Diane Mauzy - Le village enchanté

Le village enchanté

                                                                                             

Des pierres grises coiffées de tuiles rouges essaimées au milieu du maquis. Bianca se souvient. Les mauvaises herbes grimpent à l’assaut des maisons, pauvres chaumières semi-abandonnées aux ronciers et aux fleurs sauvages. Le village semble endormi depuis des lustres, la désolation répond à la mélancolie du soir qui vient.

Bianca revoit les larges avenues bordées d’orangers qui menaient au palais du roi de Mortefontaine, au pays du Couchant.  La ville moderne, ses voitures silencieuses, l’ordonnancement des rues rectilignes lui manquent. Quel vent mauvais l’a conduite en ce lieu inhospitalier, si loin des lames vertes de l’océan qui barattaient son cœur ?

Derrière les barreaux de ses souvenirs, elle reste insensible au charme de la petite église dans sa cour plantée d’arbres, imperméable aux fragrances des feux d’écobuage, aveugle à la lumière pâlissante de l’automne qui balaie les fleurs des jardins.

Bianca convoque ses souvenirs. Maintenant que ses cheveux ont blanchi, qu’elle a perdu ses rêves et oublié ses illusions, les images affluent comme les vagues de la marée montante.

Elle voit deux enfants : Bianca et Monica. Elles se tiennent toujours par la main et la petite suit sa sœur aînée comme son ombre.

Les souvenirs gisent dans l’eau boueuse de sa mémoire. Les souvenirs sont une couronne d’épines qui lacère les chairs.

Bianca se rappelle la petite église, solidement plantée dans son jardin, à l’abri de grands arbres centenaires. Depuis qu’elle est autorisée à la fréquenter, elle assiste à tous les offices, s’enivre du parfum des lis et d’encens, se perd dans les méandres de la liturgie, étourdie par les lumières clignotantes des bougies.

Sur sa croix, le Jésus mort l’attend et chaque semaine, elle dépose à ses pieds son fardeau, dans la tiédeur de la lumière rosée qui traverse les vitraux.

Lorsqu’elle chante de sa voix haut perchée, elle abolit la peur et le chagrin, elle sent son esprit, plus léger qu’une plume, qui s’élève dans les airs.

Chaque jeudi matin, à la maison rose des religieuses, Bianca et Mona suivent les cours du catéchisme. Dans le réfectoire qui sent le pain chaud, les enfants, assises à la longue table de bois, abandonnées aux senteurs des roses du jardin, partent pour de merveilleux voyages.

« Dans un pays lointain, raconte sœur Thérèse de l’enfant Jésus, dans un pays lointain, il y a deux mille ans, l’ange Gabriel, auréolé de lumière, apparait à Marie et lui annonce la naissance d’un enfant.

-          Dans ce pays, lui répond en écho sœur Marie des Anges, la poussière se soulève en pluie d’or lorsque souffle le vent du désert et les palmiers dodelinent et agitent leurs balais frangés. Dans les oasis, les sources claires apaisent la soif des voyageurs, harassés par leurs longues marches au soleil, suffocants, la bouche sèche et les yeux brûlés par le soleil. »

Bianca, alors, revoit Mortefontaine. Les nouvelles images, égrenées par les voix légères des sœurs se superposent à ses propres souvenirs et la paix répond à la violence qu’elle a connue.

 

***

Au bout d’un chemin étroit qui court à travers champs, se trouve un autre village, invisible de la route, blotti dans le maquis.

C’est dans ce hameau, à l’orée de la forêt que s’installe la famille.

Une vieille croix de bois balise le chemin bordé de pommiers chargés de fruits et de chênes mordorés par le soleil couchant.

Quelques vieilles bâtisses de pierres, disposées en cercle, dessinent d’étranges figures. Dans une demeure en ruine, une tête de marbre, incongrue parmi les murs éventrés, près de la fontaine au triton, fait face à deux chaumières de conte de fées.

La lumière, filtrée par les feuilles des tilleuls nimbe ce lieu d’une aura de mystère et de recueillement.

Le hameau, immobile, semble figé dans le temps. Seul, le murmure du vent dans les arbres, les vibrations légères de l’air répondent à la respiration paisible des âmes qui le peuplent.

Bianca et Mona découvrent leur nouvelle maison.

Labyrinthique, avec sa succession de pièces aux cheminées de marbre et aux parquets grinçants, elle est si vaste que les fillettes s’y perdent. Dans la cuisine, leur mère fait rôtir des toasts beurrés et cette odeur de pain chaud signera pour toujours la maison de leur enfance comme celle de pain d’épice évoque la maison de Hansel et Gretel.

Les ombres de la nuit avancent à pas de velours et enveloppent le hameau dans une brume fantasmagorique. 

« Nous sommes dans un village enchanté », explique Bianca à sa petite sœur qui, épuisée par tant d’émotions, s’endort déjà.

« Enfin, je suis de retour à Mortefontaine », murmure-t-elle.

Mortefontaine, le pays imaginaire où elle se réfugiait lorsque les tambours cognaient trop fort dans son cœur et que l’homme en noir, armé de son coutelas, hantait ses nuits.

 

***

Le premier jour, Bianca se réveille très tôt, et sort en catimini. Elle se dirige vers l’est où une lueur rose annonce déjà le lever du jour. Le hameau est endormi, le coq n’a pas encore chanté, les persiennes des maisons sont closes et la rosée mouille l’air frais du matin. Bianca découvre la forge qu’elle reconnait à son enclume et aux lourds fers à cheval accrochés à son mur. Puis elle dépasse la villa rose toute pimpante et un peu insolite au milieu de ces vieilles pierres grises. L’aurore qui perce la baigne d’une lumière douce et la maison s’épanouit comme une fleur dans un parterre à l’abandon.  En face, un four de pierre, arrondi comme son toit, éveille sa curiosité mais très vite, son attention est captée par un long mur de pierres qui laisse entrevoir, noyées dans la brume légère, de hautes tours coiffées d’un dôme.

« Je rêve encore, murmure-t-elle, ce n’est pourtant pas le palais du roi de Mortefontaine. »

Elle longe la haute muraille d’enceinte et parvient à la lourde grille de fer forgé, à demi dissimulée par un entrelacs de branches noueuses. Entre les interstices, la petite curieuse à l’œil affuté, entrevoit un jardin désolé avec les feuilles mortes qui jonchent son sol et ses arbres à demi dénudés. Au fond du parc abandonné, se dresse la silhouette fine et élancée d’un château aux tourelles graciles.

« Le château de la belle au bois dormant », décrète Bianca.

Le soleil darde son rai étincelant et le coq lance son cocorico par trois fois. Bianca, encore étourdie par son incursion au pays des contes, se hâte vers la maison où, ni vue, ni connue, elle s’attable pour un solide petit-déjeuner en compagnie de sa famille.

Plus tard, les fillettes remarquent sur le palier, une petite porte presque invisible. Elle ouvre sur l’escalier qui mène à une immense pièce en soupente, bien aérée et éclairée par de nombreuses lucarnes.

Dans le grenier, l’odeur de la pomme reinette s’imprime à jamais dans la mémoire de Bianca.

Mais à l’odeur acidulée des fruits encore verts, se mêle bientôt, celle, plus doucereuse, des vieux habits d’autrefois trouvés dans les malles : robes à jupons des temps jadis, voilettes de dentelle, gants assouplis par l’usage. Avec ses vieux meubles patinés par les années, ses vases de porcelaine précieuse, ses objets d’un charme suranné, c’est toute la maison qui palpite encore d’une vie lointaine, aux histoires  mystérieuses.

Les fillettes ne parleront jamais à leurs amies de ce coin caché, leur terrain de jeux secret, l’antre mal éclairé, la caverne merveilleuse, le théâtre des ombres chinoises propices à alimenter leurs rêveries et à les faire voyager dans un pays imaginaire.

« Qui habite le château ?, demande un peu plus tard Bianca à sa mère.

- Une vieille dame très malade, Mademoiselle Hélène. Il ne faut surtout pas la déranger.

- C’est la belle au bois dormant, explique Bianca à sa petite sœur.

- Non, elle s’appelle Aurore, se rebiffe la petite à qui on vient de lire le conte. Et elle n’est pas vieille. Elle est jeune et belle et le prince charmant la réveille d’un baiser.

- Tu as raison, concède Bianca, ça, c’est l’histoire que tu connais. Mais ici, dans ce monde enchanté par une méchante sorcière…

- Plus méchante que la fée Carabosse ?

- Plus encore et toute vieille avec des doigts crochus et une bosse sur le dos, se remémore Bianca qui l’a rencontrée sur le chemin il y a quelques jours.

Mona fait la moue, elle s’apprête à bouder car elle croit que Bianca se moque d’elle.

- Mais c’est vrai, s’écrie cette dernière, emportée par son imagination, elle a jeté un sort terrible à Mademoiselle Hélène, qui s’est réveillée après cent ans mais âgée et malade, et n’a jamais rencontré le prince charmant.

- C’est trop triste, je n’aime pas du tout ton histoire, crie Mona, prête à pleurer.

- Ce n’est pas une histoire, je te montrerai la sorcière et nous entrerons dans le château ! »

Mais les semaines suivantes, les fillettes seront bien trop occupées pour mettre ce projet à exécution. Le matin, elles partent pour l’école et Bianca porte une bûche, comme tous les enfants de sa classe, afin d’alimenter le poêle qui chauffe la salle.

Le soir, après la classe, chaque élève à tour de rôle, est chargé de l’entretien de la salle de classe. Lorsque son tour arrive, Bianca est grisée par l’odeur de la craie poudreuse et celle des pots de colle à l’amande amère. Sur le mur, une gravure représente une femme au sourire énigmatique.

La Joconde la suit d’un regard intrigué, alors qu’elle danse avec son balai dans la pièce vide qui résonne encore des rires de ses petits camarades prêts à s’élancer vers la sortie.

Après l’école, une nouvelle aventure l’attend. Quelques jours après leur arrivée, leurs voisines ont proposé à Bianca et à Mona de les accompagner à l’ortu, au jardin.

À côté du château, une pente raide s’enfonce sous terre, dans un tunnel obscurci par des frondaisons touffues. Les fillettes, un peu effrayées, se tiennent aux branches pour ne pas tomber et soudain la lumière les éblouit. Une sente serpente à travers les vergers clos et les senteurs des fleurs sauvages se marient à celles des fruits d’automne. Les yeux clignants après cette pénombre, la plus petite tire sa sœur par la main.

« Regarde là, mais qu’est-ce que c’est ? »

Un bassin de pierre où, dans une eau noire clapotent de petites bêtes toute velues. Bianca, maintenant, a bien du mal à expliquer la fascination ressentie par les fillettes pour ces minuscules têtards. Elle se souvient que toutes deux passaient de longs moments, dans un silence religieux, à les regarder évoluer, battant l’eau de leurs souples filaments.

« Bien sûr, murmure en elle une petite voix, l’enfant porte en lui le souvenir inconscient de sa vie intra-utérine, lorsqu’il n’est qu’un embryon nageant dans les eaux maternelles. »

Les vieilles dames les incitent à se hâter.

« Venez, il y a du travail au jardin. Vous nous aiderez à ramasser les pommes, les noix et les châtaignes.

-          Oui », s’écrient les fillettes qui plissent le nez pour capter au mieux les odeurs de la noix fraîche, de la terre humide et des feuilles mortes qui voltigent autour d’elles ou craquent sous leurs pas.

Le soleil couchant inonde d’or la campagne alentour, alors que se dessine sur les hauteurs, la silhouette gracieuse du château semi abandonné.

Le soir, à la veillée, on fera griller dans une grande poêle trouée, les châtaignes tout juste ramassées, encore mouillées de rosée et le feu crépitera dans la vaste cheminée de la cuisine.

Oui, le bonheur était là, parfait comme une sphère. Jamais, elle n’a, par la suite, éprouvé la plénitude procurée par le moment du goûter. Assise sur les marches du perron, sa tartine de beurre nappée de crème de marron à la main, elle découvre son magazine préféré, Lisette.

Plongée dans cette lecture captivante, elle n’entend pas des pas approcher.

« Tu aimes la lecture ? interroge une voix curieuse. Tu veux venir à la bibliothèque ? »

Les yeux brillants de Bianca et son acquiescement enthousiaste font sourire la vieille dame, austère en ses vêtements noirs, élégante avec son petit sac de perles et sa collerette de dentelle.

Tous les jeudis, Bianca fait sa moisson de livres. À la comtesse de Ségur, qui la transporte dans le monde cruel et merveilleux de Sophie, succèderont les malheurs de Rémi, l’enfant sans famille puis les aventures de Delphine et Marinette dans les contes du chat perché. Et tant d’autres qui la feront voyager dans le temps et dans l’espace et nourriront son imagination. Le monde s’ouvre à elle comme une fleur qui déploie sa corolle au soleil du matin levant. Le monde est promesse et Bianca ne sait pas encore que la promesse n'est qu’un leurre destiné à l’attirer et à la piéger dans le redoutable filet de l’espoir.

La vie à la campagne est pleine de surprises. Bianca regarde avec attendrissement la voisine qui appelle ses poules en leur distribuant des graines.

« Petits, petits », murmure-t-elle et les poulettes s’agglutinent autour d’elle. Alors, d’un geste vif et imprévisible, elle saisit une poule noire et lui tranche la gorge avec le coutelas dissimulé derrière son dos, sous les yeux épouvantés de la fillette.

Un dimanche matin, Bianca et Mona sont réveillées par des cris affreux, une longue plainte hurlante qui leur vrille les tympans.

« Pas d’inquiétude dit leur mère, ce n’est qu’un cochon qu’on égorge. Vous aimez bien le figatellu et la coppa. Alors, il faut bien tuer les cochons », conclut-elle avec fatalisme.

Les fillettes, peu convaincues par cet argumentaire, partent en courant à l’autre bout du hameau en se bouchant les oreilles pour ne pas assister à l’agonie de la pauvre bête.

 

***

 

Juste à l’entrée du hameau, un sentier s’enfonce dans le maquis, ténébreux et odorant.

Il exerce sur Bianca et Mona l’attrait magique de l’inconnu, il est au cœur d’un désir si puissant qu’elles en diffèrent la jouissance pour goûter le plaisir de l’attente.

« Noël approche, annonce leur mère. Il faut un beau sapin et une crèche pour votre frère. Nous allons chercher de la mousse et du houx dans la campagne. »

Et le chemin, objet de leurs rêves secrets, s’ouvre à elles. Le petit Alain, qui retrouve sa vigueur après une grave maladie, s’élance mais les fillettes foulent ce sol sacré avec une curiosité mêlée de crainte et d’espoir. Le maquis est dense, les taillis touffus et la sente court entre les buissons mal équarris. Bianca visitera plus tard des églises au plafond en coque de bateau renversée et cela la ramènera sur le chemin, vaisseau aux arcades de branchages, épicé par l’odeur du chêne vert, de la mousse gorgée d’eau, de l’humus et des champignons.

Bianca et Mona progressent dans la pénombre, elles reniflent la terre et les plantes, elles distinguent parfois l’éclat rouge des cyclamens. Nul oiseau ne pépie, le bois est solitaire, la chapelle Saint-Antoine se dresse, désolée, sur son tertre.

Le chemin s’élargit, les arbres s’écartent, la lumière s’immisce dans cette trouée.

« Nous sommes au bout du chemin », déclare leur mère qui a ramassé une pleine brassée d’un houx luisant aux feuilles vernissées et aux petites boules rouges comme des cerises.

En contrebas, les promeneurs aperçoivent quelques vieilles bâtisses délabrées, mais une cheminée fume et les senteurs du feu de bois montent jusqu’à eux.

« C’est un lieu abandonné, il n’y a plus que deux ou trois maisons habitées, je crois, explique leur mère.

- Et après, demande Mona, où conduit le chemin ?

- Le chemin s’arrête là. Après ce hameau, il n’y a plus de route. »

Les fillettes se regardent, ravies. Elles le savaient ! Avec leur préscience enfantine, elles avaient pressenti un mystère, la révélation d’un grand secret.

Bianca ne sait plus laquelle des deux, murmure :

« Nous sommes arrivées au bout du monde ! »

Souvent, par la suite, elles viendront seules, se recueillir au-dessus du petit îlot, n’osant jamais descendre jusqu’aux maisons qu’elles imaginent peuplées d’êtres fantastiques, ogres et sorcières tout puissants et peut-être maléfiques.

Pour l’heure, il est temps de rentrer, la nuit tombe vite.

« Chantons, cela nous réchauffera propose leur mère.

-          Oh oui, dit Mona, la chanson que les religieuses nous ont apprise. »

Et, d’une voix flutée, elle fredonne :

« La Corse, ah qu’elle est jolie

Et dire que c’est mon pays,

La Corse a vraiment du charme,

Quand je la quitterai, je verserai des larmes » 

Elle se tourne vers sa sœur pour l’encourager à continuer avec elle. Bianca se joint à elle d’une voix  chevrotante et mouillée de larmes :

« Regardez ces belles montagnes,

Toutes couvertes de châtaigniers,

Admirez sa douce campagne

Et son maquis ensoleillé » 

Sa voix s’affermit, son regard s’éclaire et la Corse, pour la première fois peut-être, lui dévoile sa beauté.

 

***

 

La première messe de minuit de Bianca et Mona, se déroule par une nuit claire et froide. Bien emmitouflées, elles se dirigent dans le froid piquant vers l’église, en compagnie des familles du hameau.

Bianca chante en solo et, malgré quelques frémissements, sa voix ne tremble pas et s’élève dans la nef, haute et claire. Les notes égrenées par les voix enfantines du chœur, montent et se déploient dans l’immensité du ciel.

Un adorable poupon de chair est déposé à minuit dans les bras de la fillette aux longs cheveux blonds qui figure Marie.

Et c’est la sortie dans la nuit de Noël. Les étoiles tombent en pluie sur le village qui clignote de mille lumières. Il n’y aura nulle part de réveillon au foie gras, aux huitres et au champagne. Juste une douce chaleur  qui inonde les corps et les cœurs de cette petite société, unie dans la toile tissée par le divin enfant.

Bianca et Mona qui chantent à en perdre la voix la venue du Père Noël, recevront chacune une poupée, une seule, si convoitée, toute droite dans sa boîte, hiératique dans ses vêtements empesés derrière sa vitre de plastique.

Mais le plus beau cadeau reste à venir.

C’est le matin et Bianca et Mona se réveillent, engourdies de froid. Elles perçoivent immédiatement un changement qu’elles ne peuvent définir.  C’est comme le tremblement d’une feuille au vent, une vibration infime qui modifie l’air qu’on respire, une densité particulière qui change la perception du monde.

Le silence ! Un silence opaque et doux à la fois, que ne trouble aucun cri de basse-cour, aucun pépiement d’oiseau.

L’immobilité ! Le temps s’est arrêté, pas un aboiement de chien, pas un rire d’enfant, pas un souffle d’air.

Elles se lèvent en même temps et se précipitent à la cuisine où flambe déjà le feu de bois.

La neige ! Bianca et Mona sont dans le château de la Belle au bois dormant. Tout est endormi et de gros flocons cotonneux tombent lentement, sans bruit et recouvrent le monde d’un linceul étincelant.

Pour Bianca, cette première neige restera à jamais liée à la Noël et aux cartes de vœux envoyées pour le Nouvel an, paysages de neige recouverts de poussière d’argent, figés dans l’éternité.

 

***

 

Bianca et Mona n’ont pas oublié le château. Elles attendent la tombée de la nuit pour ne pas se faire surprendre et tentent de se hisser sur le haut mur de pierres qui entoure la demeure. Elles ne craignent ni les pierres qui s’éboulent, ni les chutes dans les orties, ni les griffures des ronces.

La masse sombre du château se devine à travers les vieilles pierres disjointes, une fenêtre, çà et là, s’éclaire doucement. Une silhouette, parfois, passe furtivement derrière les carreaux. S’agit-il de Mademoiselle Hélène ?   Bianca ne le croit pas. Elle imagine cette dernière, toujours alitée, pâle et silencieuse dans un grand lit à baldaquins tandis que se glisse à ses côtés comme une ombre, une gouvernante à l’air revêche qui ne dit mot.

Avant le lever du soleil, Bianca la matinale, après avoir fait le tour du domaine, s’avance subrepticement vers le séjour de la mystérieuse châtelaine. Le hameau est endormi, seuls quelques chiens maraudent, l’œil encore vitreux et les chats de la voisine se pressent à la porte de leur généreuse protectrice. Bianca se présente devant la grille de fer ouvragée. Au printemps, les glycines, les mêmes qui courent sur le balcon de leur chambre d’enfants, entrelacent leurs lianes mauves aux tiges de métal et opposent à son regard inquisiteur, un mur de grappes odorantes.

Bianca se dresse sur la pointe des pieds, elle écarte les fragiles fleurs et la voix du jardinier, qui arrose les rosiers, la surprend.

« Ne reste pas là, petite. Il ne faut pas déranger Mademoiselle Hélène. Et que je ne t’y reprenne plus ! »

Et Bianca, le cœur battant, s’enfuit en courant.

La mémoire est incertaine, la mémoire est capricieuse.

Bianca ne sait plus si les faits qu’elle va relater, se sont produits au cours de la troisième ou de la quatrième année de leur séjour au village.

C’est le soir sans doute, mais il n’est pas très tard. C’est la fin de l’automne ou le tout début de l’hiver, les jours sont courts, la nuit descend vite, il fait déjà frais et le feu crépite dans la cheminée.

Des pas précipités dans les escaliers, des coups tambourinés à la porte d’entrée et la voix essoufflée des voisines.

« Vite, ouvrez-nous ! »

Bianca, qui fait ses devoirs sur la table de la cuisine, pendant que Mona et Alain s’amusent dans la chambre aux jouets, découvre les deux sœurs, les cheveux décoiffés, l’air hagard. Micheline pleure et sa sœur lui tapote la main.

Les vieilles demoiselles s’assoient sur les chaises basses près de la cheminée et tendent leurs mains tremblantes à la chaleur du foyer. Micheline, d’une voix hachée, commence.

« Cet après-midi, nous sommes allées rendre visite à une connaissance de notre village qui habite sur la rue principale, près de la pharmacie.

- Nous devions lui apporter des œufs frais et des légumes du jardin que nous avait donnés pour elle sa cousine rencontrée dimanche, continue Claire.

- Oui, reprend Micheline, sans cette obligation, nous n’aurions jamais mis les pieds chez elle, car elle a une réputation de strega, de sorcière.  

- Oh, elle nous a bien reçues, poursuit Micheline. Du café et des petits gâteaux et une liqueur du pays, tout était bon pour nous retenir.

- La bruta, la bruta, se lamente Claire, quelle vilaine femme ! Elle a attendu la nuit tombée pour nous laisser, enfin, repartir et a proposé de nous raccompagner.

- Nous ne voulions pas, mais comment refuser sans être impolies ? »

Les sœurs se taisent, suffoquées d’émotion.

- Vous avez donc repris le chemin du retour?

- Oui, reprend Micheline et Bianca tend l’oreille pour saisir la suite, car sa voix est étouffée.

- Elle nous a prise chacune par un bras et nous a tenues serrées contre elle, comme si elle craignait de tomber.  Nous sommes arrivées devant la gendarmerie et là…

- Et là, poursuit Claire, nous avons aperçu une foule inhabituelle à cette heure de la journée.

- Nous avons pensé qu’une messe à l’attention des gendarmes avait eu lieu, car le cortège semblait sortir de l’église.

- Mais cette procession s’est dirigée sur le chemin qui mène à Vico. Nous l’avons donc suivie, un peu inquiètes, lorsque, juste au carrefour près de la croix de bois, nous avons été obligées de couper la route au cortège, qui a bifurqué vers la gauche, à travers champs.

- Et alors ?

- Et alors, termine Micheline entre deux sanglots, tout a disparu. »

Les femmes se taisent un moment et Bianca suspend sa respiration. Soudain, il fait très froid dans la maison.

Quelques jours plus tard, la vision morbide de la sorcière se réalise. Le cortège funèbre, après la messe, prend le chemin qui mène au hameau jusqu’à la croix de bois. Puis il se dirige à gauche, à travers champs, vers la prairie où reposera le défunt, au milieu des fleurs des champs, sous un vieux pommier rabougri.

La mémoire est fantaisiste, la mémoire est infidèle.

Bianca veut croire que c’est le jour où Mademoiselle Hélène est sortie de son château.  Dans son cercueil de bois blond, recouvert par une couronne mortuaire où le safran se mêle à la rouille, elle apparaît ! Bianca et Mona voudraient l’apercevoir, mais le cercueil n’a pas de fenêtre de verre.

Jamais, elles ne verront son visage et sa longue chevelure. Est-elle brune comme l’aile du corbeau ou blanche comme la plume d’oie de son oreiller ?

Mademoiselle Hélène est partie comme la flamme vacillante de la bougie qui s’éteint au souffle de l’air. Elle a traversé les murs de son château comme une ombre qui plane encore sur le jardin abandonné.

Le cortège funèbre passe devant la maison de Bianca et Mona et personne ne comprend pourquoi deux fillettes, qui n’ont jamais vu la vieille dame, pleurent à grosses larmes leur belle princesse disparue.

 

***

 

Un jour comme les autres, Bianca sort de l’école et se dirige vers la maison où l’attendent les chaussons aux blettes tout chauds sortis du four.

Devant la Poste, le car qui achemine le courrier est à l’arrêt. Bianca lève les yeux et aperçoit, à sa grande surprise, sa cousine Marie-Dominique. Elle saute de joie mais déjà le car s’éloigne.

Quelques jours plus tard, Marie-Dominique s’effondre sur le quai de la gare et décède d’une rupture d’anévrisme. Elle a vingt-deux ans.

Après l’enterrement, Bianca se débat dans un cauchemar, comme un papillon bat des ailes et se cogne aux parois de verre d’un bocal sans comprendre ni où il est, ni comment en sortir. Elle s’enferme dans la salle de bains, se talque le visage et, les yeux mi-clos, un sourire furtif sur les lèvres, elle essaye de s’imaginer morte.

Un soir où elle erre, perdue dans un monde instable où les maisons s’écroulent sous la pression de forces invisibles, ses pas la conduisent au château.

Les grilles sont ouvertes. Elle entre. Comme dans un rêve, elle parcourt d’immenses salles dont les miroirs innombrables renvoient sans fin l’image. Les salles se succèdent, éclairées par des lustres de cristal qui font tinter leurs pendeloques, des cierges qui dessinent d’étranges figures noires.

Les salles sont vides mais Bianca perçoit l’écho étouffé d’une musique lointaine. Il y a bal au château. Bianca court de salle en salle, la musique se rapproche puis s’éloigne. Elle croit percevoir des murmures, le bruissement de la soie d’une robe, elle entrevoit parfois des silhouettes fugitives qui glissent et disparaissent. 

La fillette est perdue dans un labyrinthe qui lui donne le vertige. Sur une coiffeuse, un nécessaire semble une invitation. Elle se saisit du miroir nacré et approche son visage. Mais le visage reflété dans la glace, n’est pas le sien. C’est le visage mystérieux et profond de sa cousine bien-aimée, aux yeux bleus outre-mer. Bianca comprend que le bal est donné pour elle. La musique est toute proche.

Elle pousse une porte et entre.

Sa cousine est là. Radieuse, elle tourne lentement dans la merveilleuse robe pailletée qu’elle portait il y a juste quelques mois, au mariage de son frère. Elle tourne et tourne lentement sans un mot, en une longue valse triste. Dans son visage rayonnant, ses yeux voient un ailleurs qui l’illumine.

Bianca se précipite vers elle.

« Je savais bien que tu n’étais pas morte », s’écrie-t-elle et elle tend la main pour la toucher.

Elle se réveille, à demi dressée dans son lit. La maison est endormie et c’est toujours la nuit.

 

***

 

Bianca quitte le village à la fin de l’année scolaire. Elle ne sait pas encore qu’en partant, elle dit adieu à son enfance. Mais, lorsque l’enfance s’en va, elle ne se dissout pas en cendres. Elle reste attachée aux lieux qui l’ont vue se déployer, elle est dans la rosée du petit matin aux doigts de rose, elle siffle avec le vent qui caresse les arbres, elle imprègne chaque vieille pierre moussue. Elle sent la pomme du grenier et l’herbe après la pluie, elle a le goût du pain beurré, grillé dans la cheminée, elle respire les feuilles mortes qui crépitent dans les feux de plein-air. C’est la première neige de l’année, les pétales de roses de l’été, les lys capiteux des églises et la flamme tremblante des bougies.

Viendra le temps des grandes douleurs avec le départ brutal de Mona, si jeune, qui dévastera sa vie.

Jours de plomb, jours de cendres malgré le secours d’un compagnon de route et le sourire d’une enfant bien-aimée.

Longtemps après, Aurélia, lumière de l’aurore, arrivera par une nuit de pleine lune, au début de l’été.

Elle est née dans un monde où il est dangereux de boire un verre à la terrasse d’un café, d’écouter un concert ou d’assister à un feu d’artifice, le 14 juillet à Nice.

Elle est née dans le village global où les êtres flottent comme des bouchons, sans attaches, sur les eaux troubles de la mondialisation.

Dans un monde où il est interdit d’aimer son pays, son terroir, son village.

Dans ce monde à la dérive, il est bon d’avoir un port où s’ancrer, une terre où dorment les morts, où grandissent les enfants. Un lieu où les racines plongent très loin dans l’histoire des aînés, qui nous relie au passé pour mieux préparer l’avenir. 

Bianca sait qu’Aurélia est amarrée solidement à son île. Elle est d’un village où elle retrouve ses grands-parents, oncles et tantes, cousins et cousines. Elle engrange les souvenirs, elle tisse ses premiers liens, les plus solides. Elle construit sa géographie personnelle, elle écrit son histoire dans les traces laissées par sa famille.

Son village, par hasard – mais le hasard existe-t-il ? – est tout proche de celui où Bianca et les siens, rapatriés du Maroc, sont arrivés en octobre 1957.

Bianca sait qu’un jour, Aurélia remontera jusqu’à la source.

Elle peut venir à pied, elle traverse les premières maisons, passe le pont qui abrite le lavoir, longe l’école, chemine sur le trottoir étroit qui borde la Poste et arrive à l’église désormais close en son jardin.

Elle bifurque par la sente, imagine la scierie qui a fermé et a un regard ému pour la pauvre croix vermoulue qu’aucun enfant ne fleurit plus.

Elle arrive au hameau. La maison où a vécu sa grand-mère se dresse à l’entrée. Au premier étage, la glycine ruisselle sur le petit balcon. Elle peut s’asseoir sur les marches du perron où Bianca a vécu des moments de plénitude avec sa tartine et son magazine. La maison de Sampiero Corso est toujours en ruines et la fontaine au triton a été déplacée, peut-être pour éviter les éboulis. Elle reconnait le vieux four abandonné où l’on faisait cuire les chaussons aux blettes et aux oignons. La vieille forge n’est plus mais quelques outils rouillés témoignent de ce passé pas si lointain où les fers rougissaient dans les flammes avant de coiffer les sabots des ânes et des chevaux. Le château érige ses tourelles solitaires dans le parc dénudé. Mademoiselle Hélène dort pour toujours dans un champ de coquelicots et nul prince n’ira jamais la réveiller.

Il n’y a pas d’enfants qui jouent à la marelle ou à la corde à sauter. Ils préfèrent rester devant le poste de télévision ou pianoter sur leurs tablettes. Même les chiens ont disparu, ils n’errent plus, mélancoliques, à la recherche d’une caresse ou prêts à fuir le gourdin.

Aurélia s’aventurera peut-être sous le tunnel, si elle ne craint pas de se griffer aux ronces et aux aubépines. La mare aux têtards sera-t-elle toujours là ?

Puis, elle se dirigera vers l’allée ombreuse et odorante où les chèvrefeuilles et les pois de senteur saturent l’air, les cyclamens et les pervenches ploient sous leurs tiges graciles, l’allée qui mène au bout du monde.

Alors, elle les verra. Deux petites silhouettes, deux petites filles qui se tiennent par la main. Bianca et Mona, la petite espiègle, qui un jour de fantaisie s’est baptisée Moustic. Elles s’estompent dans le lointain mais le grelot de leurs voix enfantines tinte contre le bleu du ciel et fait résonner les paroles simples de cette chanson aujourd’hui oubliée :

« La Corse, ah qu’elle est jolie,

Et dire que c’est mon pays,

La Corse a vraiment du charme,

Quand je la quitterai, je verserai des larmes.

Je veux rester dans mon pays

Jusqu’au dernier jour de ma vie. »

 

                                                                             À la mémoire de Moustic

et pour ma petite Aurélia.

 

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