’il faut apprendre à vivre assez fort pour ne pas laisser de place à l’anticipation. En prévoyant à moyen et long terme, je dénature mon présent, je ne lui laisse pas la chance de me faire du bien, de me surprendre. Ces plannings, ces prédictions, ils ne font que peser sur chacun de mes pas. Et tous ces scénarios que mon cerveau passe un temps fou à échafauder ne se déroulent jamais comme ils sont écrits. J’imagine l’avenir, sans cesse, je l’arrange à ma façon pour finalement, à chaque fois, me retrouver dans un autre film. Mais tout ce temps que je passe à évaluer le futur, je le vole à mon présent. Et le pire est que dans cette course à l’affabulation, je dresse des plans, les programmes de mes obligations. Tout ce que je dois faire, tout ce qu’il faut faire. Pas de place pour les surprises, tout doit être cerné et pesé. Alors, entre ces plannings chargés et ce futur déjà essoré, je tente de trouver une place ou je suis efficace et parfait. Je l’ai tellement trituré, malaxé ce futur qu’il se venge en me laissant de côté. Et aujourd’hui, je le regarde sans pouvoir le rejoindre, je ne sais plus comment réintégrer la course. Je voudrais reprendre le cours de ma vie, je veux bien changer ma façon d’agir, en toute humilité, je veux bien tout essayer. Guidez-moi ! Je veux bien être un autre, dites-moi lequel ? J’ai envie de me remettre au travail, comment fait-on ?

Je suis plutôt en bonne santé et en forme, j’ai la chance d’être bien entouré et d’être apprécié, j’ai les capacités pour gagner ma vie. Je pense à ceux qui n’ont pas ma chance et j’en appelle à la relativité, reine de tous les principes, j’en appelle à la relativité. Comparé à certains qui sont seuls, dans le besoin ou malades, je me dois de profiter de ma chance, de l’apprécier à sa juste valeur. Rien que pour ça, rien que pour eux, je me dois de reprendre goût à la vie. Mais cette relativité qui pourrait m’épauler, s’est fracassée il y a bien longtemps sur les murs de mes lamentations. Cette maladie qui a pris mon cerveau en otage se joue de ce qui m’entoure. Toute la misère du monde ne suffirait pas à la faire fléchir, elle s’en fout, elle est concentrée sur moi. Et pourtant, elle ne tient pas debout cette thèse sur les abysses, elle n’est pas fondée. J’ai bien quelques soucis, un peu de remise en question à opérer, mais franchement, pas de quoi sombrer. Elle ne tient pas debout, mais elle ose défier tout le bien qui m’entoure et garder la tête haute à m’en faire négliger ma vie. Des mois que j’ai perdu pied et que je ne décèle pas la moindre fenêtre et pourtant, elle ne tient pas debout cette maladie, je le sais.

 

VIII

Je pensais en me réveillant ce matin, que mon état, peu enviable, me protège malgré tout de sentiments qui doivent tourmenter certaines personnes : une partie de la population confinée ne jouit pas de la situation. Je parle de ceux qui ne sont pas au bon endroit, au bon moment, ou qui auraient aimé être ailleurs pour une raison ou une autre. Ceux aussi qui sont seuls ou mal accompagnés, pour qui l’isolement devient un supplice. Eh bien, moi je suis là, assis, sans la moindre velléité, sauf celle de me sentir mieux, de retrouver l’envie de vivre. Du coup, je ne me sens privé de rien d’autre que d’avenir. Je n’ai envie de rien et rien ne me manque. Si l‘on me disait « vas-y fonce, tu peux faire ce que tu veux », je me trouverais bien embarrassé. Tous mes anciens plaisirs semblent appartenir à quelqu’un d’autre, je ne les reconnais plus. Ce confinement ne me prive de rien, c’est ma chance. Il y a peut-être pire. Tous les jours, je pense aux gens seuls. Cette multitude de gens qui ont tout simplement envie de pouvoir parler à quelqu’un, de pouvoir sentir un souffle, s’appuyer sur une épaule. Pour certains qui se sentaient déjà seuls, et je pense qu’ils sont nombreux et de tous âges, c’est un moment où il n’y a plus l’espoir salvateur de la potentielle nouvelle rencontre. Cette occasion qui pouvait enfin arriver, demain, après-demain, cette rencontre incontournable puisqu’on nous l’a dit : « Chaque pot a son couvercle » ! Eh bien, elle ne peut plus arriver pour le moment. Ce drame, maintenant, il faut le vivre sans utopie, la moindre, sans rêve. Demain, il n’y aura personne.

Parfois, pour me soulager un peu et reprendre espoir, j’imagine les prochaines surprises que la vie pourrait m’offrir. Et j’étaye ces perspectives en pensant à tout ce qui s’est passé ne serait-ce que ces deux dernières années. Rien n’était prévisible et si l‘on m’en avait seulement raconté la moitié à  l’avance, j’aurais souri sans en croire une bribe. Donc je dois pouvoir envisager que la vie me réserve d’autres coups de théâtre qui vont m’arracher à cet état morbide. Je vais vivre encore des moments forts, étonnants, passionnants. Il se peut que dans quelques mois, je sois bien, heureux, c’est à cela que je me raccroche, au fait que c’est forcément possible, au fait que cela s’est déjà produit. C’est une lumière que je connais. Il y a deux ans, presque trois, bien que sorti de ma première forte dépression, j’évoluais en Corse sans trop savoir où j’allais me poser, j’y suis resté plusieurs mois, sans connaître ce que j’allais faire professionnellement. Puis tout s’est mis à évoluer de façon passionnante. Et de projets en projets, cela a gonflé, jusqu’à exalter mon ambition. Et, avant que tout ceci n’explose, j’ai eu des mois de bonheur, des mois à croire en cette nouvelle vie en Corse. C’est de cela dont je parle, ces folies passées, elles ont croisé mon chemin sans que j’en sois le seul détonateur, il s’est passé une foule de choses surprenantes. J’ai su les attraper, les mettre en lumière, OK, mais je n’ai pas tout façonné. J’imagine que cela peut se reproduire, qu’il va se passer des choses étonnantes dans ma vie future. Je ne vais pas seulement évoluer dans les projets fanés, ou autour d’actes manqués, il va se produire de nouvelles étincelles. Et je remonterai de mes abysses, et peut-être que j’en aurais appris assez dans ces ténèbres pour enfin savoir rester à la lumière. Elles sont si profondes ces abysses, si obscures, qu’il ne faut jamais glisser en leurs entrailles. Elles sont si profondes qu’il faut savoir les oublier.

 

Mars 2020

   

   

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