Diane Mauzy - Le silence de Blanche

 

                                                                                                        À Blanche

 

                              Le silence de Blanche

 

Je descends la rue Borgo. Pas un bruit, pas un chant d’oiseau.

J’aperçois en contrebas le café sur la place. Il est ouvert, les tables et les fauteuils de rotin sont disposés sur le trottoir mais il est désert.

Je ne croise personne et le silence devient opaque, presque palpable.

Le long d’un mur, les grappes de glycine exhalent leur parfum entêtant.

Le soleil joue à cache-cache avec les feuilles nouvelles d’un vert tendre presque laiteux, des bébés feuilles qui se balancent sans bruit.

Les bourgeons du tilleul frémissent, l’air est léger, il a plu peut-être, mais pourquoi ce silence ?

Le monde s’est arrêté, figé dans une minute d’éternité.

Je flotte dans ce silence d’ouate, je suis anesthésiée, je ne sens plus rien, rien que cette impression d’apesanteur qui me donne la sensation de léviter, de flotter à quelques mètres du sol.

Une ombre passe devant mes yeux, je me retourne, je n’ai pas rêvé, une silhouette fantomatique, aux contours à peine dessinés, se faufile sans bruit dans les ruelles de la vieille ville.

Je la suis. Cette maison, avec son entrée protégée par la terrasse du dessus, je la connais. Je n’ai pas besoin de lire le nom sur la boîte aux lettres, je ne bute pas sur les dalles mal jointes, je tape à la porte.

Derrière l’arche de pierre, il y a l’appartement de mes grands-parents maternels, Blanche et Marc M. Je revois ma grand-mère Blanche, toujours alitée, percluse de rhumatismes, pâle entre ses draps blancs, petite chose chiffonnée au creux du grand lit, toujours silencieuse.

Mon grand-père, Marc, je l’avais déjà salué, assis au soleil sur un  banc de pierre, « à l’arinatu », protégé par le mur des escaliers de la mairie. Vêtu à la mode des anciens, costume de velours côtelé, ceinture rouge et montre au gousset, canne à la main et chapeau sur la tête, il paressait en compagnie d’autres hommes de sa génération.

Pour l’enfant que j’étais, il n’était qu’une figure pittoresque, éloignée de mes préoccupations, mais son image s ‘est imprimée en moi et maintenant que je m’achemine vers son âge, je n’ai plus besoin de le convoquer, je l’ai rejoint.

Moi aussi, je traîne ma vie derrière moi, moi aussi je laisse s’éloigner les souvenirs du passé pour profiter d’un dernier rayon de soleil, de la caresse du vent tiède sur ma peau et le tintement des cloches de l’église me berce.

La ville n’a pas changé si on la traverse la nuit, lorsque les boutiques de souvenirs pour touristes ont tiré leurs rideaux, les restaurants remisé tables et chaises jusqu’à la prochaine saison.

La nuit, sur la place Porta, les vieilles pierres à peine éclairées par les lampadaires se posent pour l’éternité, les chats glissent furtivement, la cloche égrène les heures de mélancolie. Le trottoir est mouillé, il reflète la pâle lueur des réverbères sur l’eau dormante.

La ville est rendue à ses habitants de toujours, les âmes mortes qui imprègnent les vieux murs de leurs rires et de leurs larmes, de tout ce temps si lourd à porter et qui maintenant se disloque comme les nuages gros de pluie qui s’effilochent en flocons cotonneux.

La dernière fois que j’ai traversé la place Porta de nuit, c’était pour le repas de deuil après l’enterrement de ma cousine Blanche et de son frère Paul.

Le soir, la famille s’est retrouvée pour dîner au restaurant de la place qui avait ouvert pour la circonstance.

Blanche serait heureuse de voir réunis autour d’une table ses neveux et leurs enfants, restés proches.

L’ambiance est chaleureuse.

Malgré le chagrin, les larmes, malgré les absents qui dorment au cimetière, dans la chapelle familiale, après la messe chantée par le chœur d’hommes.

Cela fait des mois maintenant que Blanche est partie, une semaine avant son frère Paul.

Le frère et la sœur, hospitalisés dans le même établissement de la région parisienne, se sont attendus et leurs cercueils étaient côte à côte pour la messe d’adieu à l’église.

Des frères et sœurs liés par la mort comme ils l’étaient dans la vie.

Sur l’arbre généalogique, dans l’ordre de succession des générations, les dates parfois se répondent. Elles se répètent, reviennent en leitmotiv et scandent la chaîne des filiations.

Je m’égare et me perds dans cette litanie qui m’obsède.

Des six filles de Marc et Blanche, aucune n’est en vie.

Près d’un siècle et demi s’est écoulé depuis la naissance de mes grands-parents.

Cinq générations les suivent, la dernière est encore dans les couches, la deuxième, la mienne, éteint ses lampes une à une.

 

********************************************************

 

Je suis toujours devant la porte de la maison de l’ancien quartier de Manighella, ce n’est plus le jour mais la nuit n’est pas tombée.

Dans ce clair-obscur, entre chien et loup, j’hésite.

Sur les hautes marches, si dures à monter pour nos petites jambes, ma sœur Mona et moi avons rencontré la sorcière.

Nous nous sommes aplaties contre le mur, terrorisées par cette vieille femme au nez crochu, connue pour ses prédictions morbides qui se vérifiaient toujours.

Était-ce avant ou après la mort de notre grand-mère ?

Tata Santa nous avait attribué son lit et nous n’avons pas osé avouer notre peur de dormir sur sa couche mortuaire.

La mazzera avait prédit la mort de Mémé Blanche et annoncé à Marc qu’il ne lui survivrait pas trois ans.

Marc aussi, un soir, a été initié à ce rite, hérité sans doute des chamans des temps préhistoriques où les humains et les bêtes se comprenaient, les vivants et les morts dialoguaient.

Une nuit, en rêve, Marc est parti à la chasse, une battue aux sangliers dans le maquis.

Un affût dans l’épais silence à peine troublé par le vent dans les feuilles, le glissement de la belette, l’avancée prudente du renard aux yeux de braise.

-          Poste-toi là, lui indique un chasseur, une laie va surgir, tu tireras sept coups pour l’abattre.

La laie, en effet, apparaît et Marc, obéissant à la consigne donnée, commence à tirer. Une, deux, trois fois jusqu’à la sixième mais une force inconnue l’empêche d’asséner le coup fatal.

La bête git, blessée, sur le sol et lorsque mon grand-père s’approche, elle se transforme en une femme du voisinage, qu’il connaît bien.

-          Tu ne m’as pas abattue, lui dit-elle, il fallait sept coups pour me tuer.

Peu après, la voisine tombe gravement malade, on appelle le curé pour l’extrême-onction. Seul Marc, qui se rappelle son rêve, veut croire qu’elle s’en sortira.

La suite lui donne raison, la mourante reprend des forces et, à la surprise générale, se rétablit mais Marc, traumatisé par l’aventure, refuse l’intronisation. Il n’ira plus jamais chasser de nuit avec la confrérie des mazzeri

Blanche et moi évoquions souvent nos rêves prémonitoires.

-          Chaque fois que je reçois la visite nocturne de ma mère, disait-elle, c’est mauvais signe.

La dernière fois que j’ai vu ma cousine, elle a suggéré sa mort prochaine.

-          J’ai vu ma mère en rêve.

J’ai tenté de la rassurer, arguant que c’était sa maladie et la dégradation de son état général que cette vision annonçait.

Rien ne la prédisposait à une issue fatale.

-          Elle pleurait, a ajouté Blanche.

Elle est décédée moins de deux mois plus tard.

Dans le ciel, très haut, les étourneaux ondulent, ruban noir sur le rideau de pluie. Ils dessinent des arabesques fugitives, des ombres qui se déploient et se défont au gré de leur fantaisie.

Je suis toujours devant la porte où j’hésite, indécise, lorsque j’entends le martèlement de chevaux dans la venelle « « suttana », au-dessous.

Je redescends les hautes marches. Sur les pavés, s’avance un étrange convoi, deux longues calèches aux rideaux noirs, tirés par des chevaux à la robe sombre.

Sur les corbillards, des gerbes de fleurs blanches, des dizaines de couronnes et je murmure comme une litanie, un mantra qui doit exorciser le malheur.

-          Blanches, blanches, blanches, toutes les fleurs sont blanches.

Je m’éloigne, je ne veux pas savoir, je ne veux jamais savoir.

Pourquoi ces signes qui ne servent à rien, qui n’empêchent rien ?

Je ne suis pas initiée aux Mystères de l’Antiquité, je n’ai pas croisé les fantômes errant dans les limbes.

Comment pourrais-je escorter les âmes défuntes, comment les aider à traverser les eaux qui séparent les mondes des vivants et des morts ?

Je me tiens à la frontière, il suffirait d’un pas peut-être pour passer de l’autre côté, mais je ne le franchis pas.

À la frontière, je ne vois pas l’autre rive mais je la perçois, je la devine, je l’imagine.

Parfois même, des éclairs fulgurants me traversent.

Je voudrais soulever le voile qui me cache la Réalité mais une crainte me retient, une pudeur, le sentiment que le sacré ne doit pas être profané, que l’invisible se mérite.

N’est-il pas dangereux et donc interdit de franchir les limites ?

Les chevaux avancent toujours vers la maison, le martèlement des sabots s’accorde aux battements de mon cœur.

J’entends maintenant les pleurs des goélands qui jour et nuit me percent les tympans.

Le quartier s’obscurcit, je perçois l’aile de la Mort qui rôde, j’entends son souffle rauque. Le silence s’abat, ce silence lourd qui précède les séismes et les tsunami.

L’air vibre de cette attente, les pierres mêmes exsudent une angoisse de fer, minérale.

Je m’enfuis.

 

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Je cours, je cours sur l’avenue Sœur Amélie.

Du moins, je crois être sur l’artère principale de la ville, car le brouillard qui l’enveloppe ne me permet pas de discerner les bâtiments, l’arc de cercle du couvent ou les devantures des magasins.

Je cours droit devant moi sans rencontrer âme qui vive, je cours longtemps et soudain j’entends derrière moi le halètement d’un poursuivant.

Je me retourne, affolée, prête à affronter un fantôme grimaçant, un squelette cliquetant ou une goule avide de sang.

Une chienne, pantelante, famélique, la queue basse, la langue pendante me rejoint, me renifle et s’attache à mes pas.

Nous allons toutes deux, dans la nuit grise où les arbres et les maisons s’estompent, nous allons jusqu’à une grande grille de fer forgé où la chienne se poste.

Elle m’attend, elle gémit près de la porte et d’un geste machinal, sans vraiment l’avoir décidé, je pousse la lourde porte qui écarte ses battants pour m’inviter à entrer.

La chienne circule vivement à travers les travées, ignore les dalles de pierre, contourne le mausolée de marbre rose et file droit vers un caveau de granit.

Hypnotisée, je la suis, je veux savoir.

Sur la stèle, je distingue vaguement des photos qui me sont familières, je lis des noms, une liste de noms qui s’anime et défile à grande vitesse comme sur un écran publicitaire et soudain, je comprends.

Je me précipite en hurlant vers la sortie et je crie, ils sont morts, ils sont tous morts !

Mon cri vibre dans le silence et la terre vacille, les murs autour de moi s’écroulent.

Le monde s’effondre, au ralenti, il chavire avec moi.

Je m’accroupis au sol, je me bouche les oreilles pour ne plus entendre mon propre cri qui déchire l’air, je ferme les yeux, je ne veux plus rien voir, je ne veux rien savoir.

Autour de moi, le monde s’écroule et ma vie vole en éclats.

Une main chaude se pose sur mon bras.

-          Ouvre les yeux dit une voix profonde et bienveillante.

N’aie pas peur, ouvre les yeux.

Tout est silence, maintenant. J’obéis à cette prière et je redécouvre le monde.

La lumière est revenue, le vent tiède murmure dans les feuilles reverdies, les fleurs des champs, bleuets et pervenches,  pâquerettes et boutons d’or, sortent de terre.

Je suis seule. Je me relève, prête à reprendre la route, je me sens légère, aussi légère que la feuille qui volète au vent et vient me caresser la joue.

-          Je t’attends, dit la voix maintenant familière.

 

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-          Comment suis-je arrivée ici ?

Je ne me souviens pas du voyage qui m’a conduite sur la promenade Saint-Damien, dans cette ville où gisent mes souvenirs.

La voiture est arrêtée sous un platane, nulle âme à l’horizon.

Un peu désorientée, je descends et hésite.

Dois-je regagner la ville ou me recueillir à l’église des Clarisses ?

Sur la place, je m’arrête pour regarder l’église Sainte-Marie qui lui fait face. Derrière les toits de tuile, le golfe du Valinco, au loin, s’endort dans une brume légère.

Ce paysage gris, comme noyé par un rideau de pluie, m’enveloppe d’une étrange torpeur.

Je pousse lentement la porte aux doubles ventaux qui cède facilement sous ma pression. Dans la petite église peinte en rose, je sais que la lumière est douce, la musique diffusée par les haut-parleurs, légère et apaisante.

Je vais enfin me reposer après cette errance qui n’aboutit à rien, cette quête sans fin qui m’épuise.

Perdue dans mon rêve, je franchis le seuil.

L’église est plongée dans une pénombre inhabituelle, dense et je ressens un grand froid.

Je m’apprête à renoncer lorsqu’une voix bien timbrée m’interpelle.

-          Entre, nous t’attendions.

Mon grand-père s’avance à ma rencontre, un flambeau à la main et m’invite à entrer.

Dans la nef, je distingue maintenant une longue table recouverte d’une nappe blanche. Autour, les chandelles qui s’allument une à une me dévoilent des femmes, assises, figées en une pose hiératique, qui me regardent avancer.

- Que me voulez-vous ?, dis-je d’une voix altérée.

- Nous, rien, répond une jeune femme qui me regarde avec insolence. Qual sè, straniera, qui es-tu, étrangère ?

-          Hè una d’i nostri, reprend Marc. Elle fait partie de la famille.

Toutes me regardent avec curiosité, délaissant pour un moment les victuailles proposées à cet étrange banquet.

Je les observe à mon tour. Elles sont jeunes, une trentaine d’années, je pense, des joues rosies par le vent, des prunelles éveillées.

-          Hè persa, elle est perdue, annonce une voix fraîche, falli l’ochju, o Cosima ! Enlève- lui le mauvais œil !

La jeune insolente me toise.

-          Assieds-toi, Zia, ordonne-t-elle d’un ton péremptoire.

J’écarquille les yeux, elle m’appelle tante, zia, l’appellation affectueuse que l’on donnait aux femmes âgées du peuple, moi, la benjamine de cette assemblée d’âmes anciennes.

-          Ou peut-être faut-il dire signora, raille-t-elle en esquissant une révérence, tout en détaillant ma mise.

Sans doute, mes vêtements lui paraissent-ils de bonne facture pour qu’elle m’assimile moqueusement aux femmes de sgiò, les seigneurs d’une époque révolue.

Toutes les participantes rient en singeant mes manières trop policées qu’elles doivent juger affectées. Elles se goinfrent de beignets et autres friandises et la crème dégouline sur leurs mentons, le sucre barbouille leurs bouches avides.

Ces impertinentes sont mes aïeules et je me souviens que Cosima est la grand-mère de Mémé Blanche.

J’obéis à leur injonction et je prends place en face de Cosima qui verse l’eau dans une assiette creuse. Elle me coupe d’autorité une mèche de cheveux qu’elle place sous l’assiette et fait tomber dans l’eau quelques gouttes d’huile chaude de la lampe qu’elle vient d’allumer.

Elle marmonne des invocations pour moi incompréhensibles et finalement me dévisage.

Les gouttes d’huile se sont rassemblées au centre de l’assiette en une petite flaque.

-          Tu n’as pas le mauvais œil, déclare la signadora avec sévérité. Que viens-tu chercher ici ? Pourquoi nous as-tu appelées ?

-          Moi, dis-je, étonnée de cette agressivité, mais je ne vous ai pas sollicitées. 

-          Oh si, intervient mon grand-père jusque-là silencieux, tu nous cherches partout, au cimetière ou sur les registres d’état-civil et les certificats de baptême. Tu écris nos noms, nos dates de naissance, de mariage et de décès. Toutes choses que nous oublions peu à peu et que tu ravives. Que veux-tu de nous ?

-          Ma, hè morta o viva, s’enquiert une voix féminine et j’aperçois la locutrice, une blonde aux yeux clairs et à la taille élancée qui me fixe avec une avidité qui m’effraie.

Suis-je morte ou vivante ? Un frisson court le long de ma colonne vertébrale et je sens la chair de poule sur ma peau. Que veut-elle dire ?

Personne ne réagit et je me tourne vers mon grand-père qui détourne habilement l’attention.

-          Parle-nous des vivants, dit-il. Combien de générations se sont succédées après moi ?

-          Oui, renchérissent des voix affamées, les vivants, qui sont-ils, où sont-ils, quand vont-ils venir nous trouver ?

Je m’énerve, gagnée par la panique.

-          Ils ne peuvent pas venir vous voir, parce que vous êtes tous morts.

J’ai parlé d’une voix forte pour les faire taire.

Leurs yeux deviennent phosphorescents et me lancent des éclairs malveillants.

-          Que sais-tu de la vie et de la mort, rétorque la signadora d’un ton dédaigneux. Tu n’es qu’une ignorante, toi qui te prends pour une dame, una signora.

Moi aussi, je dois créer une diversion, vite et répondre à mon grand-père.

-          Il y a cinq générations après toi, cela fait bien une quarantaine de descendants toujours en vie, dont les âges s’échelonnent de plus de quatre-vingts ans à tout juste quelques mois pour le dernier-né.

Un grognement de plaisir émane des femmes comme si la chair tendre des bébés attisait leur convoitise.

-          C’est une belle famille dit mon grand-père avec un bon sourire et les femmes reculent, leurs grognements se muent en un doux ronronnement de bonheur.

- Comment vivent-ils ?, continue Marc.

- Ils travaillent dans la finance ou le commerce, l’enseignement ou la santé et ils résident  dans de grandes villes.

-          J’en suis heureux, dit mon grand-père. La vie à la campagne est dure, la terre est basse et rapporte peu lorsqu’on la travaille pour les autres.

-          Ne t’inquiète pas. Maintenant, on cultive son jardin pour le plaisir, c’est un dérivatif, un passe-temps agréable qui permet de manger des produits sains et d’échapper aux pesticides et à la pollution des villes.

-          Ah, dit Marc, un peu étonné, ce monde est bien différent du mien.

Et nos coutumes, nos chants le soir à la veillée, nos danses autour des feux, notre esprit de famille, nos liens de solidarité ? Les ont-ils conservés ? Il n’y avait pas que du malheur chez nous, tu sais.

Je ne sais pas comment répondre sans le blesser mais pourquoi mentir ? Il ne le mérite pas.

-          C’est difficile de se retrouver, nous sommes tous dispersés sur le continent ou à l’étranger mais pour certains, subsiste l’enracinementau village, l’attachement à la famille, l’ancrage dans l’île.

-          C’est bien, poursuit Marc, d’avoir un port où jeter l’ancre mais c’est bien aussi de parcourir le monde. Moi, ajoute-t-il, je n’ai quitté l’île qu’une fois et c’était pour faire la guerre. Mais, malgré les horreurs que j’ai vécues, j’ai découvert tant de choses nouvelles, j’ai tant appris…

-          Oui, oui, ajoute le chœur des pleureuses, soudain mélancolique, noi altri, nous autres, les pauvres, ne sommes même pas allées à l’école, toujours à courir derrière nos chèvres. Comme ils doivent être heureux de cette vie pleine d’imprévus, riche de toutes ces merveilles qu’ils découvrent.

-          Ùn basta micca à esse felici, dit la blondinette, toujours aussi vive, é u corsu, u parlanu u corsu pà facci cunnosce tutte e so scuperte, parleront-ils corse pour pouvoir nous relater toutes leurs aventures ?

Je balbutie, certi sì, u parlanu un pocu, certains le parlent un peu.

-          Se u parlanu com’e tè… S’ils le parlent comme toi…

Cosima, cette chipie, laisse sa phrase en suspens, mais son œil me regarde sans indulgence.

Je tente de me défendre.

-          Ma u capiscu, mais, au moins, je le comprends.

Elles grimacent toutes et une brunette aux yeux verts et au nez pointu, persifle.

-          È si vestani cusi, anch’elli ? Eux aussi, s’accoutrent de cette manière ?

Elles se lèvent et m’entourent en ricanant. Mes chaussures, des tennis de cuir blanc, attisent leurs moqueries.

-          O li belli scarpi bianchi, hè una cummuniante o una spusata ?

Oh les belles chaussures blanches, est-ce pour une communion ou un mariage ?

Elles m’encerclent étroitement et tentent de m’entraîner dans leur folle sarabande.

-          Viens avec nous, viens avec nous !

Leur haleine glacée m’enveloppe d’une vapeur blanche, je sens cliqueter les os de leurs squelettes, leurs rires se répercutent en écho et la terreur m’envahit.

-          Lasciate mi andà, lasciate mi parte, laissez- moi passer, laissez-moi sortir !

J’ai hurlé et le mirage s’est dissipé.

Je suis toujours dans l’église et je retrouve ma respiration.

La lumière filtre à travers les vitraux et réchauffe mon âme étourdie par les jacassements de ces pipelettes à la personnalité affirmée, à l’esprit vif, à la langue mordante et à la répartie facile, ces âmes mélancoliques et passionnées, mes aïeules qui me ressemblent tant.

 

 

 

 

Cette danse macabre m’a laissée désemparée et remplie d’effroi.

Je voulais entendre le chant des sirènes pour m’attirer au fond des abysses et m’y retenir, pas ces cris de harpies qui rêvent de me lacérer de leurs mains griffues.

Je revois dans leurs yeux avides, cette soif de vivre, ce désir de revenir au monde.

Elles ont tout oublié des souffrances de l’incarnation, la douleur, le mal et n’aspirent qu’à retrouver la lumière du jour.

Suis-je morte ou vivante ? Je ne sais pas si c’est un rêve ou si je délire, je suis épuisée par cette recherche erratique, cette déambulation de lieux en lieux, qui, loin de m’apaiser, m’enveloppe d’obscurité.

Une seule certitude me rattache au réel. Je suis venue voir Blanche, ma cousine muette, qui se refuse à toute manifestation depuis son départ.

J’ai divagué par les venelles et sans l’avoir décidé, je me retrouve devant la porte de sa maison.

Des voisins, attroupés sous le porche, tentent de me dissuader.

- On ne peut pas entrer, me préviennent-ils.

- Moi oui, je vais entrer, je suis de la famille.

Je frappe et la porte s’ouvre sur ma tante Santa et ma cousine Diane.

Elles me font signe de ne pas faire de bruit, non, je ne peux pas entrer, Blanche est ici mais elle a besoin de soins, je ne peux pas la voir.

Doucement, elles referment la porte et me laissent dehors.

Je repars, poursuivant mon errance dans les ruelles pavées, je tourne en rond dans un labyrinthe, une spirale enroulée sur elle-même qui ne m’offre aucune issue. 

Je me cogne au mur de pierres d’une vieille bâtisse et Blanche est là, devant moi.

Elle est pâle, défaite, elle semble désorientée et remue la tête.

-          Non, il ne faut pas.

C’est tout ce qui parvient à ma conscience et cette fois, c’est moi qui suis perdue.

Le message est incomplet, brouillé, je n’en saisis pas la portée.

Je la supplie, que veux-tu dire, qu’est-ce que je ne dois pas faire ?

Elle secoue encore la tête en signe de dénégation, je perçois son hésitation, son désarroi.

-          Réponds-moi ! J’insiste, j’essaie de la retenir, mais elle est confuse, je ne parviens pas à capter sa pensée, à établir une communication claire.

Trop tard, elle s’est déjà évanouie dans le brouillard humide et froid qui suinte des pierres.

Je me sens de plus en plus mal.

Ma quête est vaine, peut-être même nuisible pour les âmes que je perturbe par mon intrusion.

Que suis-je venue faire en ces lieux de mort et de nuit ? Et quel chemin m’y a conduite ?

Les ténèbres sont de plus en plus épaisses, un suaire m’emprisonne et m’étouffe, je sens l’odeur de la moisissure et de la décomposition.

M’a-t-on enfermée dans un caveau ? Je veux appeler à l’aide mais aucun son ne sort de ma gorge sèche, je parviens juste à pousser un râle, rauque et plaintif.

Je suis seule, abandonnée, perdue dans l’immensité de la nuit.

J’appelle silencieusement mon guide qui m’a oubliée.

 

********************************************************

 

Comme en réponse à ma plainte, la noirceur de la nuit s’atténue,

sa trame, plus légère, laisse filtrer une lueur grise, une brume légère, évanescente.

Au loin,  par-delà le pont à l’entrée de la ville, je distingue les silhouettes familières de mes proches disparus.

Les miens sont juste de l’autre côté et je m’élance pour les rejoindre.

Soudain, les eaux montent et le pont est bientôt inondé.

Des flots bouillonnants s’abattent en trombes, je vais me noyer.

J’entends les sabots des chevaux lancés au galop, ils se rapprochent, ils vont m’emporter  dans ce fleuve en furie.

Je m’enlise dans la vase, je ne lutte plus, je suis prête à renoncer et j’ai une dernière pensée pour les vivants qui vont retrouver moncorps abîmé. Un cadavre d’argile, déformé, méconnaissable.

Je suis sur le point de sombrer lorsque j’aperçois un passage, sur le côté. Il est étroit et périlleux, je dois grimper sur une corniche étroite de pierres branlantes, au-dessus du vide.

J’ai le vertige et je sais que si je regarde en bas, je lâcherai prise, attirée par une force qui me précipitera dans l’abîme.

Je progresse, pas à pas, dans la peur et la souffrance.

La nuit avance, l’ombre se fait plus dense et soudain, une grande lueur troue l’obscurité.

Devant moi, se dresse une église de lumière, elle n’est pas en pierres, mais en verre translucide aux couleurs chatoyantes.

Je pense être arrivée dans ma maison, au pays que j’ai cherché toute ma vie, sans jamais l’atteindre.

Je pénètre dans la nef de lumière, mes habits sont en loques, je suis couverte de boue, les pieds nus, les mains écorchées.

Je ne tiens pas debout, je rampe sur les genoux.

J’ai très mal et je ressens une intense souffrance, physique et morale.

Je m’avance vers l’autel en pleurant, je comprends que la souffrance peut être dépassée, transcendée en joie, transformée en pépite d’or.

Je sais qu’il faut aller au bout de la nuit pour trouver la lumière de l’aurore.

L’espace d’un instant, dépouillée de la gangue de boue de l’incarnation, je suis en communion avec un Esprit d’amour absolu.

Une femme, longue flamme d’argent, s’approche de moi. Je sais que je la connais mais je ne saurais dire qui elle est.

-          Tu es sauvée, dit-elle.

J’ouvre les yeux sur la lumière.

 

 

 

 

Je venais de terminer la narration de mon étrange aventure, lorsqu’une nuit, je me suis retrouvée dans une haute tour de verre.

À mes pieds, une terrasse de café aux tables colorées, s’ouvrait sur un paysage paisible et verdoyant.

Une jeune femme blonde, élégante dans une veste rouge, détendue, sereine, sirotait une boisson au soleil.

Je l’ai reconnue. J’ai essayé d’attirer son attention, en tambourinant sur les grandes baies vitrées qui me séparaient d’elle.

Mais Blanche, lointaine et détachée de tout, ne m’a pas remarquée.

J’étais trop loin, de l’autre côté du miroir.

Mais je savais maintenant qu’elle était en paix.

 

 

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