- Decameron Libero
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Le MM
Lorsqu’elle pénètre dans le temple, je ne la reconnais pas. Ce n’est pas vraiment un temple d’ailleurs. Juste un salon de mariage, avec plein de fleurs artificielles, des éclairages vaporeux, des bancs de bois, un parquet ciré. Sombre et brillant à la fois. Elle glisse. Elle a l’air plus jeune, ou plus petite. Et en même temps si féminine, si décidée, si pleine d’allant dans cette robe blanche. Une robe très élégante. Et à côté d’elle son frère, jeune aussi, grand, élancé, les cheveux rouge et bien coupés cependant, ils avancent en rythme. Un grand pas en avant, un arrêt, un autre grand pas. Un rythme ternaire qui va bien avec cette musique de mariage. Ils avancent dans la salle comme s’ils conquéraient le monde. Le monde devrait être à leurs pieds. Ils le survolent maintenant une fois pour toutes. Quand ils étaient petits, ils me disaient toujours qu’ils se marieraient ensemble. C’est fait aujourd’hui. Symboliquement. Il entraîne sa sœur en rythme vers l’autel, comme une valse rectiligne, une chaloupe qui accoste une dernière fois au port. Le mari est là-bas. Il suffit d’un costume en queue de pie pour avoir l’air d’un mari. On le reconnaît de loin à sa taille lourde, son attitude simiesque, ses cheveux mal coiffés. Le mari en tant que tombeau de la jeunesse, et la barque de la vie qui dérive vers lui, souriante et chaloupée. Les amis sont là, les parents sont là. La mère du marié ne parvient pas à sourire, malgré ses quatre kilos de maxiton. Elle pourrait en dire tellement sur l’ensevelissement des espoirs. Ses yeux noirs et vides ne renvoient aucune lumière, et ses lèvres se fissurent. Bleues.
Le prêtre, non ce n’est pas un prêtre. Ce n’est pas un temple, je l'ai dit, donc ce n’est pas un prêtre. L’homme qui mime le sacrement. L’acteur engagé par l’hôtel Delvaux. Un Occidental osseux, au front étroit et ravagé par les préjugés. Les poches sous les yeux trahissent l'alcoolique liturgique.
L’hôtel Delvaux de Kaoyama, un endroit chic où les amours viennent mourir dans la dignité et le confort d’une qualité taxée à 45 000 yens par convive. L’hôtel Delvaux de Kaoyama. Ils ont volé quelques idées au peintre, reproduisant en fresques murales plus ou moins bien refaites quelques uns des tableaux de ce surréaliste. Des femmes nues, des places désertes, des villes la nuit, une esthétique de la solitude et du plaisir absent. Des femmes nues, de partout et toujours, absolument dépourvues de sensualité, des morceaux de viande sage. L’esprit de fornication belge, sans doute, une gestion du désir et de l'émotion aseptisée, s'exposant dans le bel ordonnancement glacé des ascenseurs, des salons privés, des pièces montées en carton pâte, des sourires de circonstance. Rien d'intense. Nothing personal. L’amour est souvent surréaliste, le mariage est institutionnel, et il relève donc exclusivement du domaine de la procédure et du code civil. IL EN FAUT POUR SON ARGENT. Ici, pas de voleur, pas de resquille, pas de fantaisie. Un spectacle calibré et millimétré, une superproduction américaine. Avec à peu près autant de chaleur et d’émotion véritable que dans les Feux de l’amour. L’hôtel Delvaux, une machine pour les cœurs ouverts, que l’on recoud en souriant et en se baissant très bas. Il faut se baisser à hauteur de 45 000 yens par convive. En ces temps de crise, cela fait très bas.
Le prêtre, le mari, Junko. Elle vit encore, elle irradie. C’est un tort. Tout paraît plus factice encore, ce semblant de serment qu’ils récitent et qui n’a juridiquement aucune valeur. La vraie cérémonie se déroulera après-demain, en costume de ville, sans tralala, dans une annexe de la mairie centrale de Kaoyama. Devant un vrai adjoint au maire, et un vrai registre municipal. Ils disent oui. Maintenant on dit yes, comme aux Etats Unis. C’est mieux de dire yes. Etre une star, c’est dire yes devant des centaines de téléphones cellulaires et de micro-vidéos. La noce sort sur la terrasse, un endroit qui ne sert qu’à faire des photographies, la ville est tellement inconsistante, on n’arrive jamais à la contempler, on la surplombe bêtement, cela suffit. Les garçons et les filles d’honneur, les parents endimanchés, les amis qui hèlent d’autres amis, le brouhaha de la gaieté. Et la ville cinq étages en dessous, témoin supposé de cette énième union à l’américaine.
Après les photos d’extérieur, la séance de pose se poursuit dans le salon des estrades. Auparavant une coupe à l’hémistiche censée apporter un brin de poésie à ce mouvement militaire. Les deux parties se sont placées en ligne, face à face, costumes noirs des hommes, chapeaux extravagants des femmes. Pour la première fois, les familles se présentent officiellement, celle de la mariée d’abord. La mère s’avance, une belle femme, flétrie maintenant par les années de travail, mais décidée, que dis-je, obstinée, à conserver son rang : elle porte sa beauté comme un souvenir glorieux, et dans les yeux ce désespoir secret des femmes devant leur miroir, le matin. D’une voix calme, elle énonce les noms et qualités des différents visages, assez similaires, qui composent sa lignée. Chaque fois qu’un nom est prononcé, celui ou celle à qui il correspond s’avance et salue. Le mouvement se reproduit ainsi, jusqu’à la présentation ultime, et ainsi aussi pour le côté du marié. Ils restent maintenant face à face les bras ballants pour les hommes, repliés autour du sac à main pour les femmes. Ils forment les deux parties d’une nouvelle famille et se tiennent immobiles, séparés par la distance incompressible du quant-à-soi.
L’animatrice, car rien ne peut plus maintenant fonctionner dans le libre cours de l’instinct, il faut maintenant animer les cérémonies, de la même manière que l’on bat les œufs en neige, avec vigueur et sucre, l’animatrice s’approche en sautillant : qu’elle est fière et heureuse d’être l’animatrice de cette plus belle journée de la vie, enfin du point de vue des mariés, car en ce qui concerne l’animatrice, cela fait déjà cinq plus belles journées de la vie qu’elle enchaîne aujourd’hui. L'une après l'autre. Gaiement. Un forçat de l’amour, et de la joie, et de l’honneur, et de la considération enjouée. L’animatrice énonce les règles du jeu. Si la noce veut bien se répartir sur les estrades au fond du salon, un photographe professionnel immortalisera cet intense moment de bonheur. Les moutons bêlent, les hommes obéissent en silence. C’est à cela et au coût de leurs habits de cérémonie que l’on distingue les deux espèces. Sur les estrades, les mémés s’avancent au péril de leur vie et de leurs talons hauts, piétinant leur progéniture pour être mieux placées. Les maris, les maris qui en ont vu beaucoup se laissent guider, maman sait mieux qu’eux ce qu’il faut faire. Maman, c’est comme ça qu’ils appellent leur épouse. Il y a de quoi s’inquiéter, peut-être ?
L’animatrice a les mains jointes sur le bas ventre, et un sourire que l’on pourrait qualifier de naturel. Le photographe, crâne rasé de bagnard, noeud papillon, lève la main. Tout le monde cheese. Tout le monde cheese, deux fois, on ne sait jamais. Quelle plus belle journée de la vie !
Okuba