Extrait
Avant Propos
Si l’intérêt pour l’histoire de l’imprimerie connaît des développements importants ces dernières années, le champ de recherche sur l’évolution régionale, en dehors de quelques grandes villes, est loin d’être défriché.
En Corse, l’imprimerie est un domaine qui fut longtemps négligé par les historiens et, de ce fait, encore largement méconnu. Peu de recherches ont été effectuées sur ce sujet. Pourtant, l’étude de l’imprimerie, loin d’être un aspect mineur, est une histoire à vocation globalisante prenant en compte l’aventure humaine de l’imprimeur inséré dans un réseau de solidarités familiales et locales, l’histoire économique de l’entreprise et l’histoire politique et culturelle de la société.
Sur le territoire géographiquement bien délimité que représente la Corse, nous avons voulu appliquer cette démarche globalisante sans négliger ni privilégier une orientation quelconque, qu’elle soit politique, économique ou culturelle.
L’imprimerie englobe l’édition regroupant l’ensemble des publications souvent modestes issues des imprimeries corses : les brochures le plus souvent, les livres également sans oublier les affiches. Concernant le vocabulaire, compte tenu de la modestie du territoire et des difficultés économiques de la Corse, nous utiliserons plus fréquemment le mot imprimé ou impression de préférence au mot livre, car souvent ce ne sont que des brochures qui sont produites, c’est-à-dire des ouvrages brochés comportant au plus 48 pages. L’imprimé est un objet à multiples visages : il est porteur d’un savoir empreint de diverses idéologies, véhiculant des messages explicites ou implicites, mais également un objet commercial, une marchandise et un matériau permettant de retrouver les goûts et les modes d’une époque.
Le monde de la presse, source incontournable de toute histoire contemporaine, n’est pas oublié dans cette étude. Cette activité a été longtemps négligée par les historiens dans les différentes histoires générales de la Corse. Seules quelques lignes lui ont été consacrées ici et là et, de plus, la presse commence à peine à être considérée non seulement comme source mais en tant comme objet de recherche à part entière. Sur le paysage de la presse insulaire, il existe également peu d’études. Une seule, celle de Hyacinthe Yvia-Croce, est globale mais limitée chronologiquement puisqu’elle ne couvre que la période 1762-1852 alors que le développement de la presse date essentiellement de la Troisième République.
Françoise Poggioli dans son livre Bibliographie de la presse française politique et d’information générale 1865-1944, en a dressé un inventaire complet. Jean-Paul Pellegrinetti, dans sa thèse La Corse et la République. Vie politique de 1870 à 1914, a entrepris un panorama de la presse corse sous la Troisième République. Par ailleurs, peu de journaux ont été l’objet d’une monographie et d’un dépouillement dans leur totalité. Ce fait étant dû d’une part à leur durée de vies relativement brève, nombre d’entre eux ne franchit pas le cap de deux années, ainsi qu’au peu d’archives disponibles les concernant à cause de l’absence de contrôle de la part de l’État.
Cependant, le cadre de notre recherche étant l’imprimerie et non la presse, cette dernière n’est prise en considération, de manière non exhaustive, que lorsque l’imprimeur, objet principal de nos préoccupations, est lui-même impliqué dans la publication du journal, soit comme directeur soit comme gérant. Cette activité de presse devient alors une source riche d’enseignements, en nous permettant alors de mieux connaître les aspirations de l’imprimeur notamment en matière de politique.
À ce stade, après avoir constaté la rareté des recherches portant sur l’imprimerie corse, il a semblé plus pertinent de dresser un large panorama de cette activité sur le temps long, en dépassement de la chronologie universitaire qui distingue l’histoire moderne et la période contemporaine. Afin d’obtenir une vue d’ensemble cohérente, cette étude commence donc aux origines de l’imprimerie corse, c’est-à-dire à partir de l’année 1750 avec le marquis de Cursay, et prend fin à la veille de la Première Guerre mondiale.
L’étude couvre ainsi une longue période, durant laquelle l’imprimé passe du statut d’objet de luxe, rare et précieux, à celui d’objet courant, diffusé dans tous les villages.
Toutefois en raison même de l’importance de cette période, cette enquête se limite volontairement à la première étape du circuit de l’imprimé, c’est-à-dire l’imprimerie. Les étapes suivantes, comprenant sa diffusion en librairie et l’histoire de la lecture ne sont évoquées que ponctuellement afin de mieux expliciter les enjeux de l’imprimerie.
La seule limite de ce programme est l’étendue des sources et leur inégale répartition dans le temps. Ainsi, peu de sources sont disponibles pour le xviiie siècle en comparaison avec le xixe siècle où est institué le régime des brevets. Or, paradoxalement, le xviiie siècle est une période de notre histoire insulaire extrêmement étudiée du fait de sa chronologie mouvementée, et elle donne lieu à nombre d’études alors que le xixe siècle commence seulement à être exploré.
Les difficultés rencontrées sur le plan de la recherche sont liées à la dispersion des sources concernant ce thème, comme bien d’autres d’ailleurs à propos de l’histoire insulaire.
Les centres d’archives parisiens, essentiels à partir du moment où la Corse est devenue française, ont été souvent délaissés par les chercheurs locaux. Ils sont pourtant riches de renseignements et permettent d’éclairer ou de remettre en question certaines interprétations.
Le dépouillement du dépôt légal sur la période 1810-1912 a donc été entrepris, tâche longue, mais nécessaire car elle permet de retrouver trace de brochures qui ont été perdues et, surtout, le fonds indique le nombre d’exemplaires de chaque impression, de 1820 à 1823, et de 1856 à 1907. Les défauts du dépôt légal, tout particulièrement son manque d’exhaustivité, ont été relevés par de nombreux historiens. Et, a contrario, il faut noter qu’une déclaration d’impression, comme le souligne Martyn Lyons, n’est pas forcément une preuve de publication, c’est seulement une déclaration d’intention et tous les projets n’ont pas été réalisés. C’est afin de parer ces imperfections que nous avons complété celui-ci par les inventaires des bibliothèques municipales d’Ajaccio et de Bastia, ainsi que des archives départementales de la Haute-Corse et de la Corse-du-Sud, afin de localiser au moins un exemplaire de chaque ouvrage prouvant ainsi que l’imprimeur est passé du projet à l’impression.
Ces sources statistiques constituent donc la base sur laquelle repose notre analyse concernant la production imprimée insulaire. Elles permettent de dessiner l’évolution quantitative générale, par imprimerie, par genre, et par langue de la production imprimée. Ces statistiques ont été élaborées avec précaution. En effet, leur maniement est extrêmement délicat comme l’a si bien mis en exergue Henri-Jean Martin : « Il faut réfléchir à ce que l’on compte. C’est ainsi qu’on doit soigneusement distinguer les « pièces » c’est-à-dire les impressions de quelques pages seulement, à mi-chemin du prospectus et de la brochure, qui sont littéralement innombrables et dont la plupart ont disparu, des livres dont les éditions ont en général subsisté. […] De plus, les unes et les autres recouvrent des préoccupations diverses sur le plan culturel, s’adressent à un public différent et à un tout autre usage. »
Ajoutons que les dépôts spécifiques sur l’imprimerie corse, conservés aux archives départementales de Corse-du-Sud, sont assez pauvres. Il a donc fallu les compléter par des séries annexes comme les correspondances entre le préfet et le ministre de l’Intérieur et les archives judiciaires. Les témoignages apportés par les différents acteurs de cette période, par le biais d’écrits publiés, comme les mémoires de Miot, sont également précieux. Enfin, les archives d’origine privées provenant des archives départementales ou de particuliers viennent conforter notre enquête.
Le plan choisi et développé dans ce travail est chronologique. Celui-ci s’est imposé en raison de la longueur de la période couvrant plus de cent cinquante ans, et des régimes politiques très différents qui engendrent aussi différentes réglementations de l’imprimerie.
C’est par conséquent le cadre législatif qui détermine cette présentation en trois parties, consacrées respectivement à la période allant de la seconde moitié du xviiiesiècle à la chute du Premier Empire (1750-1815) ; à l’imprimerie sous le régime des brevets (1815-1870) et enfin au temps de l’entreprise, avec l’établissement de la Troisième République (1870-1914). Le terme de notre étude est la Première Guerre mondiale car comme dans les autres départements, cette tragédie marque en Corse la fin d’une époque.