EXTRAIT
Avant-propos
Si les chercheurs en économie et en management s’intéressent de près au fonctionnement des grandes firmes, en revanche le monde des petites entreprises reste assez mal connu, surtout lorsque celles-ci, telles les nôtres, opèrent dans le monde méditerranéen qui, du point de vue économique, reste un continent délaissé.
Et voilà que pour son troisième numéro la revue AME consacre un dossier aux publications de l’équipe de recherche « Dynamiques des Territoires et Développement durable » de l’unité de recherche LISA de l’université de Corse. De nombreux universitaires corses en économie, en management et en sciences sociales se consacrent à ces études peu commodes, car le monde méditerranéen forme une mosaïque bigarrée et complexe. De fait, les entreprises qui évoluent de Gibraltar à Beyrouth, de Marseille à Alexandrie sont fort diverses. Cependant, quelques traits communs, qui n’appartiennent qu’à elles et qu’on ne retrouve ni à New York, ni à Londres, ni à Hambourg, leur confèrent une allure unitaire.
L’esprit d’entreprise d’abord
Chacun sait qu’au-delà des situations historiques différentes vécues par chacune des régions bordant notre mer s’est constituée, au fil des siècles, une « culture méditerranéenne ». Celle-ci résulte de tous ces brassages d’hommes, de techniques, de croyances ou d’idées que ne manquaient d’engendrer les échanges commerciaux, les affrontements guerriers, les exils, voire les colonisations.
Or, quels sont ces caractères communs issus de la culture méditerranéenne qui font qu’une entreprise corse ressemble, sur bien des points, à une firme sicilienne ou libanaise ? Deux traits ressortent, qui stimulent ou freinent l’intention de s’engager dans l’aventure entrepreneuriale.
C’est d’une part une organisation sociale fondée sur la famille élargie qui s’oppose au système articulé sur la famille nucléaire plus fréquemment rencontrée en Europe du Nord ou aux États-Unis. La singularité méditerranéenne amène ainsi un créateur à fonder son entreprise sur une base familiale et autour de réseaux claniques. Pareille structure favorise l’avènement d’une économie qui échappe en partie aux lois du marché, mais qui se constitue à partir d’échanges obligés. On privilégie l’intérêt du groupe, parfois coûteux, au détriment des rapports individuels et anonymes qui pourraient sembler moins onéreux.
D’autre part, force est de constater que l’activité économique a été et continue d’être regardée avec suspicion, même si le commerce a connu des réussites florissantes, à Venise ou à Byzance par exemple. D’où une méfiance fréquente prononcée aussi bien par les philosophes grecs que par les théologiens chrétiens ou musulmans à l’égard de la quête des richesses. On condamne le prêt à intérêt, tandis que le marché de l’argent reste abandonné aux mains douteuses d’étrangers méprisés.
Pourtant, en dépit de tous ces freins, souvent évoqués au point d’être devenus des clichés, le monde compliqué de la Méditerranée a connu et connaît encore des innovations entrepreneuriales majeures. De grands outils bancaires, comptables ou juridiques ont été forgés sur ces rivages, qu’il s’agisse de la comptabilité en partie double, de la lettre de change ou de la société en commandite. Ce sont toutes ces techniques qui ont favorisé l’essor du commerce au loin, donc de l’économie des temps modernes.
Par ailleurs, maintes régions méditerranéennes possèdent une tradition d’entrepreneuriat très actif. Citons à quelques encablures de la Corse : la Lombardie, la Catalogne ou la région tunisienne de Sfax.
Du nord au sud, de l’est à l’ouest, fleurissent des communautés fort douées pour l’initiative économique. Elles réussissent, tels les Lenche, ces Corses installés à Marseille, à développer des affaires florissantes hors du pays d’origine. Les études que nous menons depuis plus de vingt ans à l’université de Corse confirment que du Cap d’Agde au Cap Bon, de Barcelone à Istanbul l’esprit d’entreprise n’est certainement pas absent du ciel méditerranéen. Serait-ce alors le mode de gouvernement des firmes qui distinguerait le management méditerranéen des pratiques édifiantes qu’on enseigne à Harvard ou dans d’autres écoles célèbres des États-Unis ou d’Europe du Nord ?
Un mode de gouvernance méditerranéenne
Influencés par l’histoire des hommes, par les institutions, par les idéologies et par les cultures locales, les régimes de gouvernance observés dans le monde changent d’un territoire à l’autre. Cependant, dans les pays développés, on oppose souvent le modèle boursier anglo-saxon, orienté vers les actionnaires, au modèle partenarial « rhénan », régulé par les différents partenaires économiques, par les chefs d’entreprise, par les syndicats, voire par les consommateurs. Ces deux systèmes restent faiblement représentés sur les bords de la Méditerranée où, en revanche, on observe deux types de gestion dominants.
Tout d’abord, un « modèle administré », essentiellement pris en charge par la puissance publique, reste fréquemment observé dans les pays qui, telle la France ou la Turquie, possèdent une tradition d’État fort. La Corse doit être rangée dans cette catégorie, avec son économie de rente arbitrée par l’État et par les pouvoirs politiques locaux.
Vient ensuite le « modèle en réseau », que nous, Corses, pratiquons depuis le fond des âges. Il s’organise à partir de liens personnels et sociaux articulés sur la famille, sur le clan, sur l’ethnie ou la religion. De ce type de gouvernance résulte une économie de la relation, au sein de laquelle les choix des dirigeants apparaissent comme encastrés dans un système de rapports plus complexes que celui des simples transactions d’affaires qu’affectionnent les Anglo-Saxons.
Alors : quel avenir ?
Toutes ces singularités méditerranéennes nous intéressent beaucoup, puisqu’on les retrouve dans la plupart des entreprises corses. Certaines de ces questions sont étudiées aujourd’hui, dans ce troisième numéro d’AME, par nos chercheurs et nos chercheuses. Je n’en dévoilerai pas le contenu ici, préférant laisser au lecteur le plaisir de la découverte.
Au contraire d’une opinion répandue, ce n’est pas l’esprit d’entreprise qui manque autour de la Méditerranée. Cependant, le mode de management, le plus fréquemment pratiqué dans ce canton du monde, paraît décalé par rapport à la Vulgate économique et gestionnaire enseignée dans les bonnes universités du monde. Pourtant, ce dernier modèle « atlantique », américain ou européen, ne présente pas que des vertus, comme chacun peut le constater. Il ne saurait être posé comme un idéal sur lequel les entreprises du monde entier devraient s’aligner. De fait, le management méditerranéen, en dépit de ses insuffisances, peut être amélioré. Son étude permet de (re)découvrir l’importance de certaines vertus, comme la confiance, les liens affectifs, le « marketing relationnel » et même le rythme de vie moins affairé.
Si des hybridations se forment entre le froid modèle « atlantique » dominant et le management « à l’usu mediterraneu », on peut espérer que de telles transformations des styles de gestion produiront des modes originaux et plus efficaces, bien adaptés aux peuples qui vivent autour de Mare Nostrum.
C’est à un tel projet que se consacrent nos chercheurs.